Une nouvelle figure du monde. Les Théories d’Einstein/Conclusion

CONCLUSION

Il ne faut point s’abuser ; sommes-nous si près de cette pointe subtile qu’est, selon Pascal, la vérité ? La question est tout autre. Mais pour ceux-là mêmes qui par un agnosticisme inexorable ont renoncé à s’en croire jamais les acquéreurs possibles et les dépositaires, quel spectacle plus passionnant que celui des savants à la recherche de la vérité. Plus passionnant et d’un tel prix ? S’il fallait exprimer les sentiments qui les agitent ; et leurs espérances ; et leur impuissance ; et tant de remords délicieux !

Parmi tant de faits qui retiennent l’attention de l’honnête homme, peu sont susceptibles de l’intriguer autant que les progrès de la physique mathématique. Des humbles calculs sur les longueurs d’ondes, des minutieuses théories sur les électrons, des arguties d’interprétation qui donnent aux expériences sur l’imperceptible les significations les plus inattendues suivies des vérifications les plus inespérées, une mue subite fait jaillir des conceptions immenses. En raisonnant sur l’atome, il arrive que le physicien bâtisse un système de monde.

Ces passages instables, ces constructions provisoires que sont les travaux d’une science en formation, ces attentes anxieuses et ces effets démasqués si brusquement saisis, donnent de l’intelligence en action la vision la plus approchée d’une faculté intime qui s’efforce de la pénétrer puisqu’elle est dynamique comme celle-ci.

La clairvoyance diffuse partagée entre tant de savants divers subitement accordés par des énoncés de symboles a tôt fait de ramener dans cette instabilité vivante un ordre muet. Sur cet ordre primitif se rassembleront les nouveaux matériaux dont le choix fera l’objet des futures démarches. Mais la curiosité de l’esprit se satisfait davantage aux efforts des intelligences voisines qu’à l’aspect d’un système achevé.

Je ne crois pas qu’il y ait dans la genèse des sciences plus passionnante aventure que celle des théories de la relativité ; et dans celle-ci, plus émouvante histoire que celle de la démarche intellectuelle d’Einstein.

Tant de contraintes conspirant autour d’une vie nomade pour que le démon intérieur s’exaltât un jour, tant de hasards apparents aboutissant à la construction la plus ordonnée, tant de démarches intellectuelles suivies de silences méditatifs et de repentirs, une connexité si exacte entre les découvertes les moins parentes et ces événements dans un monde relatif joignant les disparates par la plus rigueur, ravissent l’esprit qui cherche dans l’étude des théories de ce savant un aliment nouveau.

Ailleurs, jamais ne s’offrit avec une telle permanence l’harmonie, si parfaite qu’elle est en chaque point le maximum discontinu, la pointe unique, la seule en qualité, tout ce qui l’avoisine différant autant de son essence que, de la crête, l’atmosphère du ravin. L’homme sait que sa jouissance esthétique en présence d’un monument aussi achevé s’accroît d’en mesurer la chance ; car toute chose mortelle est une réussite. Jamais œuvre si formidable n’exista ; jamais système du monde n’offrit une telle ampleur ; le miracle de cette existence sans rupture se mesure à notre orgueil de n’y être point étrangers. Une volonté sans tremblement a immédiatement fixé l’éclair d’une lucidité qui pressait tous les faits, toutes les expériences dans les deux mondes signalées, pour en donner la synthèse et en alimenter son induction.

La puissance du génie d’Einstein apparaîtra sur les traits mêmes de cette nouvelle figure du monde qu’il a sculptée dans le marbre le plus nu. Guidé par l’expérience, certes ! le savant allemand le fut, mais ses théories sont les plus dépouillées de syllogisme et de métaphysique. Un instinct irrésistible de l’unité, une culture mathématique sans égale, une aptitude incomparable à tout saisir et à tout juger firent de ses échanges intérieurs l’événement le plus important que la science eût enregistré depuis les découvertes de Newton.

Les théories d’Einstein apportent, ainsi qu’on s’en rend compte, un bouleversement extraordinaire dans toutes nos connaissances les plus positives, dans toutes nos hypothèses, aux fondements mêmes de notre entendement. Elles constituent bien une nouvelle figure du monde.

Elles balaient toutes les vieilles entités métaphysiques auxquelles on se référait : le corps alpha de Newmann, l’espace absolu de Newton, l’éther immobile des modernes sont rejetés comme inexistants et, qui pis est, inutiles. Les bases mêmes de la mécanique sont abolies et remplacées ; le principe de la conservation de l’énergie et de la quantité de mouvement renouvelle la chimie et la connaissance de la matière ; les nouvelles lois de la gravitation déterminent l’effondrement des sciences cosmiques dont tout l’effort doit être de rebâtir sur ces nouvelles lois.

Quant à l’esprit humain, il demeure perplexe ; d’une part, son goût de simplification, la constatation incontestable de l’universelle relativité, la clarté de la doctrine, la tendance mystique à l’unité, le merveilleux des découvertes einsteiniennes, sollicitent son adhésion d’autre part, la soif de l’absolu, l’instinct de pérennité, le besoin d’images intellectuelles, la confusion entre le nécessaire et le donné, le sens de la causalité immédiate, l’entraînent vers des théories moins hardies telles que celles de Lorentz.

Il nous manque, au point où nous en sommes, les lumières d’un Poincaré.