Une nouvelle figure du monde. Les Théories d’Einstein/6

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CHAPITRE VI

VALEUR DES THÉORIES DE LA RELATIVITÉ

Le lecteur qui a suivi attentivement les développements précédents peut à présent conclure. L’auteur n’a plus rien à lui faire connaître et l’invite seulement à réfléchir ; tous les éléments d’appréciation lui ont été fournis.

Je vais néanmoins essayer de donner moi-même ces conclusions auxquelles il me semble raisonnable que l’on s’arrête. Il va sans dire que je ne parle plus ici qu’en mon propre nom et que par conséquent mes interprétations et mes opinions n’invoquent d’autre autorité que celle qui s’attache à toute méditation.

Un premier élément de jugement nous est fourni par la genèse dont j’ai tenté de fixer les traits au deuxième chapitre. L’étude des variations des physiciens, de leurs recherches tour à tour convergentes et dispersées, de leurs hésitations et de leurs essais d’explications, des innombrables hypothèses élaborées successivement, nous donnent une idée de l’incontestable valeur de la seule théorie explicative demeurée debout et un gage de sa solidité. Si nulle autre hypothèse n’a réussi, ce n’est pas par la faute de l’apathie des savants, car nul problème ne fut plus passionnément discuté ; ce n’est pas par l’absence des physiciens les plus qualifiés : les plus grands noms ont été prononcés au cours de notre étude historique. Enfin ce n’est pas en raison d’impossibilités expérimentales, puisque, au contraire, c’est toujours le fait d’expériences nouvelles qui a fait rebondir la discussion.

L’étude historique nous montre également la corrélation la plus intime entre toutes les sciences qu’on peut penser intéressées par la nouvelle théorie. Les savants qui ont examiné le problème n’étaient pas spécialisés dans une branche particulière ; mais au contraire ils n’ignoraient rien des ressources de l’analyse ni des faits de la physique, de l’électrodynamique et de la thermodynamique et même de l’astronomie ; ils avaient pour la plupart apporté des contributions importantes à ces sciences. Par conséquent, on ne se trouve pas devant une hypothèse partielle d’un savant spécialisé, hypothèse qui risque de trouver une contradiction immédiate dans les conclusions d’une science distincte de la sienne et totalement ignorée de lui. Ce point a une très grande importance : on sait en effet que l’énorme déchet observé dans le nombre des brevets d’invention utilisables provient justement du fait que les inventeurs sont en général ou des spécialistes qui ne connaissent qu’une chose et la connaissent à fond (ce qui risque de les faire raisonner à faux pour tout ce qui n’est point cette chose, car ils donnent une valeur générale aux modalités particulières de principes) ou, au contraire, de théoriciens qui ont des notions de toutes choses et point de connaissances approfondies.

Enfin, si on se réfère à l’exposé logique en même temps qu’à l’exposé historique, il semble qu’on en doive déduire, qu’en l’état actuel des connaissances, la théorie en question est bien la seule alternative qui puisse convenir.



Les théories de la relativité ont donc pour elles la très forte présomption que constitue leur succès à cette sorte de concours ouvert depuis Newton. C’est, pour le profane qui ne peut entrer dans la discussion, un élément important de conviction.

Mais ce qui fait la valeur essentielle de ces théories peut apparaître également aux yeux de tous. Les hypothèses valent, on le sait, par leur convenance au connu et leur fécondité.

Les théories de la relativité permettent de rendre compte de toutes les lois scientifiques connues puisqu’elles ont donné une expression intrinsèque des plus générales de ces lois, de celles dont toutes les autres sont déduites. Il est vrai qu’elles annihilent certaines hypothèses, mais celles-ci n’avaient plus ni utilité ni valeur. Peut-on, par exemple, considérer comme autre chose qu’une fiction indécente la supposition d’un éther auquel tant de phénomènes différents conduisaient à donner des qualités toutes contradictoires ? Rien ne nécessitait plus cette existence ; les découvertes récentes ont en effet conduit à concevoir l’énergie rayonnante, la lumière visible par exemple, comme se propageant d’une manière indépendante à travers l’espace vide absolu, sans doute dans des atomes lumineux ; toutes les expériences tentées en vue de rendre manifeste l’existence de l’éther ont échoué. Dès lors la science, pouvant se construire sans l’hypothèse de l’éther, l’abandonne.

À ce grand mérite de faire disparaître des suppositions inutiles, les théories de la relativité ont joint celui de constituer un groupement, de rassembler les hétérogènes, autrement dit de déterminer les confluents de rivières jusqu’à ce jour apparemment étrangères et le fleuve unique qui les réunit. Cette tendance à l’unité qui peut bien sembler une idole philosophique est, au point de vue scientifique, d’un inestimable prix. Le fait d’avoir réussi à établir les dix équations de la loi universelle de gravitation doit, par la coordination et la hiérarchie des recherches qu’elle détermine impérieusement, donner les meilleurs fruits.

On voit, et ceci est encore bien fait pour nous impressionner favorablement, que la fécondité de ces théories est en raison directe justement de leur convenance au connu. Il n’y a pas eu besoin d’une quantité de suppositions accessoires complémentaires plus ou moins saugrenues, mais seulement d’une conception très vaste, œuvre à la fois critique et créatrice, qui n’est pas un système du monde, mais aboutit fatalement à nous en donner un, car elle remplace les fondements de l’ancien.

Cette vertu est particulièrement sensible dans les expériences cruciales dont nous avons donné le détail. Le lecteur a vu qu’il n’intervenait dans ces découvertes aucune hypothèse particulière et spéciale ; rien d’autre que la théorie générale et même, pourrait-on dire, rien d’autre qu’une certaine tournure logique, une certaine attitude d’esprit.

Il est toujours trop tôt pour juger la valeur scientifique des hypothèses au point de vue de la vérité philosophique, tant que ces hypothèses sont fécondes. Avec Poincaré on peut dire qu’une hypothèse est vraie dans un certain sens tant qu’elle est féconde et commode.


C’est bien ainsi que je considère les théories de la relativité. Elles nous ont tout expliqué ; elles nous ont appris beaucoup ; elles nous apprendront plus encore ; la hardiesse de leurs conceptions ouvre des horizons que le rêve lui-même n’avait pas visités ; elles sont propres à émerveiller également le mathématicien, le philosophe, le physicien, l’astronome. Elles donnent par leurs conséquences dans tous les domaines un aspect inattendu de l’univers. Quant à ces conceptions du temps et de l’espace qui sont considérées par tant de personnes comme des pierres d’achoppement, je ne m’explique guère qu’elles puissent arrêter le savant. Les relativistes prennent littéralement, intégralement, comme l’expression du réel l’interprétation physique de leurs équations non seulement en ce qui concerne les phénomènes, mais aussi en ce qui concerne les cadres où ces phénomènes sont logés par notre esprit : l’espace et le temps. Certains savants ne peuvent s’y résoudre. Je ne vois là qu’une vaine discussion. Ainsi que je l’ai montré à propos de l’espace-temps de Minkowski, nous pouvons regarder ces conceptions comme des représentations commodes ; c’est la partie la plus hypothétique de l’hypothèse, la plus vague, celle qu’on donne simplement pour la mettre d’accord avec le reste et qui ne peut se mettre en équation ni, pour l’instant, donner de promesses de fécondité. De même que la considération des imaginaires aboutit à des résultats utilisables dans la pratique, de même que l’on interprète couramment les solutions négatives des équations, de même l’usage de géométries à n dimensions (généralement moins commodes que la géométrie euclidienne) nous donne dans le cas particulier de la relativité des représentations beaucoup plus utiles et plus faciles que celles de la géométrie euclidienne. C’est ce qui explique que si Lorentz et Einstein se sont servis de la géométrie euclidienne, Minkowski se soit servi de la géométrie de Laguerre, et que Sommerfeld ait préféré la géométrie de Lobatschefvsky et d’autres, celle de Lewis. La seule conclusion que nous puissions tirer d’une telle diversité d’interprétations géométriques c’est que, ce que nous nommons l’espace est tel que nous n’avons pas encore trouvé de géométrie assez adéquate à lui pour nous le représenter commodément en entier, quels que soient l’étendue du domaine que nous y occupons et l’effet de la gravitation qui s’y exerce.

Quant à la relativité du temps, considérée d’un certain point de vue, elle paraît moins surprenante : elle revient à dire que l’état de mouvement influe sur les processus des phénomènes ; plus la vitesse est grande, plus les processus se ralentissent au point de s’annuler pour la vitesse égale à celle de la lumière qui est la vitesse maxima. Rappelons que cette dernière affirmation est la déduction normalement tirée par voie mathématique des expériences que l’on sait. Si nous faisons remarquer qu’il s’agit ici du temps scientifique, le lecteur éprouvera-t-il vraiment de très grandes difficultés à admettre, ainsi considérées, les notions einsteiniennes d’espace et de temps ?



Ces conceptions ont, ainsi que je l’ai dit dans le deuxième chapitre, été accueillies de façon très différentes par les savants.

MM. Brillouin et Lecornu se sont montrés en France les plus sceptiques à l’égard des nouvelles théories. M. Lecornu fait grief à Minkowski d’avoir attribué une réalité à un espace tétradimensionnel où l’axe des temps est affecté d’un coefficient imaginaire. Je ne pense pas que M. Lecornu prenne lui-même son argument au sérieux. Le nominalisme fait de grands ravages parmi les savants ; j’ai indiqué dans le chapitre précédent de combien d’erreurs et de confusions était coupable le mot espace mal employé. On pourrait en dire autant du mot imaginaire. Écrire c’est écrire  ; que signifie la présence de l’imaginaire dans cette équation ? Tout simplement qu’il y a deux solutions . Que signifie la présence de l’imaginaire dans les équations de Minkowski ? Tout simplement que l’axe temps et les trois axes espace doivent avoir des interprétations distinctes dans le continu à quatre dimensions.

Ceci d’ailleurs ne saurait être, même dans l’esprit de M. Lecornu, qu’une discussion futile. Ce savant, dont on connaît les importants travaux en mécanique, s’attaque surtout à la transcription du principe einsteinien en mécanique. Il fait observer que rien ne nous permet de définir un mouvement de translation ou de rotation si nous n’avons pas de repère et par conséquent que nous énonçons une définition déguisée en disant que les lois des phénomènes naturels sont indépendantes du mouvement du système de comparaison employé, pourvu que ce mouvement se réduise à une translation rectiligne et uniforme.

On peut faire remarquer à M. Lecornu que son observation s’applique également au principe de relativité newtonien qu’il admet.

D’ailleurs les énoncés des deux principes s’identifiant par l’échange de deux mots (naturels et mécaniques) on doit pouvoir confronter ces principes ; dans le cas spécial des expériences instituées pour mettre en évidence le mouvement absolu de la terre, il est bien difficile, si l’on veut faire de la science positive, c’est-à-dire conclure par une interprétation physique ou mécanique, de ne pas donner raison à l’énoncé d’Einstein.

Quant à la constance de la vitesse de la lumière, M. Lecornu observe qu’il faudrait, pour y conclure, pouvoir tenir compte de la vitesse mal connue du soleil et également du fait que le mouvement de la terre est une rotation et non une translation. À cela on peut répondre qu’il serait bien surprenant que ces mouvements divers établissent dans tous les cas une compensation exacte aux variations de la vitesse de la lumière de manière que l’expérience fit toujours apparaître celle-ci comme constante.

M. Lecornu entend d’ailleurs le principe de relativité dans un sens très large ; pour lui, dire que la terre et la sphère céleste sont en mouvement relatif, signifie, dans l’esprit d’un relativiste, que la sphère céleste tourne autour de la terre — aussi bien que la réciproque ; il en déduit que les théories relativistes sont absurdes car cette assertion revient à affecter une étoile éloignée telle que Sirius d’une vitesse 22 500 fois plus grande que celle de la lumière. C’est triompher à bon compte.

J’ai parlé au deuxième chapitre des travaux de Guillaume et de Varcollier ; j’ai dit combien ils me paraissent intéressants et tout ce que les partisans des idées classiques peuvent y voir d’utile et de fécond. Je dois dire aussi ce que les relativistes en peuvent penser.

La théorie de la relativité, dira Einstein ou fera-t-il dire par ses disciples, ne peut ni veut donner aucun nouveau système du monde, mais seulement une condition restrictive à laquelle les lois de la nature doivent se soumettre comme par exemple les axiomes de la thermodynamique. Cela suffit évidemment à changer l’actuelle figure du monde, mais ce résultat n’était pas cherché ; il résulte simplement de la généralité de cette théorie analytique qu’elle est plus constructive qu’une théorie constructive par essence telle que celle de Lorentz. Cela vient de ce que le relativiste se considère comme obligé d’admettre une interprétation physique claire des coordonnées de l’espace et du temps. C’est justement ce point de vue que ne partagent pas les travaux de Guillaume et de Varcollier.

L’ouvrage de Guillaume défend une thèse qui, du point de vue einsteinien, n’a aucune chance d’aboutir au réel ; elle revient à dire : parmi toutes les directions X de l’espace, il n’existe qu’une seule direction ou coordonnée absolue (il s’agit en l’espèce d’un temps absolu préposé aux transformations de Lorentz) ; entreprise sans espoir appuyée sur quelques ambiguïtés involontaires mathématiques.

Varcollier ne remarque pas (abstraction faite de ce qu’il oublie d’interpréter physiquement l’espace et le temps) que la vitesse de la lumière, conformément à l’expérience, joue un rôle spécial.

Les deux thèses sont des erreurs pour le relativiste et les mathématiques en constituent le trompeur vêtement.

Je me garderai de conclure ; il y a lieu d’approfondir d’abord. C’est de travaux de ce genre qu’on peut attendre, par la discussion qu’ils sont capables de provoquer, les plus intéressants résultats.

Je ne citerai que pour mémoire M. Langevin. Cet éminent physicien s’est fait en France le champion et le propagateur des théories de la relativité. Je n’ai donc pas à développer pour mes lecteurs ses idées qui sont exactement celles d’Einstein et de Weyl. Je dois avouer que je ne puis guère me résoudre à accepter certaines d’entre elles telles que l’induction hardie qui étend le principe de la relativité aux lois de la physiologie ou celles qui violent le principe de causalité en admettant que la relativité du temps peut intervertir l’ordre de deux phénomènes dont l’un est la conséquence de l’autre.

Je crois avoir montré au lecteur les attitudes adoptées par les savants français à l’égard des théories nouvelles : attitude de négation (Lecornu), attitude de modification (Guillaume), attitude d’acceptation (Langevin). Nous garderons quant à nous l’attitude mixte d’acceptation et d’interprétation que nous croyons justifiée et le plus en accord avec les exigences de notre esprit. Cette attitude, qui est d’ailleurs dans la tradition d’Henri Poincaré, ne diminue en rien l’admiration que nous inspire l’édifice des théories einsteiniennes.



Nous n’avons considéré jusqu’ici que l’aspect scientifique de ces théories ; leur véritable signification ne nous apparaîtra que si nous les étudions du point de vue philosophique.

Qu’est-ce à dire ?

C’est-à-dire que pour déterminer leur importance réelle, nous devons d’abord examiner si, dans l’établissement de leurs prémisses, il ne s’est pas glissé certaines erreurs de raisonnement ou de jugement ; autrement dit les étudier du point de vue de la logique critique.

Ensuite nous devons nous rendre compte de ce qu’elles apportent de nouveau dans les fondements de la science, autrement dit les étudier du point de vue épistémologique.

Nous chercherons alors la portée philosophique de ces théories et nous essaierons de voir si elles apportent quelque fait nouveau dans le domaine métaphysique.


Le critique est d’abord amené à se demander si, dans l’explication des expériences de Michelson et Morlay fournie par les théories de la relativité, la part de l’interprétation n’est pas bien grande. Il peut sembler au premier abord qu’il y ait un nombre d’hypothèses considérables et que celle qui a été choisie ne possède en définitive qu’une rigueur toute provisoire. Cette observation a beaucoup de poids du fait des travaux de Guillaume et de Varcollier que j’ai déjà signalés à plusieurs reprises. J’ai indiqué la réponse des relativistes. Ceux-ci font d’ailleurs remarquer que leurs théories sont rendues en quelque sorte inéluctables dès qu’on admet l’hypothèse des ondulations d’où elles se déduisent, si l’on rejette les vieux préjugés d’espace et de temps pour s’évader du dilemme. Il est toutefois assez troublant de constater qu’on s’accorde avec la théorie des ondulations par l’intervention d’une vitesse de propagation instantanée indépendante de la source, alors que d’autre part l’hypothèse de l’émission expliquerait dans la vieille mécanique newtonienne l’expérience de Michelson, à condition de supposer constante la vitesse des particules par rapport à la source. M. Perrin a fait remarquer à ce propos que, dans les nouvelles théories, la lumière est inerte et pesante ; n’est-ce pas un retour à l’hypothèse de l’émission ? Si cela était, il y aurait lieu de craindre un paralogisme dans l’établissement des théories puisque le dilemme d’où elles surgissent n’est dilemme que par l’acceptation tacite de l’hypothèse ondulatoire. Il ne semble pas qu’il y ait cette crainte à ressentir ; la théorie de l’émission devrait, pour convenir, être considérablement transformée afin de tenir compte des phénomènes d’interférences, par exemple, qu’elle ignore. Walter Ritz l’a vainement tenté. On peut donc bien dire que l’interprétation des expériences ne semble aucunement incorrecte. Elle se fonde sur l’hypothèse ondulatoire, soit. Mais sur quelle autre se fonder ? Le problème peut, si l’on veut, se transformer : il s’agirait de trouver une hypothèse nouvelle remplaçant l’hypothèse ondulatoire et qui satisfît toutes les lois optiques. C’est alors de cette hypothèse que devrait tenir compte la théorie explicative des expériences de Michelson et Morlay. En principe, rien ne démontre l’impossibilité d’une telle recherche ; au contraire, tout le sollicite ; l’inexistence de l’éther, la pesanteur de la lumière, d’autres faits réclament une expression nouvelle, car, si l’ondulation leur prête encore un vêtement mathématique, elle apparaît par contre nettement ne pas représenter la vérité.

L’interprétation des expériences de Michelson et Morlay a manifesté, par la convenance du groupe de Lorentz aux équations de Maxwell, l’accord des procédés électromagnétiques et des procédés optiques pour la mesure du temps et de l’espace. Là où cette interprétation devient délicate, c’est quand l’extension du principe de relativité aux sciences biologiques nous impose comme réelle la concordance du vieillissement physiologique avec la lenteur d’écoulement du temps relatif. Car nous n’avons ici aucune expérience qui nous puisse guider.

La critique fera remarquer à ce propos que les conséquences immédiates des théories de la relativité choquent le sens commun. Cette observation paraît plus juste encore en ce qui concerne l’ordre de succession des phénomènes. Nous montrerons à ce sujet que l’interversion n’est pas réalisable dans les conditions de notre monde. En effet soient deux événements se passant aux points les plus éloignés l’un de l’autre sur la terre, c’est-à-dire à des antipodes équatoriales. Leur distance minima sur la terre est 20 000 kilomètres. Pour que l’interversion fût possible, il faudrait que le temps écoulé entre les deux phénomènes fût inférieur à celui que mettrait la lumière pour parcourir ces 20 000 kilomètres, soit un quinzième de seconde. Il est douteux que de telles interversions de cause à effet puissent jamais être constatées et, non pas seulement à cause des difficultés expérimentales, mais surtout, je dirai uniquement, d’après les lois de notre esprit. Les relativistes répondent que notre esprit est formé par les données de la vie courante et ne peut étendre au delà ses raisonnements ; le philosophe de Kœnigsberg nous a déjà suggéré quelque chose de semblable. Les relativistes pourraient également nous inviter à réfléchir sur les causes finales ; là, le temps apparaît bien comme un cadre imposé par la conscience et l’antériorité réelle de la cause est admise sans difficulté par l’esprit.

Notre langage nous cause d’ailleurs une grande difficulté de représentation. En effet, il paraît sous-entendre dans les expressions des phénomènes un ordre vrai de succession, c’est-à-dire un système de référence absolu ; et nous savons qu’il n’existe pas de système tel. Cette objection critique n’est que nominaliste et résulte simplement d’une exposition défectueuse des faits.



J’ai montré à maintes reprises les changements que les théories nouvelles apportent dans les sciences par l’intervention de la relativité de l’espace et du temps. J’ai donné l’expression mathématique de ces changements. Il est intéressant de remonter à l’origine même de la mécanique pour nous rendre compte de la légitimité de notre nouvelle attitude.

Je vais le faire aussi brièvement que possible ; à ceux que la question intéressera, j’indique les noms de quelques auteurs qui ont excellemment étudié et présenté le problème des origines de la mécanique et dont les ouvrages devraient être connus de tous les mathématiciens. Je veux dire Euler, Kant, Riemann, Mach, C. Neumann, Streintz, Duhem et Freundlich.



La plupart des objections qui ont été faites aux théories de la relativité viennent du désir de subordonner la mécanique à une discipline purement mathématique, semblable à celle de la géométrie, sans tenir compte du fait que les bases de la mécanique newtonienne sont loin de nous donner la certitude.

Les trois lois fondamentales du mouvement sont, on le sait, la loi d’inertie, la loi de proportionnalité de l’accélération à la force, la loi d’égalité de l’action et de la réaction. Aucune de ces lois ne fut reconnue par les anciens, ce qui nous donne une idée de leur degré d’évidence. Le principe de l’inertie énoncé par Newton : Un corps quelconque conserve son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme tant que l’action d’une force ne l’oblige pas à modifier son état, peut tout au plus être considéré comme une convention commode. Il sous-entend une définition de la force tout intuitive et assez obscure. Il prive la matière de toute activité propre à produire du mouvement et lui restitue ensuite cette activité en faisant de chaque point matériel un centre de force !

Sous sa forme galiléenne, le même principe n’est pas moins troublant : un corps abandonné à lui-même se meut en ligne droite avec une vitesse constante ou reste au repos. Mais qu’est le repos ? Qu’est la ligne droite ? Que sont les axes fixes dont l’existence est ainsi hardiment admise ? On voit toutes les hypothèses que comporte un simple énoncé de principe. Il ne semble pas douteux à l’examen que ces principes ne soient autre chose qu’une généralisation de faits expérimentaux, généralisation dont la commodité réside dans le fait qu’elle permet de donner à la science mécanique une figure mathématique et de la faire profiter de tous les progrès de l’analyse. Elle opère dès lors sur des abstractions et les erreurs, d’ailleurs négligeables dans le domaine de la pratique, peuvent être imputées à la disparité des conditions respectives de la théorie et de la pratique. Lorsque les résultats calculés s’éloignent trop des résultats constatés, l’intervention de nouveaux éléments de calcul ingénieusement choisis apporte les corrections nécessaires aux cas observés et donne par induction des formules qu’on prendra comme vraies pour les nouvelles recherches. C’est ainsi par exemple que les écarts trop grands entre le calcul et l’observation dans le fonctionnement des mécanismes ont obligé le savant à introduire la notion des forces spéciales de frottement.

Il faut donc très bien se rendre compte que la mécanique ne repose pas sur des bases d’une certitude indiscutable, d’une évidence absolue. On a essayé d’exprimer la réalité constatée, avec l’instrument mathématique le plus simple et le plus commode. Or le réel, par définition, demeure le réel. Il est indépendant des conventions ; et les mathématiques sont purement des conventions, des jeux de l’esprit ; il est donc probable qu’on ne pourra jamais faire coller exactement l’un à l’autre. Rien ne nous démontre que la réalité est simple ni continue ; seul le désir de notre esprit nous fait croire à cette simplicité et à cette continuité ; et un tel désir est intéressé. Nous créons des formes, des lois, des courbes ; quelles que soient la souplesse de notre imagination et la variété de nos ressources intellectuelles, rien ne nous assure que nous avons exactement défini la forme qui colle au réel.

Par exemple, si j’énonce le principe de la proportionnalité de l’accélération à la force, parmi tant de manières de l’envisager je puis choisir celle-ci :

La force est égale au produit de la masse par l’accélération.

Je puis me donner une représentation rigoureuse de la masse en partant du volume (c’est-à-dire de la longueur) d’un corps homogène. Je puis réaliser une expérience avec la même masse et des forces rigoureusement proportionnelles à l’aide de poids comparés à la balance (et encore ici y aurait-il beaucoup à dire sur la valeur de la théorie de la balance). Je constaterai que le mouvement du corps change quand les forces changent ; je note les résultats ; j’essaie une formule pour les représenter : elle ne donne rien ; j’essaie la proportionnalité à la dérivée première de l’espace par rapport au temps : ce n’est pas tout à fait cela. J’essaie la dérivée seconde : cela semble coller à peu près. Cela me suffit : je tiendrai le principe pour exact. Je dirai : la force est le produit de la masse par l’accélération. Si la dérivée seconde n’avait rien donné j’aurais essayé la dérivée troisième et ainsi de suite. Mais pourquoi la variation réelle serait-elle exactement conforme à la variation de cette dérivée qui est une pure créature de notre esprit ? Il n’y a aucune raison valable. Nous les constatons très voisines et, par raison de commodité, nous les décrétons égales et voilà tout.



Ainsi, nous le voyons, il n’y a pas lieu de craindre de porter sur la mécanique classique une main sacrilège. Elle est habile mais point infaillible. Elle ne nous donne même pas les satisfactions que notre esprit serait en droit d’exiger d’elle.

Ces exigences de l’esprit peuvent se définir ainsi :

1o Exigence de continuité. — Deux corps distincts ne peuvent agir l’un sur l’autre que par un intermédiaire. Toutes nos lois doivent donc s’exprimer sous forme différentielle entre des points infiniment rapprochés.

2o Exigence de causalité. — Toutes nos lois ne doivent combiner que des éléments soumis à l’observation.

L’action à distance, les formules en termes finis, la hardiesse inconsciente d’inductions qui autorise en fait le passage du relativisme expérimental au mouvement absolu, en un mot la mécanique classique en entier démontrent le mépris de ces exigences intellectuelles et logiques. Et si nous prenons pour exemple la définition de l’égalité des intervalles de temps dans la mécanique classique, nous constatons qu’elle revient à admettre comme un axiome ce que l’expérience de Michelson et Morlay nous conduira à rejeter.

Que le lecteur réfléchisse sur ce point important. Les classiques ont rejeté les conclusions relativistes de l’expérience précitée parce qu’elles comportaient une notion du temps contraire aux conclusions de leur science vérifiées par les faits. Ils ont oublié que cette notion était à la base même de leur science dans la définition même des intervalles de temps et que, contrairement à l’exigence de causalité, ils avaient inconsciemment conclu sur des éléments non soumis à l’observation. Que leurs résultats fussent vérifiés dans les limites de l’expérience et le domaine de la pratique, cela n’avait dès lors rien d’étonnant ; mais cela ne prouvait rien non plus. Pour fonder une mécanique rigoureuse, il eût fallu évidemment effectuer plus tôt l’expérience et établir sur elle la notion scientifique du temps.



La mécanique einsteinienne a, au contraire de la mécanique classique, le mérite incomparable de satisfaire aux exigences dont je viens de parler.

Les conceptions de masse inerte et de masse lourde n’ont plus, ainsi que le fait remarquer Freundlich, leur signification absolue. La masse des corps dépend exclusivement de la présence et de la situation relative des autres corps dans l’univers. Sa valeur n’est définie que rapportée au système auquel est également rapporté son mouvement. L’équivalence de la masse inerte et de la masse lourde fait bien saisir la valeur relative des mouvements. On conçoit désormais très bien comment un champ centrifuge peut, pour un corps en rotation, prendre la signification d’un champ de gravitation qui serait suscité par la rotation, autour de ce corps supposé immobile, de toutes les masses de l’univers.

Ainsi nous ne relions par des liens de causalité que des faits soumis à nos observations, puisque nos affirmations ne visent que les mouvements relatifs. Et d’autre part, nous rejetons toute action à distance puisque nous donnons aux lois fondamentales de la mécanique une forme différentielle où n’intervient qu’un élément de ligne et aucune distance finie.



La conception einsteinienne de l’espace-temps s’accorde en outre à nos préoccupations epistémologiques par un détour inattendu. J’ai indiqué plus haut l’idée riemanienne qui me paraît l’expression la plus rigoureuse possible des exigences de notre esprit relativement à la définition des éléments. On sait qu’elle fait intervenir des coefficients qu’il s’agit de déterminer. Einstein fondant, non plus une géométrie, mais une mécanique, doit chercher pour ces coefficients une expression qui ait une signification dans le monde physique. Cette expression doit avoir un caractère d’universalité puisqu’on en déduira une loi la plus générale possible. Elle doit donc mettre en jeu une influence s’exerçant à la fois sur tous les corps (c’est-à-dire apparaissant liée à la matière) et indépendante des propriétés particulières de ces corps. La gravitation est, dans l’état actuel de nos connaissances, la seule influence possédant ces caractères.

Le fait d’être arrivé à l’expression de la loi universelle cherchée, cette réussite étonnante, permet de croire que les relations de mesure ont bien leur véritable raison et leur signification dans les conditions de la gravitation. Celles-ci changent pendant le mouvement relatif des corps et il n’est donc pas possible de parler d’une géométrie euclidienne ou non, invariable et préétablie.

D’ailleurs, et ainsi que le dit très justement Freundlich, la nouvelle théorie de la gravitation ne se construit pas, comme la mécanique newtonienne, sur une loi élémentaire de la force de la gravitation, mais sur une loi élémentaire du mouvement d’un corps dans le champ de la gravitation. C’est ce qui explique que le groupe lorentzien convienne là-même où ne convient pas le groupe galiléen ; par exemple, dans le cas du mouvement des électrons. En effet ce mouvement est totalement libéré de l’attraction des masses et constitue une épreuve gênante et d’ailleurs catégorique pour une mécanique fondée sur l’interprétation de phénomènes célestes où, au contraire, seule l’attraction des masses intervient. Nous pouvons donc dire que ces expressions qui seraient à désigner dans la nouvelle théorie comme celles de la force de la gravitation ne jouent qu’un rôle subordonné dans la construction de la théorie (comme en général la conception de la force dans la mécanique, qui ne se peut considérer que comme conception accessoire, si on regarde la description pleine de lacunes des événements du mouvement comme l’objet de la mécanique).

La théorie d’Einstein ne cherche pas non plus à expliquer l’essence de la gravitation ni à donner la représentation mécanique de l’action de deux masses ; cela constitua l’objet des différentes théories fondées sur l’éther par l’emploi de grandeurs hypothétiques. Elle nous donne le moyen d’atteindre, par les procédés particuliers du calcul différentiel absolu, aux domaines où la mécanique de Newton s’est révélée d’une insuffisante approximation.



Je ne m’attarderai pas sur la signification philosophique des théories einsteiniennes. Tout au long de cet ouvrage, et dès le premier chapitre, j’ai été conduit à montrer sous tous leurs aspects les notions qu’elles nous offrent de l’espace et du temps. J’ai cru devoir faire remarquer qu’il s’agit d’un espace et d’un temps scientifiques en indiquant toutefois la remarque d’Einstein : le temps qui intervient dans l’expérience fondamentale de Michelson et Morlay est bien le temps vulgaire, le temps non scientifique ; et cette expérience d’où tout se déduit nécessite pour s’expliquer l’hypothèse de la relativité. Eintein n’a pas tort et il n’a pas raison. Je laisse aux métaphysiciens subtils le soin de tirer de cet argument des interprétations qui enrichiront tout le monde ; quant à mes conclusions, je les ai données à toute occasion et je n’y reviens pas.

Je désire seulement en terminant signaler à mes lecteurs deux points intéressants. Le premier est l’aspect nouveau de l’intuitionnisme considéré du point de vue de la relativité. On n’ignore pas que M. Bergson conçoit toute mathématique comme portant sur un ensemble de relations simultanées qu’il nomme l’espace ; et il y rattache la logique classique. Nous savions déjà que les mathématiques pures, par l’intervention de la notion d’ordre, ne sont plus uniquement spatiales et que la logique moderne doit envisager des rapports irréversibles, de filiation par exemple, où apparaît le temps. Mais les théories de la relativité, poussant plus loin qu’il le fut jamais le parallélisme entre l’espace et le temps, fait apparaître comme plus inexacte encore l’opposition bergsonienne entre la durée psychologique et l’espace mathématique. M. Bergson conclura-t-il à une nouvelle spatialisation du temps, à une confusion entre le temps et la durée, le temps scientifique et le temps réel, les coïncidences et l’écoulement ? Sans doute ; ce philosophe sera donc amené à nous donner son interprétation personnelle de la remarque d’Einstein donnée plus haut. Nul doute qu’elle ne soit pleine d’originalité et d’intérêt.

Le second point que je voulais indiquer est la distinction entre la relativité philosophique et la relativité scientifique. L’une implique un doute purement subjectif ; l’autre exprime une relation entre des faits objectifs. Il n’y a qu’une parenté de mots. Je n’insiste pas sur cette chose si simple : le lecteur m’en voudrait ; mais il vaut mieux qu’il y ait réfléchi.