Une nouvelle figure du monde. Les Théories d’Einstein/5

CHAPITRE V

LE PRINCIPE DE LA RELATIVITÉ UNIVERSELLE

I. — La loi de la gravitation.

A. Nous avons vu qu’Einstein arrive à une loi générale intrinsèque qui s’exprime en langage absolu par le symbole


symbole qui équivaut à dix équations différentielles entre les . C’est de ces équations générales de la gravitation que nous tirerons la loi particulière du champ de gravitation d’une particule. C’est également à l’aide de ces relations qu’Einstein arrive à écrire sous forme tensorielle les lois de l’électromagnétisme, de l’hydraulique, de la thermodynamique, etc. Nous ne le suivrons pas dans ses calculs qui sont très longs, très compliqués et accessibles seulement aux mathématiciens rompus au calcul différentiel absolu. Je me bornerai à indiquer comment Einstein passe des relations purement formelles, abstraites et en quelque sorte exclusivement logistiques auxquelles il parvient, à l’équation de la loi concrète.

Le lecteur me permettra toutefois d’appeler d’abord son attention sur un fait dont j’aurai à me servir par la suite.

Ce fait est l’utilisation par Einstein de la traduction riemannienne de la relativité géométrique que nous avons donnée au chapitre troisième.

Dire avec Riemann que les lignes possèdent une longueur indépendante de leur situation c’est écrire ou .

Pour qui analyse cette expression mathématique, elle apparaît comme signifiant qu’entre deux points infiniment rapprochés l’élément de ligne défini est le plus court possible ; et par suite le mouvement le plus simple qu’impliquera la mécanique qui acceptera ce principe de relativité géométrique ; celui-ci admettra donc, qu’en dehors de toute influence, le mouvement d’un point s’effectuera suivant la ligne la plus courte. Ainsi dans la mécanique newtonienne tout point matériel en mouvement non soumis à des influences perturbatrices dénommées forces, suit une ligne droite ; s’il est assujetti à rester sur une surface on le considère comme soumis à des forces fictives et il décrit, si on n’adjoint point à ces forces fictives des forces réelles, les géodésiques, c’est-à-dire les courbes de moindre longueur de cette surface.

Admettre le principe de l’équivalence, c’est-à-dire l’assimilation de la force de gravitation à la force centrifuge revient à considérer cette force de gravitation comme une force fictive, assujettissant le point matériel qui lui est soumis à décrire sa ligne sur une certaine surface fictive dont cette ligne sera la géodésique. Dans les systèmes à quatre axes dont le groupe de Lorentz est l’invariant, cette géodésique apparaîtra la ligne la plus simple comme la droite dans notre système habituel. Par l’intervention des caractéristiques mathématiques de la gravité, nous pourrons exprimer toutes les lois de la façon la plus générale possible dans ces systèmes de coordonnées spéciales et commodes que, pour conserver une habitude (regrettable à cause des images et des difficultés qu’elle suscite), nous continuerons à appeler un espace à quatre dimensions.

À mesure que le point matériel s’éloigne des masses gravitantes et que sa masse elle-même s’évanouit, les caractéristiques de la gravitation disparaissent des équations et l’espace que supposent celles-ci redevient sensiblement euclidien.

On peut ici saisir parfaitement le mécanisme d’application du principe de relativité. Si un point matériel se déplace depuis le voisinage des masses jusqu’en un lieu non soumis à la gravitation, pour que l’expression mathématique de son mouvement demeure le plus simple, il faut et il suffit que le système auquel on le rapporte, l’ « espace », soit tel qu’il admette à chaque instant sa trajectoire instantanée comme géodésique. Cet « espace » sera donc essentiellement variable ; il y aura une infinité d’ « espaces ». En dernier lieu, le point matériel étant en dehors de tout champ de gravitation décrira une ligne droite, c’est-à-dire la géodésique, la ligne la plus simple d’un espace qui n’est autre que l’espace euclidien.

Au lieu de considérer les « espaces » comme se modifiant de manière à représenter le mouvement du point avec le maximum de commodité, on peut (c’est ce qu’on a fait jusqu’à Einstein) référer ses trajectoires à un « espace » unique, euclidien par exemple ; au lieu d’avoir à écrire dans une infinité d’espaces l’équation la plus simple, on aura à écrire dans un seul espace une infinité d’équations de la plus simple à la plus compliquée.

On le voit, la seconde méthode est moins générale et moins commode que la première à condition d’avoir trouvé pour celle-ci les équations intrinsèques, les expressions dont une modification pour ainsi dire automatique permît de passer d’une région où s’exercent des champs quelconques à une autre dénuée de toutes forces. Ce passage se fait par l’intervention plus ou moins importante des coefficients différentiels de divers ordres des .

B. Voyons maintenant sommairement comment s’obtient la loi relative au champ d’une particule.

De l’équation

on tire par développement les quatre fonctions différentielles :
avec

Ce sont là les équations du mouvement d’une particule matérielle dans le champ de gravitation des .

(Noter que dans la symbolique employée par Einstein est le déterminant mineur de .)

Le potentiel de gravitation comprend alors dix équations différentielles définies par :


et étant des expressions liées aux composantes d’un certain tenseur énergie qui a, dans la détermination du champ, la valeur de la densité de masse dans les équations newtoniennes ; étant la constante de gravitation.

Nous pouvons également donner la loi simple ingénieusement déduite des travaux d’Einstein par Schwarzschild, dans un cas particulièrement simple.

Ce savant cherche la solution des équations pour le champ d’une particule au repos à l’origine des coordonnées d’espace. Il choisit des coordonnées polaires , et écrit l’expression qui nous est maintenant bien connue

Il arrive ainsi à



et, par un changement de variables,

Ce qui donne en identifiant aux coefficients correspondants de Riemann


d’où le déterminant

Les sont dix équations entre les , dont quatre relations identiques, ce qui réduit à six le nombre des équations indépendantes. En remplaçant dans ces équations les par les valeurs que nous venons de trouver, nous obtiendrons pour une relation indépendante de et qui sera la loi cherchée.

Si on pose on obtient ainsi successivement et par des calculs extrêmement laborieux



est une constante d’intégration ; sera plus tard identifiée à la masse de la particule dans les unités de gravitation.

Nous pouvons maintenant écrire la loi sous une forme remarquablement simple

On remarquera que le coefficient de est ce facteur qui avait frappé Einstein dont l’intuition se trouve ainsi confirmée.

On voit d’ailleurs que le premier terme peut s’écrire


donc, quand diminue par exemple, le dénominateur diminue suivant une certaine loi (différente de celle du numérateur) autrement dit l’instrument de mesure se raccourcit. Ce raccourcissement, de maxima dans la direction radiale, devient nul dans la direction transversale. Si nous voulons, au lieu de l’ « espace » qui nous permet de nous exprimer si commodément, nous référer à l’ « espace » euclidien habituel, il faudra ajouter à notre équation la condition expresse que la longueur d’un même vecteur matériel varie d’une façon continue quand ce vecteur effectue un quart de tour. Mais dans l’ « espace » einsteinien il n’y a pas à faire de remarques de ce genre ; nous nous sommes déjà expliqués à ce sujet dans le chapitre précédent.

Quant à la différence entre la loi que nous venons de trouver et celle de Newton qu’elle remplace, il est facile de la mettre en évidence en écrivant, de cette dernière, l’expression correspondante, soit

Elle porte uniquement sur le coefficient du rayon vectoriel.

La simplicité du résultat auquel est arrivé Schwarzschild fait espérer qu’on pourra parvenir quelque jour à ce résultat par des moyens plus simples que ceux qu’il a dû employer.


II. — Les lois physiques et le tenseur énergie.

Le lecteur a remarqué que je n’ai pas eu à faire intervenir le tenseur énergie dont j’ai parlé au début du paragraphe précédent. C’est que l’expression de la loi de Schwarzschild ne le comporte pas. Ce savant a pu partir de l’expression qui correspond à la loi de Laplace par un point attiré distinct des points attirants. Dans le cas d’une distribution continue de matière, c’est la loi de Poisson qui intervient et le tenseur énergie provient de cette modification. au lieu de s’annuler est alors un tenseur exprimant la capacité et l’état de mouvement d’un milieu au point considéré. C’est en partant de l’expression de ce tenseur


qu’Einstein est parvenu à mettre sous la forme tensorielle intrinsèque la plus générale les lois physiques.

Nous avons déjà montré dans le chapitre quatrième que la masse et l’énergie sont assimilables. Le passage du système newtonien, fondé sur le principe de la conservation de la quantité de mouvement et de la masse, au système einsteinien, nécessite la généralisation de ce principe à la conservation de l’énergie. Ce principe de conservation de l’énergie exprimé dans les équations générales de l’hydrodynamique et de la théorie des gaz a pu être d’abord transformé en équations tensorielles et ensuite déduit de la loi de gravitation ; on retrouve par ce mode l’ensemble des quatre relations identiques dont nous avons parlé à propos des dix équations d’Einstein.

Appliquant ce même principe, démontré général comme on vient de le voir, au cas des échanges entre systèmes matériels et électromagnétiques, Einstein met également sous forme tensorielle les lois de l’électromagnétisme. Nous apprenons ainsi l’intervention de la gravitation dans les phénomènes de cette nature.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; le lecteur se rend compte du fait que la preuve de la parfaite logique de l’œuvre einsteinienne apparaît définitivement assurée.

Il me reste à parler des expériences qui ont conféré aux théories de la relativité leur caractère de fécondité et la séduisante apparence de la vérité.


III. — Experimenta Crucis.

A. Équations du mouvement d’une particule dans un champ de gravitation.

Le lecteur qui a suivi attentivement les considérations qui ouvrent le présent chapitre écrira tout de suite ces équations sous la forme

En se référant aux calculs précédents on comprendra la manière de procéder qui demeure la même. En fin de compte on aboutit aux équations

avec

et sont des constantes d’intégration.

Comparons ces équations aux équations newtoniennes du mouvement elliptique

avec

On voit que représentant le temps propre de la particule, les nouvelles équations ne se distinguent des anciennes que par l’addition d’un terme supplémentaire en .

B. Le mouvement du périhélie de Mercure.

On n’a pu expliquer jusqu’à Einstein ce déplacement. Suivant une méthode facile et qui avait fait ses preuves, Le Verrier l’avait attribué à une certaine planète qui fut par contumace baptisée Vulcain ; mais Vulcain n’a jamais paru. L’ingéniosité des astronomes trouve là une excellente matière à exercices. Tisserand proposa l’addition d’un terme additionnel, d’autres envisagèrent le changement du coefficient de la formule de Newton. Aucune de ces modifications n’a donné de chiffres concordant avec la réalité. Il était donc particulièrement intéressant de voir si la nouvelle théorie pouvait, sans hypothèse complémentaire, fournir la solution du problème, autrement dit si le calcul correct, conduit d’après les nouvelles formules générales, et, pour les diverses planètes, de la même façon, donnait un chiffre correspondant aux observations.

Une application numérique montre qu’on peut sans erreur appréciable écrire l’équation du mouvement


ou, en posant


Résolvant cette équation différentielle par rapport à et négligeant qui est de l’ordre de on retrouve la loi de Newton :

Portant cette valeur de dans l’équation précédente et recommençant on obtient ainsi, par approximations successives, la valeur

On voit donc que, tandis que la planète effectue une révolution, son périhélie avance d’une fraction de révolution égale à

est la période de la planète et la vitesse de la lumière.

L’application de cette formule a donné le résultat que l’on connaît. Comment elle a été établie, le lecteur le sait maintenant et que la préoccupation du mouvement de Mercure n’a été pour rien dans le calcul. La force probante de cette concordance en est singulièrement accrue.

C. Déviation d’un rayon lumineux. — En l’absence d’un champ de gravitation et la vitesse de la lumière étant prise pour unité, nous pouvons écrire l’équation fondamentale sous la forme


Mais

donc .

Et, d’après le principe de l’équivalence, cette équation invariante doit aussi convenir dans le champ de gravitation.

Ici nous pouvons expliquer ces faits paradoxaux que nous avons déjà notés dans les deux premiers chapitres au sujet d’un observateur voyageant avec la vitesse de la lumière. Pour celui-ci ou plutôt pour les axes entraînés avec cette vitesse et auxquels il est rattaché, les déplacements élémentaires sont nuls, autrement dit . En sorte que . Il n’y aura donc pour cet observateur aucun déplacement dans le temps. On peut théoriquement régler le décalage de sa vitesse sur celle de la lumière de façon à régler également son vieillissement par rapport au temps terrestre.

Revenons à nos rayons lumineux.

Portons dans l’expression de la loi de gravitation. Le mouvement dans un plan sera donné par

Et si est la vitesse de la lumière dans une direction faisant un angle V avec le vecteur radial

d’où

Faisons un changement de coordonnées et négligeons les carrés de .

Il vient

Et, en substituant dans (1)


en sorte que, pour ces coordonnées,

dans toutes les directions.

Quelle est la trajectoire de ce rayon lumineux dont nous connaissons maintenant la vitesse ? Elle est, d’après Huyghens, définie par l’équation


est l’indice de réfraction et la longueur de la perpendiculaire menée du centre de l’onde sur la tangente.

Or l’indice de réfraction a pour valeur


d’où, approximativement,

Ces deux équations (2) et (3) définissent le mouvement d’une particule avec une vitesse sous l’attraction d’une masse l’orbite étant une hyperbole d’axe .

L’angle des asymptotes est , soit, approximativement . ( distance du foyer au sommet.)

Ainsi un rayon lumineux allant de à et passant à une distance d’une particule de masse subit une déviation

Pour une étoile paraissant toucher le limbe du soleil .

Ainsi que je l’ai déjà indiqué, l’observation a confirmé ce résultat.

On peut être tenté de l’attribuer au fait que la masse électromagnétique est soumise à la gravitation, mais un calcul très simple prouve que cette hypothèse seule ne donnerait que la moitié de la déviation constatée.

D. Déplacement des lignes du spectre. — Considérons un atome vibrant en un champ de gravitation. C’est une horloge naturelle qui doit nous donner une mesure invariable de l’intervalle  ; c’est-à-dire que l’intervalle correspondant à une vibration de l’atome est toujours le même. Laissons l’atome momentanément au repos dans notre système de coordonnées (bien que sujet à l’accélération du champ). Alors on a

et, d’après ce que nous avons vu

Si alors et sont les périodes de deux atomes semblables vibrant aux différentes parties d’un champ on aura

Si se rapporte à un atome vibrant dans la photosphère du soleil

Si se rapporte à un atome vibrant dans un laboratoire terrestre

D’où .

Donc les atomes solaires vibrent plus lentement et leurs franges spectrales doivent être déplacées vers le rouge.

Le lecteur voudra bien se reporter à ce que nous avons dit au deuxième chapitre des expériences tentées sur ce sujet.