Une muse et sa mère/Introduction

Éditions Émile-Paul frères (p. 1-13).


INTRODUCTION


J’usais encore mes culottes sur les bancs du collège de Boulogne-sur-Mer, lorsque je découvris les romantiques. Ce fut un éblouissement. Un de mes camarades, féru d’admiration pour eux, attisait mon enthousiasme. Il me récitait avec flamme des vers de Lamartine, de Hugo, de Musset, de Vigny ; il me prêtait les romans de Balzac et de Hugo. Je complétais cette documentation par des séances à la bibliothèque municipale. Je me rappelle le bibliothécaire, chauve et souriant ; cet excellent homme accueillit vers cette époque avec la plus grande bienveillance et une entière confiance un savant allemand parmi les plus cotés, qui, subrepticement, découpa les plus belles miniatures d’un des manuscrits anciens les plus rares de la bibliothèque, et les glissa dans sa serviette. On ne s’aperçut du vol qu’après son départ. On courut à ses trousses jusqu’à la gare : le train s’ébranlait quand on arriva. On télégraphia à Paris. Le savant savait l’art de se défiler, et oncques ne put-on lui mettre la main au collet. Je me rappelle encore le nez corbin chevauché par un binocle à équilibre instable, et la calotte sommant le crâne pointu de l’adjoint au bibliothécaire, homme tranquille et qui savait fort bien indiquer aux lecteurs l’emplacement du Larousse. Je prenais sur le temps de mes repas et sur celui de mon sommeil pour lire les Misérables ou ingurgiter les Burgraves. Ces derniers m’ont d’ailleurs valu une amère désillusion lorsque je les vis sur la scène du Théâtre-Français, une vingtaine d’années plus tard. Victor Hugo m’apparaissait comme un Titan, comme un dieu, et je me réjouissais à l’idée de contempler ses traits augustes, lorsque je m’installerais à Paris pour terminer mes études. Malheureusement, il ne m’attendit pas, et mourut six mois avant mon arrivée.

Je cherchais à me renseigner sur ces illustres objets de mes élans juvéniles. J’y éprouvais quelque difficulté dans le coin de province où je grandissais, d’autant plus que les nombreux travaux, mémoires, correspondances publiés depuis, de nature à satisfaire ma curiosité, demeuraient encore ensevelis dans des tiroirs secrets et fermés à triple tour. Le Ciel, par bonheur, combla cette lacune d’une manière inattendue.

Depuis que j’étais au monde, je voyais parmi les familiers de la maison une amie de ma mère, appartenant à la génération précédente, et qui s’appelait Mme  Labarre. Elle avait deux grands yeux bleus souriants et doux, une bouche fine admirablement dessinée, et un fort beau front, au haut duquel une raie partageait également les bandeaux de ses cheveux blancs et soyeux ; de longues « anglaises » encadraient sa figure. Seul le nez, qui rougissait, ne s’accordait pas à l’harmonie de l’ensemble, par sa couleur sinon par sa forme ; mais on ne tardait pas à oublier cette légère disgrâce, et pour ma part je ne m’y arrêtai jamais.

Mme  Labarre avait les manières distinguées, sans affectation, des personnes qui ont longtemps fréquenté le meilleur monde. Elle parlait purement, et visait à s’exprimer en un français rigoureusement correct. Elle soulevait de longues discussions sur la propriété ou l’impropriété de certains mots, et choisissait ses expressions. Elle invoquait l’usage du monde, l’autorité de l’Académie française, les décisions de Littré, et, pour la prononciation, s’en rapportait aux artistes du Théâtre-Français, qui faisaient loi. Elle parlait l’italien, vantait la musicalité de cette langue, et se flattait de la prononcer sans défaut.

L’âge modifiait peu à peu le timbre de sa voix ; ma mère me dit qu’elle fut dans sa jeunesse une cantatrice applaudie à Paris. Elle refusait habituellement de se faire entendre. Une seule fois, elle chanta dans une église ; je me rappelle un contralto magnifique, généreux et chaud, mais qui tendait à quelque raucité ; on me vanta l’excellence de la méthode, la netteté de l’articulation, la voix bien posée. Elle partageait fréquemment notre repas du soir.

J’ouvrais toutes grandes mes oreilles, et tous grands mes yeux, car ainsi l’on écouté mieux, pour ne rien perdre de sa conversation charmante, spirituelle, semée de pointes, nourrie de souvenirs, illustrée d’anecdotes dont certaines fleuraient bon le dix huitième siècle léger et libertin. Elle était l’ornement du dîner annuel que mes parents avaient institué pour la fête de sainte Cécile. Le matin, mon père, violoncelliste, se faisait entendre à une messe solennelle en musique. Au retour, je vois encore la table de la salle à manger munie de toutes ses rallonges, le linge blanc, l’argenterie brillante, les cristaux étincelants, et le grand feu de houille qui flambait dans la grille, les bouteilles vénérables que l’on chambrait, et je respire encore la bonne odeur de cuisine qui emplissait la maison et aiguisait l’appétit.

Vers une heure après-midi, un à un, les invités arrivaient, vieux amis fidèles, toujours les mêmes. Ma mémoire me représente avec netteté les traits de leurs physionomies affectueuses qui se penchaient complaisamment vers moi, en me félicitant de mes « succès » d’écolier. Ils abordaient ma mère avec des grâces surannées et touchantes. Seule, Mme  Labarre n’arrivait pas. Elle avait coutume de s’attarder plus que de raison aux soins de sa toilette. Chacun était debout de bonne heure ce jour là ; la faim tenaillait les estomacs. Le rôti risquait d’être trop cuit. Mon père pestait ouvertement contre la retardataire, et finissait par courir jusque chez elle pour la ramener. Elle faisait son entrée, nullement émue, trouvant naturel qu’on l’attendît ; il semblait que cet hommage lui fût dû. Après quoi, le charme opérait, en même temps que les estomacs recevaient satisfaction ; elle brillait dans ce petit cercle de province, et cela lui rappelait des succès plus retentissants sur une scène plus considérable.

L’une après l’autre, la mort a figé les physionomies joyeuses qui entouraient ce jour-là la table familiale munie de ses rallonges. Quelle mélancolie de savoir éteints à jamais ces bons sourires dont la douceur capitonna ma première enfance et encouragea ma jeunesse ! Aujourd’hui, je reste seul à m’en souvenir, et, après moi, ces êtres et ces choses qui tinrent une telle place dans mon existence seront comme s’ils n’avaient jamais été, seront du néant.

Mme  Labarre subit le sort commun : elle vieillit.

Elle ne parvint jamais à s’y résoudre. Sa situation pécuniaire empirait avec les années ; les cigales ne sont jamais prévoyantes. Dans la pauvreté, elle conserva sa belle allure. Elle dut arborer de grosses besicles ; elle devint complètement aveugle, et sourde. Dans cet état, il lui était difficile de se tenir au courant du mouvement des arts et de la littérature. Elle ne l’avouait pas. Elle se persuada que si elle ne connaissait parmi les nouveautés aucune œuvre qui retînt son attention, c’est qu’il ne s’en produisait pas.

— N’est-ce pas, mon enfant, me disait-elle, n’est-ce pas… il n’y a plus rien ? Connais-tu un poète comparable à ceux de mon temps ?… un musicien ?… un romancier ? Il n’y a plus rien !…

Je n’avais pas la cruauté de la contredire. À quoi bon ? Ne valait-il pas mieux lui laisser son illusion ?

Elle approchait de quatre-vingt-onze ans lorsqu’elle s’éteignit dans la maison de retraite où s’écoulèrent ses dernières années. Elle mourut le 6 juillet 1906. Qui était-elle ?

Je ne l’appris que par bribes. Elle était née à Paris, rue Favart, en janvier 1816. De son nom de jeune fille, elle s’appelait Antoinette Lambert ; on romantisa son prénom en celui d’Antonia lorsqu’elle se produisit en public. On connaissait son père comme harpiste et compositeur. Elle acquit rapide ment dans les salons une réputation de cantatrice. Dès 1834, Isabelle Chopin écrivait à son frère : « Oh ! Mon cher Fritz, j’apprends des études et le premier solo du concerto, qu’en dis-tu ? C’est trop de hardiesse, pas vrai ? Mais c’est dans l’espoir qu’il m’arrivera la même chose qu’à Mlle  Lambert, à laquelle, en récompense, tu as joué ton concerto, ou que tu as écoutée. » Sophie Gay et Mme  Émile de Girardin la prennent en affection. Elle n’a que dix neuf ans, et déjà le Mercure de France, dans son numéro du 15 avril 1835, citant les célébrités et les attractions du salon de ses protectrices, disait d’elle : « Tantôt c’est Mlle  Lambert, jeune fille belle et poétique, qui charme ces soirées par une des voix les plus délicieuses et les plus expressives que l’on puisse entendre, et qui convient merveilleusement aux romances de M. Labarre. » L’année suivante, le comte Rodolphe Apponyi l’entend à une soirée donnée le 17 mars chez Mme  de Girardin, où il cite la présence d’Alfred de Musset, d’Alphonse de Lamartine, de Balzac, de Hugo, de Jules Janin, d’Émile Deschamps, d’Alexandre Dumas, de Jules de Rességuier. La maîtresse de la maison, puis Lamartine, disent des vers. Antonia Lambert chante à son tour : « Plusieurs de ces romances ont été composées par Mlle  Lambert, charmante jeune personne remplie de talent, et qui chante d’une manière inimitable. » Le mois suivant, le 3 avril, le comte Apponyi l’entend à nouveau à une représentation du fameux théâtre Castellane, qui venait de s’ouvrir, et où Sophie Gay fut longtemps une autorité. On joue Michel et Christine, et, dit Apponyi, « Mlle  Antonia Lambert nous a charmés et enchantés par sa manière ravissante de chanter et de jouer, par son air doux, sa charmante figure ».

Mme  de Girardin elle-même, dans ce roman d’une amusante fantaisie qu’elle intitula la Canne de Monsieur de Balsac, nous la montre dans tout l’éclat de sa jeunesse et de son talent. La figure de la jeune artiste apparaît singulièrement séduisante. « Savez vous à qui Clarisse ressemblait ? Connaissez-vous Mlle  Antonia Lambert, cette jeune personne dont la voix est si belle, qui chante avec inspiration, comme on voudrait dire les vers ? Eh bien ! c’est elle qui peut seule donner l’idée de Clarisse. Comme elle, Clarisse était grande et svelte ; elle avait les mêmes yeux, les mêmes cheveux blonds, le même doux sourire, le même gracieux maintien, et dans les manières, ce mélange de confiance et de modestie, que donne l’union d’une extrême jeunesse et d’un grand talent. »

On ne s’étonne pas que le vin de la flatterie l’ait quelque peu grisée, ni qu’elle éprouvât quelque amertume, sur ses vieux jours, à comparer sa situation présente au souvenir des hommages que lui rendait une foule d’adorateurs, composée de ce que la société parisienne comprenait de plus élégant, de plus brillant, de plus illustre.

Elle me conta que Mme  de Girardin voulut la marier à Scribe, parvenu au comble de la réputation, et fort riche : elle le trouva trop vieux, trop laid. Elle lui préféra le jeune et beau Théodore Labarre, dont elle interprétait les œuvres, avec qui elle chantait des duos, et que souvent elle inspirait. Une fort belle lithographie de H. Grévedon nous prouve que la jeune fille avait bon goût. Labarre était aussi un familier des salons de Sophie Gay et de Mme  de Girardin. Dans un album de romances qu’en 1836 il publia, et dont il fit magnifiquement relier un exemplaire pour Sophie Gay, il inscrivit ce nom en tête de la Fille d’Otaïti, dont les paroles sont de Victor Hugo, et le nom de Delphine en tête du Naufragé, dont les paroles sont de A. Bétourné. L’une des romances de l’album, Mathilde, a pour auteur Mme  de Girardin elle-même, qui, dans son Courrier de Paris, fait à maintes reprises l’éloge du compositeur.

Il était élève de Cousineau, de Bachsa et de Naderman qui fut professeur de chant de Mme  Récamier. Harpiste de grand talent, il connut une vogue immense en France et en Angleterre, fit jouer des ballets, des drames lyriques, des opéras comiques ; parmi tant de romances sentimentales que la fraîche voix et le jeune talent de la belle Antonia Lambert faisaient valoir, sa Jeune fille aux yeux noirs et Viens dans ma nacelle firent fureur ; l’écho de leur succès retentit jusqu’à nous. Il fut directeur de l’Opéra-Comique et maître de chapelle de Napoléon III.

« Il ne la rendit pas heureuse », me disait-on. Cela signifiait évidemment qu’il la trompait, et qu’elle en souffrit. Je ne pus jamais en savoir davantage sur ce chapitre.

Un jour, allant donner une série de concerts à Londres, elle traversa Boulogne. Au retour, elle s’y arrêta, et s’y fixa. Elle devint veuve à peu près en même temps, et donna des leçons pour vivre. D’emblée, elle obtint la meilleure clientèle de la ville.

Je dus de la connaître à cet ensemble de circonstances. Tout enfant, j’éprouvai pour elle une vive affection. Mais je ne l’appréciai vraiment que vers ma quinzième année. Alors, je perçus quelques lueurs sur son passé. Du jour où je sus qu’elle avait fréquenté chez Mme  de Girardin les hommes mêmes auxquels allait mon culte, je ne taris plus de questions. Malheureusement les femmes, surtout jeunes et jolies, ont une manière de juger les autres femmes, et les hommes, qui n’a rien de commun avec la rigueur critique d’une méthode strictement scientifique.

Sur les femmes, Mlle  Labarre ne posait jamais qu’une question : « Est-elle jolie ? »

Il lui arriva même de le demander à propos d’une négresse, sur qui la conversation s’égara.

Quant aux hommes, je démêlai qu’elle leur mesurait son estime à l’attention qu’ils accordaient à ses charmes et à son talent. Elle était trop intelligente pour ne pas apprécier leur valeur, le cas échéant, mais alors la sympathie manquait, et l’enthousiasme. Je l’interrogeai d’abord sur Victor Hugo. Elle ne sut m’en dire autre chose sinon qu’il était brutal et peu sociable. Il avait dédaigné de lui adresser la parole, et préférait la conversation des hommes.

Elle éprouvait pour Alfred de Musset une sorte de tendresse indulgente. Elle me le décrivait physiquement pas très grand, le dos large et un peu voûté, la redingote pincée à la taille, la démarche élégante et désinvolte.

— Tiens ! disait-elle, il ressemblait exactement comme allure à M. G. P.

Je compris, lorsque je vis le portrait aux deux crayons de Franck Lamy : ses commentaires me permirent de l’interpréter, et maintenant, grâce à elle, je suis sûr que je me fais de l’aspect physique du poète une image bien proche de la vérité. Je recueillis d’elle cette anecdote, assez pénible : un soir, après le spectacle, Musset conduisit Rachel en voiture chez Mme  de Girardin. Il avait bu. En route, il en éprouva l’inconvénient, et la robe de la tragédienne en supporta les conséquences. Cruellement, elle déclara, montrant sa robe :

— Je vous apporte la dernière production de notre grand poète, Alfred de Musset.

Cette autre rachète la précédente : dans un salon, Hugo, Lamartine et Musset sont réunis ; un domestique présente un billet sur un plateau. L’adresse porte : « Au plus grand poète français contemporain. » Hugo et Lamartine étendent simultanément la main ; bien entendu, Hugo s’empare du billet. Il le décachète, et lit : « Mon cher Alfred… »

Mlle  Labarre ne partageait pas cette opinion. Son grand homme, son héros, son dieu, c’était Lamartine. Elle disait « Hugo », et « Alfred de Musset », mais elle articulait : « Monsieur de Lamartine ».

« Monsieur de Lamartine » était charmant, distingué, grand seigneur, et d’une politesse raffinée. Lorsqu’il lui fut présenté, il lui tourna galamment un compliment dont les termes lui demeuraient présents à la mémoire. Elle les répétait avec complaisance. Je regrette de n’avoir pas noté cette phrase assez banale, mais à chaque mot de laquelle l’intéressée attribuait la plénitude de sa signification et de sa portée. Elle savait ses vers par cœur. Sur un exemplaire des Méditations dont il lui fit hommage, le poète, de son écriture aristocratique, inscrivit une strophe. Elle conservait pieusement ce petit livre.

Elle me parlait encore de Berlioz à l’ironie mordante, à la dent dure ; de Rossini, dont elle raffolait et chantait la musique avec passion ; de Wagner, qu’elle abominait en tant qu’Allemand et dont elle détestait la musique. Je me rappelle sa fureur, un jour qu’une de ses élèves lui chanta la romance de l’Étoile sans en nommer l’auteur. Mme  Labarre se récria d’admiration, mais entra dans une violente colère en apprenant qu’il s’agissait d’un fragment du Tannhäuser.

Elle me nommait Mme  Pasta, Rachel ; elle riait

encore au souvenir d’Arnal. Mon imagination s’exal tait à ces entretiens sur un passé dont je subissais l’émerveillement. Sans doute, ma vieille amie éprouvait un plaisir mélancolique à revenir sur cette période brillante de son existence ; elle s’attardait volontiers à nos causeries. Ma verve poétique s’en inspira. J’écrivis un sonnet, ou quelque chose d’approchant. J’évoquais les grands poètes du romantisme ; je commençais et finissais par ce vers :

   Ces hommes demi-dieux vous les avez connus !

Lorsque j’eus terminé ma lecture, Mme  Labarre fondit en larmes. J’en fus bouleversé. Je protestai que je n’avais pas précisément visé un pareil résultat. Elle sourit à travers ses larmes, et m’embrassa en me disant tout le plaisir que je venais de lui procurer.

Son portrait serait incomplet si je n’ajoutais combien elle aimait à admirer, si je ne soulignais la franchise de son rire, et la finesse avec laquelle elle contait des anecdotes parfois scabreuses. Un jour où un de mes amis avait plaisanté devant elle à tort et à travers, elle le considéra d’un œil curieux, et dit, comme se parlant à elle-même :

— Ce Jacques !… Ce qu’il doit être amusant dans l’intimité !…

Sur le moment, je ne saisis pas la portée de cette réflexion d’apparence inoffensive. Plus tard, je compris. Mme  Labarre s’apparentait à ces femmes délicieuses que furent nos grand’mères du siècle poudré, dont l’esprit, autant que la compétence en amour, demeurent indiscutables.

On devine l’aliment fourni à mon imagination par cette femme exceptionnelle, qui avait approché les hommes dont je faisais mes idoles. Je n’étais pas exempt de cette curiosité qui pousse tant de lecteurs à savoir comment sont faits leurs auteurs préférés, et leur manière de se comporter dans l’ordinaire de l’existence. La mienne recevait satisfaction, dans la mesure où elle n’avait à craindre aucune désillusion. Certainement, Mme  Labarre m’apportait un reflet de ce que fut Mme  de Girardin, un peu de l’air qui flottait autour d’elle. Elle en subit l’influence, elle l’admira, elle l’aima, elle la prit pour modèle. Elle partagea ses goûts en littérature et en art. Elle s’enthousiasma pour les mêmes génies. Sa beauté blonde supporta sans faiblir le voisinage de la tenture vert clair, redoutable aux teints de brunes, du salon où brilla la beauté blonde de Delphine.

Et peut-être, dans les correspondances où l’encre a pâli sur les papiers jaunis, dans les mémoires où le jeu des passions personnelles et celui des intérêts ont pu mettre un masque au visage de la Vérité, dans les colonnes des journaux où les contemporains ont hâtivement jeté des notations d’actualité, des allusions dont nous ne pénétrons le sens qu’à grand renfort d’érudition, peut-être les conversations de ma vieille amie m’auront-elles permis de retrouver, plus vivantes, les figures attirantes de ces fantômes évanouis, dont à près d’un siècle de distance le charme ne cesse de nous subjuguer.