V. Île du Prince Édouard
V. Île du Prince Édouard


V

ÎLE DU PRINCE ÉDOUARD

Tignish. — Charlottetown. — Rustico.


L’Homme Rouge qui, le premier, la posséda, l’appelait Abegweit, ou Reine de la Vague ; Sébastien Cabot, l’ayant découverte le 24 juin 1497, la baptisa, pour cette raison, Île Saint-Jean, nom qu’elle perdit en 1799, pour prendre celui de Prince-Édouard en l’honneur du duc de Kent qui commandait à Halifax ; ses côtes sont basses, plantées de sapins ; elle apparaît au large comme un croissant de verdure étendu sur la mer. Après avoir, en trois heures, traversé, sur un excellent bateau, les trente-cinq milles du détroit de Northumberland, que l’on a peine à s’imaginer presque totalement gelé en hiver, je débarquai à Summerside, petite ville d’environ 3 000 habitants, d’où, le lendemain, je pris le train pour Tignish qui est un des principaux centres français de cette île, dont la population compte environ 12 000 Acadiens sur un total de plus de 100 000 âmes.

ACADIENNE DE TIGNISH.
CLICHÉ DE L’AUTEUR.

J’allai d’abord visiter MM. Buote, père et fils, directeurs du journal français l’Impartial, qui me reçurent avec la plus grande amabilité et voulurent bien m’accompagner chez quelques Français. Là, pour la première fois, je vis des Acadiennes dans leur costume national qui, par bien des côtés, est semblable encore à celui que l’on porte en Basse-Normandie : les jupes rayées de différentes couleurs, faites d’une étoffe tissée à la maison et que, des deux côtés de l’Océan, l’on appelle « droguet », sont identiques, ainsi que le mouchoir croisé sur la poitrine et la croix d’or pendant au bout d’une chaîne passée autour du cou. Quant au bonnet blanc et au voile noir qui le recouvre, c’est la coiffure des bourgeoises françaises du temps de Louis XIV. Ce costume si seyant des aïeules, — celui d’Évangeline — qui s’est perpétué à travers tant de vicissitudes, n’est malheureusement plus porté que par les femmes d’un certain âge, les jeunes filles le délaissent pour les modes nouvelles et, avant quarante ans, il aura, je le crains, totalement disparu. Quelques curés de langue anglaise se sont, je ne sais trop dans quel but, acharnés contre lui ; à l’un d’eux, Écossais, qui m’en faisait l’aveu dépouillé d’artifice, j’avais envie de demander s’il eût trouvé convenable qu’un prêtre français, installé en Écosse, fît de la propagande pour exhorter les Highlanders à porter des culottes.

De mes visites, la plus intéressante fut celle que je rendis à un vénérable patriarche qui, grâce à son industrie, est devenu un des premiers propriétaires de Tignish où il s’est constitué un domaine agricole très important. Il n’a jamais voulu apprendre un mot d’anglais et s’est toujours servi d’un interprète pour ses négociations commerciales ; malgré ses 70 ans passés, il n’est sorti qu’une fois de l’île pour aller à Shediac, qu’il prononce Gédaïque, à l’ancienne mode. « Vous voyez, conclut-il, que je n’ai jamais beaucoup « grouillé. »

Je devais être le seul Français que ce vieil Acadien eût jamais vu de sa vie ; aussi me regardait-il avec une curiosité touchante et un plaisir manifeste. Quand il voulut parler de notre pays, de ce pays, pour lui si vague et inconnaissable, il balbutia quelques mots avec une sorte de frémissement convulsif, le reste s’étrangla dans sa gorge, puis je l’entendis qui murmurait tout bas : « La France… » à plusieurs reprises.

La France, la vieille France d’outre mer d’où sont venus leurs morts, quelle idée s’en font-ils, ces esprits simples et pieux ? Ils l’imaginent, sans doute, comme quelque cathédrale, une basilique immense environnée des flots — tel un mont Saint-Michel que les Anglais n’ont jamais pris — pour eux, c’est la terre sainte, une Mecque inconnue, un grand pays confus de rêves, auquel ils songent, lorsque l’orgueil saxon, parfois, devient trop lourd ; — car « l’amour de la France est resté un objet de culte pour les Acadiens, son nom est une musique à leur cœur, et son souvenir, grandissant dans la fantasmagorie du passé, s’élève jusqu’au ciel, semblable à un sommet étoilé. »

M. le sénateur Poirier, à qui j’emprunte cette phrase, me disait qu’un jour devant un vieil Acadien du Cap-Breton, il exaltait le génie de notre race, éducatrice des peuples, qui a promené de par le monde entier le flambeau de la civilisation ; en entendant évoquer cette France lointaine dont le renom glorieux n’était jamais parvenu jusqu’à lui, le vieillard humilié courba la tête et se mit à pleurer comme un enfant[1].

En les couvrant de mépris, en les confondant presque avec les sauvages, on croyait nous abaisser nous-mêmes et, à force de le leur faire sentir, on était parvenu à les convaincre qu’ils appartenaient à une race inférieure ; on ridiculisait aussi leur langage que l’on affectait de prendre pour un patois incompréhensible ! « Cependant, ils ne convenaient pas qu’il fût si ridicule, ni honteux de parler français entre eux, le soir, au retour des champs, les enfants rangés autour de l’âtre ; sur la haute mer, quand la houle est menaçante, ou que le vent gémit sa mélopée plaintive ; sur la grande place de l’église, le dimanche, où la paroisse se réunit, quitte à entendre, à l’intérieur, la parole de Dieu dans une langue étrangère que les femmes et les enfants ne comprenaient pas et ne comprendraient jamais. Ils étaient si doux à l’oreille, les vieux cantiques de France ! Pourquoi les proscrire ? Que chanteraient-ils jamais, s’il ne leur était pas permis, non plus, de chanter les complaintes de Port-Royal et de Grand-Pré qui les faisaient doucement pleurer ?… Honteux de parler français, cela voulait dire honteux de l’être ! »[2]

Privés de tout secours intellectuel et menacés de perdre leur langue, ils tentèrent cependant l’impossible pour conserver ce patrimoine à leurs enfants ; qu’on en juge par le récit suivant : « Vers 1864, il s’échappa d’un navire passant près de la dune de Bouctouche, un matelot fatigué de la mer, qui gagna la rive à la nage, ayant appris que cette plage était habitée par des Français. On l’habilla et l’on s’aperçut bientôt qu’il savait lire et écrire ; une école fut incontinent ouverte à laquelle se rendirent tous les enfants du village ; à la confédération (1867), il fut choisi candidat pour la chambre fédérale et élu, en dépit d’une opposition anglaise acharnée. M. Auguste Renaud, c’est son nom, siégea aux Communes canadiennes de 1867 à 1872 en qualité de seul représentant acadien et s’acquitta de ses fonctions avec beaucoup d’habileté et une grande fidélité ».[3]

Au moment où j’allais quitter le vieillard de Tignish, il me tendit un verre d’une liqueur délicieuse faite de fruits sauvages, et nous bûmes ensemble à l’ « au-delà » de mystère qu’était pour lui la France,

Le lendemain matin, je repris le train qui me fit repasser, sans m’arrêter, à Summerside, et me conduisit directement à Charlottetown, capitale de l’île. À peine étais-je descendu à l’hôtel, que je reçus la visite collective des abbés Pierre Gauthier, professeur de philosophie au collège Saint-Dunstan, Mac Donald, curé de Miscouche, Arsenault, curé du Mont-Carmel et Boudreault, curé de Saint-Jacques d’Egmont. Ces braves prêtres avaient appris qu’un Français passait dans leur île et, spontanément, s’étaient réunis pour lui souhaiter la bienvenue. En me quittant, le Père Gauthier voulut bien m’offrir de m’accompagner le lendemain à Rustico dont il est originaire, et je consacrai ma journée à visiter la capitale, notre ancien Port La Joie, qui est devenu une belle ville de 11 000 habitants, fort bien bâtie et riche en monuments publics qui ne dépareraient aucune grande cité du continent américain.


(À suivre.) Gaston du Boscq de Beaumont.


UNE MISSION EN ACADIE[4]

ET DU LAC SAINT-JEAN AU NIAGARA.
PAR GASTON DU BOSCQ de BEAUMONT.


CHARLOTTETOWN. — RUSTICO. — LE FRANÇAIS DANS L’ÎLE DU PRINCE ÉDOUARD. — L’AVENIR DES ACADIENS.



Le first class hotel où j’étais descendu, ne le cédait en rien, comme confort et tenue, à celui de Sydney ; tout au plus pourrait-on lui reprocher cette profusion de petits récipients contre lesquels on trébuche à chaque pas, mais qui sont, en quelque sorte, rendus indispensables par l’usage immodéré que font de la chique les citoyens du Nouveau-Monde : du fond du rocking chair où il se balance en lisant un journal de trente-deux pages, l’Américain arrive à des prodiges de balistique pour atteindre le but — parfois fort éloigné — représenté par ces vases de terre brune dont les « halls » d’hôtels sont parsemés ; il doit falloir pratiquer dès l’enfance pour parvenir à une telle sûreté de bouche ; c’est une marque d’origine inimitable et qui explique cette boutade d’un Américain à un Français maladroit qui venait de l’éclabousser : « Je vois, vous êtes un commençant ! »

CHARLOTTETOWN (ÎLE DU PRINCE ÉDOUARD).
CLICHÉ DU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR DU CANADA.

La nourriture est passable dans ces hôtels, mais on est, pour la boisson, obligé d’opter entre deux régimes : lacté ou aquatique (glace à volonté). Le vin est un mythe et la bière elle-même — dans les comtés où sévit l’acte de tempérance — prohibée. Le fait de demander une bouteille de pale ale à la maid qui vous sert, lui fait jeter de tels regards effarouchés, que vous vous demandez si votre anglais ne vous a pas trahi et ce qu’elle a bien pu comprendre. Il y a, d’ailleurs, pour ceux qui savent, plus d’un moyen de tourner la difficulté et cette tartuferie officielle ne trompe personne. Sous prétexte, sans doute, que le temps vaut de l’argent, on ne s’attarde pas à table : quand il m’arrivait de lever les yeux de mon assiette ou de souffler entre deux plats, on venait me demander ce que j’attendais ; je ne suis jamais, non plu, parvenu à les plier à mes habitudes, voire les plus simples ; pas une fois je n’ai pu obtenir qu’on me servît mon café à la fin du repas ; j’avais beau le renvoyer, on me le rapportait toujours triomphalement entre chaque service. Enfin, dernier détail, ces « first class hotels » ont des horaires réglés comme ceux d’une caserne : faute de s’y conformer, on s’expose à tous les mécomptes, dont l’un des moindres est de se coucher à jeun.

Le lendemain, de bonne heure, M. l’abbé Gauthier m’attendait, devant la porte, avec sa voiture, et le trajet que nous fîmes pour nous rendre à Rustico (corruption anglaise de Racicot), me permit d’admirer cette île dont la calme beauté diffère des grandeurs sauvages de sa voisine du Cap-Breton. On l’appelle, à bon droit, le jardin du golfe et elle est presque aussi cultivée que Wight ou Jersey, mais le voyageur d’Europe lui préférera toujours notre ancienne Île Royale, ses lacs amers inoubliables et ses grands bois de mélèzes et de pins aux profondeurs inaccessibles.

Après avoir traversé quelques bois de « pruche »[5] et franchi des cours d’eau du lit desquels, à marée basse, on extrait le fameux mussel mud (mot à mot : boue de moules, détritus organiques à base calcaire qui jouent un grand rôle dans la fertilité de ces régions), nous atteignîmes la grande paroisse rurale de Rustico où le curé, M. l’abbé Ronald Mac Donald, prédicateur éloquent et qui parle notre langue comme la sienne propre, nous accorda une hospitalité vraiment écossaise, bien digne d’un descendant de ces Jacobites, héréditaires amis de la France. M. l’abbé Mac Donald apprécie comme il convient le pittoresque costume de ses Acadiennes et ferait, au besoin, tous ses efforts pour les engager à le conserver.

L’après-midi fut consacré à visiter le village et à causer avec les habitants : comme à Tignish et à Memramcook, je fus frappé de leur physionomie si française et de leur bon accent ; il n’est pas jusqu’aux expressions patoises que, de temps à autres, ils emploient, telles que : j’étions, j’avions, qui ne soient douces à l’oreille, comme un écho lointain de nos anciennes provinces.

ACADIENNE DE RUSTICO. — DESSIN DE MIGNON. — CLICHÉ DE C. LEWIS (CHARLOTTETOWN).

La jeune génération qui sait lire et écrire, parle plus correctement, mais son français a moins de profondeur que celui des vieillards : trop mêlé d’anglicismes, il ne découle pas du génie même de la langue, dont, quoi qu’on dise, le peuple a le dépôt ; quelques-uns ont involontairement recours à l’anglais quand ils veulent s’expliquer entre eux d’une façon plus précise. Enfin, beaucoup de termes maritimes qui se sont glissés dans le langage courant, lui donnent une saveur caractéristique, témoin ce prêtre qui me disait un jour : « Depuis trente ans que je me suis embarqué dans la soutane… »

L’ensemble de la population est aussi bigarré et particulariste qu’au Cap-Breton, d’où un aspect heurté que dut avoir notre vieux monde au lendemain des grandes invasions qui transplantèrent et contraignirent à vivre côte à côte tant de peuplades diverses et ennemies, jusqu’au jour où les siècles niveleurs ayant éteint les haines et confondu le sang des races, de l’unité naquirent les patries.



Le jour suivant, 16 juin, je quittai l’île et remontai directement jusqu’à Québec avec le regret de n’avoir pu comprendre, dans cette tournée rapide notre ancien Port-Royal (maintenant Annapolis), au Sud-Est de la Nouvelle-Écosse, qui fut, en 1604, le premier point colonisé de la presqu’île, d’où essaimèrent plus tard les groupes de familles, souches primordiales du peuple acadien.

Ce peuple, que l’on croyait rayé de la liste des nations, a fait depuis vingt ans des progrès immenses et inespérés, grâce à la diffusion d’une instruction dont il avait été si malheureusement privé jusque-là. Il tient déjà toutes les côtes de ce Nouveau-Brunswick, si vaste et si peu peuplé, qui peut un jour devenir une Acadie nouvelle, si le danger de l’émigration aux États-Unis est enrayé. Un autre danger provient de l’enseignement même, trop exclusivement anglais dans certaines écoles, de sorte que ce sont les plus instruits d’entre les Acadiens qui courent le plus de risques de perdre leur langue maternelle.

Le jour où l’enseignement des deux langues sera sûr un même pied d’égalité, la race acadienne — qui a su se ressaisir et a donné un admirable exemple de fidélité à ses traditions — la race acadienne, confiante en cette étoile qu’elle a choisie comme emblème, pourra, reprenant le cours momentanément enrayé de ses destinées, concourir avec les Canadiens à restaurer et pour toujours, dans l’Amérique du Nord, la Nouvelle-France.

  1. Le P. Lefebvre et l’Acadie, p. 203.
  2. Ibid., p. 163.
  3. Ibid., p. 203.
  4. Suite. Voyez p. 529 et 541.
  5. La pruche (en anglais spruce) est une sorte d’épinette blanche très répandue au Canada et dont la pulpe sert à la fabrication du papier.