Une lettre à Émile Zola

Livre d’hommage des lettres françaises à Émile ZolaSociété libre d’Édition des Gens de Lettres, G. Balat (p. 16-19).

UNE LETTRE

  Mon cher Ami,

Eh oui ! j’ai longtemps pensé comme vous ! J’ai cru Dreyfus coupable !! ! et, alors l’horreur et le dégoût étaient tels, chez moi, qu’aussi féroce qu’un Abdul, j’étais heureux que la loi n’ait pas permis de le fusilier, parce que là bas, à l’île du Diable, il subissait mille morts et agonisait à chaque heure de jour et à chaque heure de nuit.

Était-ce assez féroce pour un cryptogamiste ?… Que voulez-vous ? les losonistes sont, sans doute, comme les poltrons quand ils sont échauffés, ils perdent toute mesure. Mais la trahison n’est pas un crime ordinaire… elle peut amener le massacre de compatriotes… Comment [illisible] circonstance aggravante le traître était un officier qui vendait le reste de la Patrie à ceux qui venaient de nous ravir l’Alsace et la Lorraine…

Depuis, le doute est entré dans mon esprit, les révélations faites de tous côtés m’ont amené à réfléchir, et j’en suis, peu à peu, arrivé à me dire : et pourtant s’il n’était pas coupable !  ! Quand à votre tour vous serez pris de ce doute, et, soyez en certain, cela vous prendra, car la lumière filtrera jusque dans votre village, vous sentirez combien il est troublant de penser qu’une erreur a pu être commise et qu’un innocent subit le martyre !

Cette idée était arrivée à me troubler profondément ; aussi je vous avoue en toute sincérité que j’ai applaudi du fond du cœur à la lettre qu’Émile Zola adressait au président de la République. Oui j’ai admiré le courage de cet homme qui, alors que beaucoup étaient encore à douter se levait et, tout seul, avec l’autorité de son grand nom et le prestige de son génie, venait s’offrir pour faire la lumière, pour calmer ses angoisses, celles de bien d’autres et les miennes.

La lumière si désirée par beaucoup (peut-être redoutée par d’autres) n’a pu être faite comme il se le proposait ; néanmoins ses détracteurs, forcés de répondre au chevaleresque écrivain, n’ont trouvé à opposer à ses affirmations si nettes que le moyen de silence ou des palinodies. Tout en paradant pour la galerie, et, bien que la « mélinite » ait fait long feu et que la « massue » soit restée sur le « billot », ils ont obtenu la condamnation de ce gêneur qu’ils n’ont pas osé regarder de face.

Oh ! je sais bien que, encore à l’heure présente, si l’on plébiscitait sur l’affaire Dreyfus-Zola, la majorité serait contre Émile Zola ; et peut être rééditerait-on le Vox populi ! Vox Dei ! Eh bien ! je vous déclare que je n’y crois plus à cette « voix »… C’est elle qui en 1850 nous a donné l’Empire. C’est elle qui en 1870 nous a menés à Sedan et non à Berlin, et, pour remonter plus haut, c’est elle qui a condamné à mort « Jésus » et gracié « Barrabas » ! Il y a eu de tout temps des Ponce-Pilate…, croyez moi en ce moment, il y a peu d’honneur à se mettre du côté de la « majorité » qui conspue Zola.

Pour mon compte, que Zola ait tort ou raison, je ne l’en admire pas moins :

S’il a tort et si Dreyfus est coupable, je lui saurai gré de m’avoir délivré du cauchemar de son innocence ; et je laisserai le traître subir sa peine. On scellera son tombeau, et l’on ne parlera plus de lui ;

S’il a raison et s’il prouve l’innocence du condamné de l’Île du Diable, ce sera mieux encore, car ce sera pour la conscience publique et pour les cœurs français un soulagement de savoir que quel que soit le sang qui coule dans les veines de nos soldats, aucun n’est traître à la Patrie ;

Enfin, quoi qu’il arrive, nous devons quand même remercier M. Émile Zola de nous avoir prouvé que la France n’est pas déchue, que la race des Voltaire et Victor Hugo n’est pas éteinte, et qu’il est encore de grands cœurs qui sont prêts à sacrifier leur tranquillité pour accourir au secours d’une infortune, pour se dévouer au sauvetage d’un malheureux et à la défense de l’Idée…

Dr Léon MARCHAND,
professeur honoraire de l’École supérieure
de Pharmacie de Paris.

Thiais, 28 avril 1898.