La lutte pour le droit dans l’affaire Dreyfus

Livre d’hommage des lettres françaises à Émile ZolaSociété libre d’Édition des Gens de Lettres, G. Balat (p. 10-16).

La lutte pour le droit
dans l’affaire dreyfus

On a pu juger par les manifestations antisémites et les bagarres qui se sont produites à Paris et en province depuis quelques jours, s’il est exact que l’aspect politique de l’affaire Dreyfus est une lutte des défenseurs des droits de l’homme et des principes de 89 contre un flot de réaction cléricale, soulevant avec lui tout ce qui reste des vieux partis monarchistes et du boulangisme et marchant sous l’odieuse raison sociale de l’antisémitisme. Qu’un pareil mouvement mette en danger les libertés modernes et la civilisation même, qui donc pourrait en douter et quel est le libéral, le socialiste, le démocrate qui ne comprenne que son devoir est de faire tête à un pareil mouvement de réaction ?

D’ailleurs, tout le monde y aura vu clair maintenant. Mais avant de devenir ainsi une grave question politique, avant même d’être le procès des bureaux de la guerre contre l’opinion publique, l’affaire Dreyfus se présentait sous un aspect purement juridique qui aurait dû mettre d’accord tous les hommes de bonne foi.

Un homme a été condamné comme traître par cette juridiction exceptionnelle du Conseil de guerre qui n’offre aucune garantie de compétence, d’indépendance ni d’impartialité ; son procès s’est fait à huis clos, mais sous cette même pression d’opinion extérieure qui se traduit en ce moment par le cri de « Mort aux Juifs ! » et par laquelle le haut État-Major français, pourri de cléricalisme est suspect tout au moins de lâche complaisance, sinon de complicité. La publication de l’acte d’accusation a montré combien étaient faibles les preuves apportées contre cet homme à l’appui d’une accusation que tout rendait invraisemblable : sa position sociale, sa situation de fortune, ses mœurs. Même ceux qui ne croient qu’à l’intérêt doivent se dire que Dreyfus avait tout à perdre et rien à gagner à cette trahison.

On connaît la preuve du bordereau attribué par trois experts à Dreyfus, tandis que deux autres refusent d’y voir son écriture. Et ces cinq experts avaient été choisis par le gouvernement. Il n’y avait donc pas de preuves et Dreyfus aurait dû être acquitté ; en audience publique, il l’eût été, même par un Conseil de guerre ; d’ailleurs le crime dont il était accusé et auquel les Français, en proie à la hantise de l’espionnage depuis 1870, croient volontiers, ne rappelle-t-il pas les accusations de blasphème et de sorcellerie ! Y a-t-il des secrets militaires que les gouvernements volent ou achètent par trahison ? Dans ce cas, il faut que les gouvernements soient encore bien naïfs, car il n’est aucun secret militaire qui n’ait une publicité suffisante pour qu’on ne puisse l’acheter pour quelques francs chez les libraires, dans un manuel ou une revue technique quelconque. C’est pourquoi moi, qui n’ai été mêlé ni de près ni de loin à la campagne pour la révision du procès Dreyfus, qui n’ai pas même été consulté par ceux qui ont mené cette campagne, ici ou ailleurs, j’ai toujours cru que Dreyfus n’était pas coupable de ce dont on l’accusait et qu’il était victime des hallucinations chauvines et de la fièvre antisémite de ses contemporains, en même temps que de la plus abominable des violations des droits de la défense.

Car Dreyfus eût peut-être été acquitté même à huis clos (on prétend qu’il le fut) si en chambre du Conseil on n’avait osé mettre sous les yeux de ces juges militaires étrangers à toute notion de droit, imbus de leurs préjugés professionnels et rompus à l’obéissance hiérarchique, des documents secrets qui n’avaient été communiqués ni à l’accusé, ni à son défenseur.

Voilà la monstruosité qu’un clérical, homme de cœur et homme de droit, notre ancien ministre de la justice, M. Lejeune, qualifiait de crime et d’infamie et qui devrait soulever toutes les consciences, car si cela est possible, tout est possible ; il n’y a ni code, ni droit, ni constitution, ni république ; il n’a servi à rien de faire la Révolution de 1789 et de démolir la Bastille. Un homme est à la merci des gouvernants et peut être déporté après un simulacre de jugement.

Or, ce fait monstrueux a été révélé par les journaux du gouvernement ; jamais le gouvernement ne l’a nié. Et finalement le rapport Ravary l’a implicitement avoué en parlant du dossier secret. C’est sur ce point qu’eussent dû porter les interpellations à la Chambre et au Sénat, si l'on avait en France ce souci profond du droit qui fait la force et la liberté de l’Angleterre. Car, ce qui est une trahison, c’est de ne pas protester contre une pareille violation du droit. Et c’est pourquoi même tant d’étrangers, d’ailleurs amis de la France, se joignent à l’éloquente protestation d’Émile Zola.

On a dit qu’il s’agissait de documents dont la publicité eût amené un conflit avec l’Allemagne. C’est faux, puisque l’Allemagne a déclaré, par voie de notes officieuses et de démarches de son ambassadeur à Paris, que jamais Dreyfus n’avait été en relations avec aucun agent allemand.

C’est peu connaître les habitudes des gouvernements que de supposer que l’empereur d’Allemagne croirait de sa dignité de faire ces démarches pour sauver un espion. C’est absurde ; quand un espion se fait prendre, on ne fait rien pour lui. Et d’autre part, s’il y avait quelque chose, l’Allemagne ne s’exposerait pas à la confusion dont le gouvernement pourrait la couvrir en publiant tout, comme les notes officieuses allemandes l’y convient.

L’explication du mystère se trouverait en ceci : les documents communiqués en chambre du Conseil, non vérifiés, acceptés comme vrais par l’État-major et les ministres, seraient de faux documents, sortis de cette usine Norton, à laquelle n’était peut-être pas étranger de Foucauld de Mondion dont on sait les prouesses en Belgique, et qui auront la valeur des documents par lesquels le grotesque Millevoye voulut prouver que Clemenceau et Rochefort étaient à la solde de l’Angleterre, et dont la fausseté était si évidente qu’ils ne causèrent à la Chambre qu’un éclat de rire, bien que deux ministres y eussent ajouté foi. Dans ce cas tout s’explique et le gouvernement français aurait été incommensurablement bête, mais de bonne foi. Et il s’obstinerait en ce moment à ne pas réparer une erreur judiciaire, pour ne pas faire l’aveu de sa stupidité.

La similitude de l’écriture d’Esterhazy avec celle du bordereau, les propos de rastaquouère détraqué qui vivait d’expédients peu avouables, quêtait des aumônes aux Juifs et parlait de se suicider ou de se procurer de l’argent par un crime, permettent de croire que si l’on avait voulu indaguer dans cette voie, on aurait fini par savoir la vérité. Évidemment Esterhazy devait être acquitté du chef de trahison s’il n’y avait contre lui aucune charge sérieuse, bien qu’il y en eût beaucoup plus que contre Dreyfus ; mais s’il avait été poursuivi sérieusement pour escroquerie ou complicité d’escroquerie, si au lieu de le couvrir d’une protection scandaleuse et de faire preuve en sa faveur d’une partialité révoltante on avait recherché, au grand jour, s’il n’a pas été mêlé à la fourniture des documents restés secrets, presque certainement faux, et que le gouvernement a dû payer fort cher, n’aurait-on pas trouvé ce pot aux roses — que M. Billot se défend en termes élégants d’avoir rempli ?

Car la parodie de justice à laquelle on s’est livré pour innocenter cet officier français qui exprimait le regret de ne pas être un uhlan pour sabrer les Français forme la contre partie de cette œuvre d’iniquité qui a été perpétrée dans l’ombre du huis clos et de la chambre du Conseil pour trouver Dreyfus coupable sur la production de pièces qu’il n’a pas vues et dont personne n’a vérifié l’authenticité.

Et l’on voudrait que ceux qui ont le souci du droit, de la justice, ne manifestent pas leur indignation et ne prennent pas la défense de la victime de ces monstruosités parce que c’est un Juif ? Fût-il même aussi un traître, les droits les plus sacrés de la défense n’en auraient pas moins été violés contre lui, et réclamer la re vision de son procès est un devoir inéluctable pour quiconque peut élever la voix, si faible fût-elle, en faveur du droit et de la justice.

Voilà pourquoi j’écris cet article, quoi que ce soit évidemment aux Français surtout à obtenir cette révision, qui importe à l’honneur de leur pays. Car ce qui compromet l’honneur de l’armée et l’honneur de la France, c’est que des iniquités comme celles du procès Dreyfus et des scandales comme ceux du procès Esterhazy et du procès Picquart puissent se produire, sans être immédiatement réprimés et sans valoir à ceux qui en sont responsables la réprobation générale et une punition exemplaire.

On a l’air de ne pas s’en douter en France et de ne pas voir qu’on est en train, sous les yeux de l’Europe attentive, de déshonorer l’armée et le pays en tolérant des turpitudes, des injustices, des violations de tout droit, dont la répression est une question d’honneur.

Il n’y a pas en Europe deux opinions à ce sujet ; si, comme le disait un journal suisse, il n’est pas hors de France un homme de sens qui croie à la culpabilité de Dreyfus, il n’en est pas un non plus qui ne soit révolté par les scandales du huis clos et les procédés de l’autorité militaire, par les manifestations antisémites et l’attitude du gouvernement français et qui n’applaudisse aux efforts de ces hommes généreux, aux Zola, Clemenceau, Scheurer-Kestner, qui, une fois de plus, se sacrifient et se dévouent au salut commun en s’exposant à la calomnie, aux procès, à une impopularité passagère mais toujours amère à subir, pour sauver l’honneur de la France en l’empêchant de persévérer dans une iniquité et ne pas réparer une violation monstrueuse de ces droits de l’homme et du citoyen qu’elle a eu l’honneur de proclamer et d’enseigner au monde.

Georges LORAND,
membre de la Chambre des représentants de Belgique.