Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 423-427).



CHAPITRE IX.

annette lyle.


Dans les moments de trouble, lorsque les lois dépendent de la volonté de chacun, on est forcé de s’y soumettre ; mais dans des temps meilleurs, et lorsque les lois ont repris leur empire, le pouvoir arbitraire tombe en poussière.
Shakspeare. Coriolan.


Dans une petite salle, séparée du reste des convives assemblés au château, lord Menteith et Allan Mac-Aulay tenaient respectueusement compagnie à sir Duncan Campbell, auquel on servit des rafraîchissements de toute espèce. Après avoir causé avec Allan de cette espèce de chasse qu’ils avaient faite ensemble aux Enfants du Brouillard, contre lesquels le chevalier d’Ardenvohr, aussi bien que les Mac-Aulay, avait une haine mortelle et implacable, sir Duncan ne tarda pas à amener la conversation sur le sujet de son message actuel au château de Darnlinvarach.

Il était réellement affligé, dit-il, de voir que des voisins et des amis qui devaient se soutenir mutuellement, étaient près d’en venir aux mains pour une cause qui les intéressait si peu.

« Qu’importe aux chefs highlanders, ajouta-t-il, que ce soit le roi ou le parlement qui triomphe ? Ne vaudrait-il pas mieux leur laisser terminer leurs différends sans nous en mêler, tandis que les chefs pouvaient saisir cette occasion d’établir leur autorité de manière que par la suite le roi ou le parlement ne pût la mettre en question. »

Il rappela à Allan Mac-Aulay que les mesures prises sous le dernier règne pour rétablir la paix dans les Highlands, comme on le disait, n’avaient eu pour but que de miner le pouvoir patriarcal des chefs ; et il lui cita le célèbre établissement des colons du comté de Fife, ainsi qu’on les appelait, dans le Lewis, comme faisant partie d’un plan délibéré, formé pour introduire des étrangers parmi les tribus celtiques, afin de détruire par degrés leurs anciennes coutumes, leur mode de gouvernement, et pour les dépouiller de l’héritage de leurs pères. » Et, » continua-t-il en s’adressant toujours à Allan, « c’est pour donner une autorité despotique au monarque qui a conçu ces desseins, que tant de chefs des Highlands sont sur le point de combattre et de tirer l’épée contre leurs voisins, leurs alliés et leurs anciens confédérés. — C’est à mon frère, répondit Allan, c’est au fils aîné de la maison de mon père, que le chevalier d’Ardenvohr doit adresser ces remontrances. Je suis, il est vrai, le frère d’Angus ; mais, à ce titre, je ne suis que le premier homme de son clan, et forcé de donner l’exemple aux autres, c’est-à-dire d’être toujours prêt à obéir à ses ordres. — La cause est beaucoup plus générale que sir Duncan Campbell ne le suppose, » dit lord Menteith en se mêlant à la conversation : « elle n’est pas limitée entre le Saxon et le Celte, la montagne et la plaine, les Highlands et les Lowlands. Il s’agit de savoir si nous continuerons à être gouvernés par une compagnie d’hommes qui sont nos égaux, ou si nous retournerons au gouvernement naturel du prince, contre lequel ils se sont révoltés. Et quant à l’intérêt des Highlands en particulier, je demande pardon à sir Duncan Campbell de ma franchise, mais il me semble très-évident que le seul effet produit par l’usurpation actuelle, sera l’agrandissement d’un seul clan, qui s’élèvera aux dépens de chaque chef indépendant de nos montagnes. — Je ne vous répondrai point, milord, dit sir Duncan Campbell, car je connais vos préjugés et leur source ; mais vous me pardonnerez aussi de vous dire, que j’ai connu par les livres et par moi-même un comte de Menteith qui, étant à la tête d’une branche rivale de la maison de Graham, aurait dédaigné de se laisser diriger dans ses principes politiques, et de combattre sous les ordres d’un comte de Montrose. — C’est en vain, sir Duncan, » répondit fièrement lord Menteith, « que vous espérez armer ma vanité contre mes principes. Le roi a donné à mes ancêtres leur titre et leur rang, et ils ne pourraient me blâmer, lorsqu’il s’agit de la cause royale, de me soumettre à un homme qui a plus de titres que moi pour commander en chef. Une misérable jalousie ne m’empêchera pas de mettre mon bras et mon épée à la disposition du plus brave, du plus loyal, du plus héroïque chef que l’on puisse choisir parmi la noblesse écossaise. — C’est dommage, dit sir Duncan Campbell, que vous ne puissiez ajouter à son panégyrique les épithètes de plus ferme et de plus constant. Mais je n’ai pas l’intention de discuter avec vous à ce sujet, milord ; » et il fit un signe de la main comme pour couper court à la discussion, « le dé est jeté à votre égard. Permettez-moi seulement d’exprimer mon chagrin pour le sort désastreux dans lequel la témérité naturelle d’Angus Mac-Aulay et l’influence de Votre Seigneurie entraînent mon brave ami Allan que voici, le clan de son père, et bien d’autres vaillants guerriers. — Le sort en est jeté pour tous, sir Duncan, » répliqua Allan d’un air sombre : « la main de fer de la destinée imprime comme avec un fer chaud notre sort sur notre front, long-temps avant que nous puissions pousser un soupir, ou lever un doigt pour nous défendre. S’il en était autrement, par quels moyens le Voyant connaîtrait-il l’avenir à l’aide de ces présages qui comme des ombres frappent les yeux, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil ? Rien n’arrive que ce qui doit nécessairement arriver[1]. »

Sir Duncan Campbell allait répondre, et les points de métaphysique les plus obscurs et les plus contestés allaient être mis en discussion entre deux controversistes highlandais, lorsque la porte s’ouvrit ; et Annette Lyle entra dans la salle, sa clairshach en main. La liberté d’une jeune fille des Highlands se faisait voir dans ses pas et dans ses yeux. Car, habituée à la plus grande intimité avec le laird Mac-Aulay et son frère, avec lord Menteith et les autres jeunes gens qui fréquentaient Darnlinvarach, elle n’avait rien de cette timidité qu’une femme élevée presque exclusivement parmi des personnes de son sexe aurait ressentie ou pensé devoir affecter en pareille circonstance.

Son costume avait quelque chose d’antique, car les modes nouvelles pénétraient rarement dans les Highlands, et elles seraient difficilement parvenues dans un château habité principalement par des hommes dont la seule occupation était la guerre et la chasse. Cependant les vêtements d’Annette étaient non seulement de bon goût, mais riches. Son justaucorps ouvert, avec un haut collet, était fait d’un drap bleu artistement brodé, et des agrafes d’argent servaient à le fermer à volonté. Ses manches larges ne descendaient pas plus bas que le coude, et se terminaient par une frange d’or. Ce surtout, si on peut l’appeler ainsi, recouvrait un autre justaucorps de salin bleu, aussi richement brodé, mais d’une teinte plus pâle ; il était fait d’une étoile de tartan en soie, où la couleur bleue dominait, ce qui l’empêchait de produire l’effet désagréable qui résulte du mélange et de la brusque opposition des couleurs dans les étoffes ordinaires de ce genre. Une antique chaîne d’argent entourait son cou, et supportait le wrest ou la clef avec laquelle elle accordait son instrument. Au-dessus du collet de son justaucorps s’élevait une petite fraise qui était fixée par une épingle de quelque valeur, souvenir que lord Menteith lui avait laissé depuis long-temps. Les tresses de ses blonds cheveux cachaient presque ses yeux, et, avec un sourire et en rougissant, elle annonça qu’elle avait reçu de Mac-Aulay l’ordre de leur demander s’ils aimaient la musique. Sir Duncan Campbell jeta un regard de surprise et d’intérêt sur la charmante personne qui interrompait ainsi sa discussion avec Allan Mac-Aulay.

« Se peut-il, » lui dit-il à voix basse, « qu’une créature si belle et si gracieuse soit la musicienne gagée du château de votre frère ? — Non, non, » répondit aussitôt Allan, et cependant avec quelque hésitation ; « c’est une… une proche parente de notre famille ; et elle est traitée, ajouta-t-il avec plus de fermeté, comme la fille adoptive de la maison de notre père. »

En parlant ainsi, il se leva de son siège, et avec cet air de courtoisie que tout Highlander peut prendre lorsqu’il le juge convenable, il le céda à Annette, et lui offrit en même temps les rafraîchissements qui étaient sur la table, avec un empressement qui avait probablement pour but de donner à sir Duncan une idée de son rang et de son mérite. Si tel était le dessein d’Allan, il n’était pas nécessaire. Sir Duncan avait les yeux fixés sur Annette avec une expression d’intérêt beaucoup plus marqué que celui qu’il aurait ressenti si elle avait été seulement une personne d’importance. Les regards fixes du vieux chevalier embarrassaient la jeune fille, et ce ne fut pas sans une grande hésitation, qu’après avoir accordé son instrument et reçu un coup d’œil d’encouragement de lord Menteith et d’Allan, elle chanta une ballade dans la langue celtique.

Lord Menteith observait, avec quelque surprise, que ces chants paraissaient produire sur l’esprit de sir Duncan Campbell une impression beaucoup plus profonde qu’il ne l’aurait cru, d’après son âge et son caractère. Il savait bien que la sensibilité des Highlanders de cette époque pour les chants et les récits était beaucoup plus grande que celle qu’on rencontrait chez les Lowlanders leurs voisins ; mais cela même, pensait-il, pouvait à peine rendre compte de l’embarras avec lequel le vieillard détournait ses yeux, qu’il avait d’abord tenus fixés sur la chanteuse, comme s’il eût craint de les laisser reposer sur un objet aussi intéressant. On aurait dû d’autant moins s’y attendre, que ses traits exprimaient l’orgueil, l’insensibilité et l’entière habitude du commandement ; et il était impossible de deviner comment une circonstance si ordinaire avait pu produire en lui une telle altération. Son front se couvrit d’un nuage ; il abaissa ses larges et épais sourcils gris, jusqu’à ce qu’ils cachassent presque ses yeux, dans les paupières desquels on voyait rouler quelques larmes. Il resta silencieux et immobile dans cette attitude une minute ou deux après que la dernière note eut cessé de faire vibrer la corde ; alors, levant la tête, il regarda Annette Lyle, comme s’il avait voulu lui parler ; puis, changeant tout à coup d’idée, il allait adresser la parole à Allan, lorsque la porte s’ouvrit, et le maître du château parut dans l’appartement.




  1. Ceci répond à la phrase des musulmans : Cela était écrit. a. m.