Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 487-497).




CHAPITRE XVI.

retour de dalgetty au camp.


Des montagnes escarpées, de hautes collines protègent son année d’un côté ; de l’autre elle est défendue par des terrains fangeux et des marécages.
À cette nouvelle, le comte fit appeler ses capitaines au conseil. Tous, dans leur humeur chagrine, furent d’avis d’aller en avant, et de se soumettre à la fortune, quoi qu’il arrivât.
Flodde-Field, ancien poème.


Montrose avait alors une carrière magnifique à parcourir, pourvu qu’il pût obtenir le consentement de ses troupes, braves, mais inconstantes, et celui de leurs chieftains indépendants. Les basses terres lui étaient ouvertes, sans qu’une armée pût s’opposer à sa marche ; car les amis d’Argyle avaient quitté l’armée des covenantaires lorsque leur maître avait rendu sa commission, et plusieurs autres corps, fatigués de la guerre, avaient profité de l’occasion pour se séparer. Aussi, descendant le Strath-Tay, l’un des passages les plus commodes des Highlands, Montrose n’avait qu’à se présenter dans les basses terres pour réveiller l’esprit chevaleresque et la loyauté des gentilshommes qui étaient au nord du Forth.

L’acquisition de ces pays, soit qu’elle eût lieu avec ou sans résistance, le mettait en possession d’une des parties les plus riches et les plus fertiles du royaume, et en état d’entretenir son armée sur un bon pied en lui payant régulièrement la solde, de pénétrer jusqu’à la capitale, de là peut-être jusqu’aux frontières, où il présumait pouvoir opérer sa jonction avec l’armée du roi Charles, qu’on n’avait pas encore pu réduire.

Tel était le plan d’opération qui devait lui assurer la gloire la plus réelle et le succès le plus important pour la cause royale. Il ne pouvait donc échapper à l’esprit ambitieux et hardi de celui à qui ses services avaient déjà fait donner le surnom de grand marquis. Mais d’autres motifs faisaient agir la majorité de ses partisans et ne laissaient peut-être pas que d’influencer également sa propre conduite.

Tous les chefs de l’ouest qui faisaient partie de l’armée de Montrose considéraient le marquis d’Argyle comme le but principal de leurs hostilités. Presque tous avaient éprouvé l’effet de son pouvoir ; presque tous, en mettant sur pied leurs vassaux en état de porter les armes, laissaient leurs familles et leurs biens exposés à toute sa vengeance ; tous sans exception étaient donc désireux de diminuer son autorité, et la plupart avaient leurs possessions si près de ses domaines, qu’ils pouvaient avec quelque raison espérer obtenir une part dans ses dépouilles. Pour ces chefs, l’acquisition d’Inverary et de son château était un événement infiniment plus important et plus désirable que la prise d’Édimbourg, qui ne pouvait guère offrir à leurs soldats qu’une gratification éventuelle ou quelques heures de pillage ; tandis que la première assurait aux chefs eux-mêmes indemnité pour le passé et sécurité pour l’avenir. Outre ces raisons personnelles, les chefs qui partageaient cette opinion appuyaient fortement sur la diminution évidente que subiraient les forces de Montrose, à mesure qu’il s’éloignerait des montagnes, quelque supérieures qu’elles fussent au premier moment de son invasion dans les basses terres, tandis que l’armée presbytérienne se renforcerait de toutes les garnisons voisines et de tous ceux de ce parti. Au contraire, en travaillant à écraser Argyle, non-seulement il permettrait aux amis qui lui restaient dans l’ouest d’envoyer à son secours les troupes dont autrement la présence serait nécessaire dans leurs foyers pour assurer la protection de leurs familles, mais encore il verrait se ranger sous ses étendards plusieurs clans déjà disposés à embrasser sa cause, et qui, s’ils différaient de se réunir à lui, n’étaient retenus que par la crainte qu’inspirait le seul nom de Mac Callum More.

Montrose sentait au fond de son âme quelque chose qui militait en faveur de ces arguments, mais qui ne s’accordait pas tout à fait avec l’héroïsme et la générosité de son caractère. Les maisons d’Argyle et de Montrose avaient été autrefois en opposition fréquente soit dans la guerre soit dans la politique, et les avantages éclatants obtenus par la première l’avaient rendue l’objet de l’envie et de la haine de sa rivale, moins bien servie par la fortune et par la faveur.

Ce n’était pas tout : les deux chefs actuels de ces familles n’avaient cessé d’être en opposition ouverte depuis le commencement de ces derniers troubles. Montrose, par la supériorité reconnue de ses talents et les grands services qu’il avait rendus aux presbytériens au commencement de la guerre, s’était attendu à obtenir la prééminence dans leurs conseils et celle du commandement ; mais ils jugèrent plus à propos de confier ces hauts emplois à Argyle, dont la puissance était plus étendue et les talents moins élevés. Cette préférence fut un affront que Montrose ne pardonna jamais aux presbytériens, et encore moins à Argyle, qui lui avait été préféré. Il était donc en proie à tous les sentiments haineux qui, dans les guerres civiles, pouvaient s’emparer d’une âme ardente et fougueuse et l’exciter à tirer vengeance de l’ennemi de sa maison, de son ennemi personnel ; et il est probable que ces motifs particuliers agirent fortement sur son esprit, lorsqu’il trouva la majeure partie de ses partisans déterminés à entreprendre une expédition contre les domaines d’Argyle plutôt qu’à faire une descente dans les basses terres.

Cependant, malgré tout le désir que Montrose éprouvait d’attaquer la province d’Argyle, il ne pouvait renoncer au projet glorieux qu’il avait conçu d’abord. Il tint à ce sujet plus d’une fois conseil avec ses principaux chefs, et combattit un projet auquel sa propre inclination l’entraînait, mais dont il pressentait les fâcheux résultats. Il leur représenta la difficulté extrême de faire irruption par l’est dans l’Argyleshire, même avec une armée de montagnards ; que les chemins étaient presque impraticables même pour des bergers et des chasseurs de daims, au milieu des montagnes que les dans qui en étaient les plus voisins ne connaissaient qu’imparfaitement. Ces difficultés étaient augmentées encore par la saison qui commençait à devenir rigoureuse, car décembre s’avançait à grands pas, époque où le passage de ces montagnes, déjà périlleux par lui-même, devient tout à fait impraticable dans les ouragans et par la neige qui les accompagne.

Ces objections ne satisfirent point les chefs, qui insistèrent sur l’ancienne méthode de faire la guerre en enlevant les troupeaux qui, selon l’expression gaélique, « paissent dans les pâturages de l’ennemi. » Le conseil se sépara fort avant dans la nuit, sans avoir pris aucune décision, si ce n’est que les chefs qui tenaient pour le projet d’envahissement du comté d’Argyle promirent de choisir, parmi les hommes de leurs clans, ceux qui seraient le plus capables de servir de guides pour cette expédition.

Montrose, retiré dans la cabane qui lui servait de tente, s’étendit sur un lit de fougère sèche, le seul qui se trouvait dans ce lieu. Vainement y chercha-t-il le sommeil ; les visions brillantes et trompeuses de l’ambition l’éloignèrent de ses yeux fatigués : tantôt il se voyait arborant la bannière royale sur le château reconquis d’Édimbourg, expédiant des troupes au secours d’un monarque dont la couronne dépendait de ses victoires, et recevant en récompense tous les honneurs qui environnent celui qu’un roi se plaît à combler de ses faveurs ; tantôt cette illusion, quelque brillante qu’elle fût, s’évanouissait devant celle d’une vengeance satisfaite et d’un triomphe personnel sur son ennemi. Surprendre Argyle dans sa forteresse d’Inverary, écraser en lui tout à la fois le rival de sa propre maison et le principal appui des presbytériens ; montrer à ce parti quel était l’homme auquel il n’avait pas craint de préférer Argyle : c’était là un tableau qui flattait trop son orgueil féodal et son désir de vengeance, pour que son imagination l’abandonnât aisément.

Tandis qu’il flottait ainsi entre des pensées et des sentiments contradictoires, le soldat qui faisait sentinelle à sa porte vint lui annoncer que deux hommes désiraient lui parler.

« Leurs noms ? demanda Montrose, et le motif de leur visite à une telle heure ? »

Le soldat, qui était un des Irlandais de Colkitto, ne put répondre que d’une manière peu satisfaisante à cette question de son général, et Montrose, qui, à cette époque, n’osait refuser audience à qui que ce fût, de peur de négliger des avis importants, donna ordre, par mesure de précaution, de mettre la garde sous les armes, et se prépara à recevoir les étrangers. Son écuyer avait à peine eu le temps d’allumer deux torches et Montrose de quitter son lit de fougère, que deux hommes entrèrent : l’un portait le costume des habitants des basses terres, consistant en un vêtement de peau de buffle presque en lambeaux ; l’autre était un vieux montagnard à la taille droite et élevée, à la figure maigre et au teint gris de fer, dont les vêtements portaient des traces non moins évidentes des injures du temps.

« Que demandez-vous, mes amis ? » dit Montrose en portant involontairement la main sur l’un de ses pistolets ; car dans ces temps de troubles, et à une pareille heure, la mine des deux étrangers n’était nullement propre à dissiper la méfiance.

« La permission de vous féliciter, » répondit l’habitant des basses terres ; « oui, mon brave général, mon légitime et noble seigneur, la permission de vous féliciter sur les grandes victoires que vous avez remportées depuis que je vous ai quitté. Ce fut une jolie affaire, ma foi, que cette bataille de Tippermuir, si lestement décidée ; cependant, s’il m’était permis de donner un conseil… — Avant de le faire, reprit le marquis, vous plairait-il de me nommer celui qui veut bien m’honorer ainsi de son approbation et de ses avis ? — En vérité, milord, j’aurais cru cette formalité tout à fait inutile, vu le peu de temps qui s’est écoulé depuis que j’ai pris du service dans les armées de Votre Honneur, sous la promesse d’un brevet de major, et d’une paie d’un demi dollar par jour et d’un demi dollar d’arriéré payable à la fin de la campagne. J’ose espérer que Votre Honneur n’a point oublié ma paie aussi bien que ma personne ? — Mon bon ami ! mon cher major Dalgetty ! » s’écria Montrose, qui aussitôt se rappela son homme, « veuillez réfléchir qu’au milieu des préoccupations inséparables d’événements d’une telle importance, les traits de mes amis peuvent quelquefois s’effacer de ma mémoire ; d’ailleurs cette faible clarté ne me permet de vous voir qu’à demi. Mais toutes nos conditions seront remplies. Eh bien ! quelles nouvelles m’apportez-vous de l’Argyleshire, mon bon major ? Longtemps nous vous avons considéré comme perdu, et je me préparais en ce moment à tirer la vengeance la plus éclatante du vieux renard qui a violé les lois de la guerre en votre personne. — D’honneur, milord, dit Dalgetty, je désire vivement que mon retour ici ne vous détourne aucunement de réaliser un projet qui me paraît convenable : certes, si je me présente devant vous, ce n’est pas avec l’intention d’intercéder en sa faveur ; car, mon salut, je ne le dois qu’au ciel et à l’adresse que, vieux routier que je suis, j’ai déployée dans cette circonstance. Cependant, après l’aide de Dieu et de mon imaginative, j’ai aussi de grandes obligations à ce vieux montagnard, que je ne crains pas de recommander à la faveur particulière de Votre Honneur, comme l’instrument qui a contribué à vous conserver votre serviteur Dugald Dalgetty de Drumthwacket. — C’est un service important, répondit gravement Montrose, et qui sera récompensé comme il le mérite. — À genoux, Ranald, s’écria le major ; à genoux ! et baisez la main de Son Excellence.

Cette formule de remercîment n’étant pas conforme aux usages du pays de Ranald, celui-ci se contenta de croiser ses bras sur sa poitrine et de faire une simple inclination de tête.

« Ce pauvre homme, milord, » continua le major en prenant un air de protection à l’égard de Ranald ; « ce pauvre homme a mis en œuvre tous ses faibles moyens pour me protéger contre les ennemis qui étaient à ma poursuite, et, sans autres armes que des arcs et des flèches, il y a réussi, ce que Votre Honneur aura peine à croire. — Vous enverrez beaucoup dans mon camp, reprit Montrose, et vous en reconnaîtrez l’utilité. — L’utilité, milord ! excusez ma surprise… Quoi ! des arcs ! des flèches ! Ah ! permettez-moi, milord, de vous engager à leur substituer à la première occasion des mousquets et des carabines. Mais pour en revenir à cet honnête montagnard, outre qu’il m’a défendu avec courage, il a pris la peine de me soigner et de me guérir d’une blessure que je reçus en opérant ma retraite, ce qui lui donne les plus grands droits à ma reconnaissance, et mérite que je le recommande à la protection de Votre Honneur. — Quel est votre nom, mon ami ? » demanda Montrose au montagnard.

« Je ne puis le dire, répondit ce dernier. — Ce qui signifie, reprit Dalgetty, qu’il désire garder l’anonyme, attendu que jadis il a pris un château, tué certains enfants, et fait plusieurs autres exploits de ce genre, qui, comme le sait fort bien Votre Honneur, se pratiquent communément en temps de guerre, mais qui n’excitent point ordinairement la bienveillance des amis de ceux qui eurent à souffrir de tels exploits. J’ai connu, dans le cours de ma carrière militaire, une foule de braves cavaliers mis à mort par des paysans, seulement pour s’être donné le plaisir de les traiter trop militairement. — Je comprends, reprit Montrose : cet homme a des ennemis parmi nos partisans. Qu’il se retire au corps-de-garde, et nous aviserons ensemble au moyen le plus sur de le protéger. — Vous entendez, Ranald, dit le major d’un ton de supériorité. Son Excellence désire causer en particulier avec moi ; en conséquence, il faut que vous vous retiriez. Le pauvre garçon ! il ne sait pas où est placé le corps-de-garde, tant, malgré son âge, il est novice dans l’art de la guerre ! Je vais le faire conduire par une sentinelle, et je rejoins à l’instant Votre Seigneurie. »

Au bout de quelques minutes Dalgetty fut de retour, et Montrose lui fit d’abord quelques questions relatives à son ambassade d’Inverary, écoutant ses réponses avec la plus grande attention, malgré la prolixité du narrateur. Il eut besoin de toute son attention pour comprendre quelque chose à ce récit diffus et verbeux ; mais personne ne savait mieux que lui que, pour obtenir d’utiles renseignements d’agents tels que Dalgetty, il faut les laisser suivre leur méthode habituelle de narrer. Sa patience fut enfin récompensée. Parmi les dépouilles que le major s’était adjugé le droit de prendre, se trouvait un paquet de papiers secrets appartenant à Argyle ; il les remit entre les mains de son général. Cependant il ne poussa pas plus loin ses explications ; car je n’ai point entendu dire qu’il eut fait aucune mention de la bourse d’or qu’il s’était appropriée en même temps que les papiers. Montrose, saisissant une des torches attachées contre la muraille, parcourut ces documents, et il parut, par les paroles entrecoupées qui lui échappèrent, qu’ils donnaient une nouvelle force à la haine que lui inspirait son rival.

« Il ne me craint pas ! Eh bien ! il sentira la vigueur de mon bras !… Incendier mon château de Murdoch ! Avant d’y parvenir, il verra les flammes dévorer sa forteresse d’Inverary ! Oh ! si j’avais un guide pour me conduire dans le Strath Fillan ! »

Dalgetty entendait assez bien son affaire pour deviner l’intention de Montrose. Il interrompit aussitôt la narration prolixe de l’escarmouche qu’il avait eue à soutenir et de la blessure qu’il avait reçue dans sa retraite, et il tomba assez adroitement sur le sujet qui intéressait évidemment son général.

« Si Votre Excellence, dit-il, désire faire une incursion dans le comté d’Argyle, Ranald, ce pauvre homme dont je vous ai parlé, connaît, ainsi que ses enfants et ses compagnons, tous les passages de ce pays qui y conduisent, soit de l’est, soit du nord. — Vraiment ? demanda Montrose : et qui peut vous porter à croire leurs connaissances aussi étendues ? — Je ferai observer à Votre Excellence que, pendant plusieurs semaines que ma blessure m’obligea de rester parmi eux, ils furent contraints à plusieurs reprises de changer de demeure, à cause des tentatives réitérées que fit le duc d’Argyle pour s’emparer de la personne d’un officier qui était honoré de votre confiance ; de sorte que j’ai été plusieurs fois à même d’admirer l’adresse avec laquelle ils profitaient de la connaissance qu’ils ont de ce pays, en quelque sens qu’ils le parcourussent. Lorsque enfin je fus en état de rejoindre les drapeaux de Votre Excellence, cette honnête créature, Ranald Mac Eagh, me conduisit par des sentiers détournés que mon coursier Gustave, dont Votre Honneur peut se souvenir, parcourut avec beaucoup de facilité ; ce qui me fit penser que dans un pays montagneux comme celui de l’ouest, où des guides, des espions et des messagers pourraient être très utiles, il était impossible de trouver des gens plus habiles que cet honnête montagnard et ses compagnons. — Et pouvez-vous répondre de sa fidélité ? demanda Montrose : quel est son nom, sa profession ? — C’est un outlaw, un voleur de profession ; il s’appelle Ranald Mac Eagh, ce qui signifie Ranald l’Enfant du brouillard. — Je crois me rappeler ce nom, dit Montrose, paraissant réfléchir. Ces Enfants du Brouillard n’ont-ils pas commis quelque acte de cruauté envers les Mac-Aulay ? »

Le major lui raconta alors le meurtre du garde forestier, et toutes les circonstances de ce forfait se retracèrent à la mémoire de Montrose.

« C’est une affaire très malheureuse, une source intarissable de haine et de ressentiment entre ces gens et les Mac-Aulay. Allan s’est conduit bravement dans cette guerre, et par l’étrange mystère de son langage et de sa conduite, il possède tant d’influence sur l’esprit de ses compatriotes, qu’il pourrait être dangereux de le désobliger. D’un autre côté, ses gens sont capables de rendre d’importants services ; et puisqu’ils sont, comme vous le dites, dignes de toute confiance… — Je répondrais de leur fidélité sur ma paie et mes arrérages, mon cheval et mes armes, sur ma tête enfin, répondit le major ; et Votre Excellence sait qu’un soldat n’en pourrait dire plus pour son propre père. — C’est vrai ; mais comme ce point est de la plus grande importance, je voudrais savoir quelles sont les raisons qui vous font me donner une assurance aussi positive. — Je serai concis, milord : sachez donc que non seulement ils dédaignèrent la récompense qu’Argyle me fit l’honneur de leur promettre pour ma pauvre tête ; que non seulement ils s’abstinrent de piller mon butin personnel, qui était assez considérable pour tenter même des soldats réguliers à quelque puissance européenne qu’ils appartinssent ; que non seulement ils me rendirent mon cheval qui est d’un certain prix, comme le sait Votre Excellence, mais que je ne pus même les déterminer à accepter un stiver, un doit, ou un maravédis, pour les dépenses qu’ils furent obligés de faire et les soins qu’ils me prodiguèrent pendant ma maladie. Ils refusèrent l’argent que je leur offrais de bien bon cœur, ce qui se voit bien rarement dans un pays chrétien. — Je conviens, » dit Montrose après un moment de réflexion, « que leur conduite envers vous parle fortement en faveur de leur désintéressement et de leur fidélité. Mais comment m’assurer qu’il ne surviendra pas quelque querelle ? « Il s’arrêta un moment, puis il ajouta tout-à-coup : « Mais j’oublie que vous n’avez pas soupé, major, et que vous avez voyagé toute la nuit. »

Il donna ordre qu’on apportât du vin et quelques viandes ; et le major, qui avait l’appétit d’un convalescent revenu des montagnes, ne se fit pas prier pour faire honneur à ce repas : il l’expédia si promptement, que le comte, tout en remplissant une coupe de vin et la vidant à sa santé, ne put s’empêcher de faire à haute voix la remarque que, quelque grossiers que fussent les vivres que l’on trouvait dans son camp, il craignait fort que le major Dalgetty n’eût fait plus mauvaise chère encore pendant son excursion dans l’Argyleshire.

« Votre Excellence peut en répondre sur son corps, » répondit le major en parlant la bouche pleine, « car la nourriture que me donnèrent ces Enfants du Brouillard pauvres créatures dénuées de tout ! était si peu substantielle, que lorsque je revêtis de nouveau mon armure, que j’avais été contraint d’abandonner pour faciliter ma retraite, je dansais dedans comme l’amande sèche d’une noix conservée d’une année à l’autre. — Il faut s’occuper de réparer ces pertes, major Dalgetty. — En vérité, milord, il me sera difficile d’y parvenir, à moins que mon arriéré ne soit converti en paie régulière, car je proteste à Votre Excellence que tout l’embonpoint que j’avais gagné au service des états de Hollande, qui payaient leurs troupes avec une régularité exemplaire, je l’ai perdu au service de Votre Excellence. — En ce cas, mon cher major, vous n’en marcherez que plus lestement. Quant à votre paie, que nous obtenions une victoire, une seule victoire, major, et vos désirs, tous vos désirs seront comblés. En attendant, remplissez de nouveau votre coupe. — À la santé de Votre Excellence ! » dit le major remplissant son verre jusqu’au bord pour montrer le zèle avec lequel il portait ce toast : « à votre santé, et à vos succès contre tous vos ennemis, particulièrement contre Argyle ! Je lui ai déjà mis la main sur la barbe, j’espère bien recommencer. — Très bien, reprit Montrose ; mais, pour en revenir à ces Enfants du Brouillard, vous comprenez, Dalgetty, que leur présence ici et le motif pour lequel nous les employons doivent être un secret entre vous et moi. »

Charmé, comme Montrose l’avait prévu, de cette marque de confiance de son général, le major posa le doigt sur le bout de son nez et fit un signe d’intelligence.

« Combien Ranald peut-il avoir de compagnons ? demanda Montrose. — Ils ne sont plus guère, je crois, que huit ou dix hommes, sans compter les femmes et les enfants. — Où sont-ils maintenant ? — Dans une vallée à trois milles d’ici, où ils attendent les ordres de Votre Excellence. Je n’ai pas jugé à propos de les amener ici sans une autorisation préalable. — Vous avez très bien fait. Il serait convenable qu’ils restassent où ils sont, ou même qu’ils se retirassent dans quelque lieu encore plus éloigné. Je leur enverrai de l’argent, quoique je n’en aie pas beaucoup en ce moment. — Cela est tout à fait inutile ; Votre Excellence n’a qu’à leur donner à entendre que les Mac-Aulay vont marcher dans cette direction, et mes amis du Brouillard, faisant aussitôt volte-face, se retireront au loin. — Ce serait agir un peu brutalement, reprit Montrose ; il vaut mieux leur envoyer quelques dollars, afin qu’ils puissent acheter des bestiaux pour la subsistance de leurs femmes et de leurs enfants. — Ils savent s’en procurer à bien meilleur compte, reprit le major ; mais que Votre Excellence fasse ce qui lui plaira. — Que Ranald Mag Eagh choisisse un ou deux de ses compagnons parmi ceux qui lui inspirent le plus de confiance et qui sont le plus capables de garder un secret : ils nous serviront de guides. Qu’ils se rendent dans ma tente demain au point du jour, et veillez, si cela est possible, à ce qu’ils ne soupçonnent rien de mes projets et à ce qu’ils n’aient entre eux aucun entretien particulier. Ce vieillard a-t-il des enfants ? — Tous, au nombre de douze, je crois, répondit le major, ont été tués ou pendus ; mais il lui reste encore un enfant, un garçon alerte, éveillé, qui promet beaucoup, ma foi, et que je n’ai jamais vu marcher sans un caillou dans le coin de son plaid pour le lancer à la tête du premier qui voudrait lui barrer le chemin ; ceci ne semble-t-il pas annoncer que, semblable à David qui avait l’habitude de lancer de petites pierres qu’il ramassait dans le ruisseau, il pourra devenir par la suite un guerrier entreprenant ? — Ce garçon restera auprès de moi, major Dalgetty, dit le comte ; je pense qu’il aura assez de bon sens pour ne pas dire son nom. — Votre Excellence n’a aucun sujet de crainte à avoir ; ces montagnards à peine sortis de la coquille… — Eh bien, reprit Montrose, ce garçon me répondra de la fidélité de son père ; et si Ranald remplit son devoir, l’avancement de son fils sera sa récompense. Maintenant, major, je vous engage à aller prendre quelque repos ; demain vous me présenterez ce Mac Eagh sous le nom ou la qualité qu’il lui plaira de prendre. Je présume que sa vie aventureuse l’a rendu habile à prendre tous les déguisements imaginables. Mais j’y pense, nous pouvons mettre dans la confidence Jean de Moidart ; il a du jugement et de l’expérience, et il consentira à ce que cet homme passe pour quelque temps pour un de ceux de sa suite. Quant à vous, major, mon écuyer va remplir auprès de vous les fonctions de maréchal-des-logis. »

Le major prit congé du comte, le cœur joyeux de la réception qui lui avait été faite, et fort content des manières de son nouveau général, qui, comme il l’expliqua très-longuement à Ranald Mac Eagh, lui rappelait, sous beaucoup de rapports, l’immortel Gustave-Adolphe, le lion du Nord et le boulevard de la foi protestante.