Une intrigante sous le règne de Frontenac/Le mal du pays

LE MAL DU PAYS



Transportons-nous en esprit à Munich, ville d’Allemagne, et capitale de la Bavière.

Dans une jolie villa située sur les bords de la rivière Isar, vivait, depuis cinq ans, un couple encore jeune dans lequel il était facile de reconnaître le frère et la sœur, tant leur ressemblance était frappante. Mais un observateur eut sans doute remarqué que certains traits étaient plus adoucis chez l’homme que chez la femme, bien que celle-ci fût d’une beauté peu ordinaire.

Ce couple gardait à son service deux domestiques, lesquels ne semblaient avoir qu’une seule ambition : plaire à leurs bons maîtres et leur donner sans cesse des marques de respect et de dévouement.

L’harmonie et le bonheur devaient régner sous les lambris de ce petit palais entouré d’un vaste jardin d’où montait, avec le chant des oiseaux, l’haleine parfumée des fleurs les plus rares.

C’était du moins l’opinion de tous ceux qui visitaient ce coin enchanté de l’Isar et qui voyaient le frère et la sœur se promenant, bras dessus, bras dessous — tels deux amants — à l’ombre des grands arbres.

Les gens du quartier les connaissaient sous le nom de Micali et ils les croyaient italiens, car c’est la langue harmonieuse de Dante que parlaient le frère et la sœur lorsqu’ils passaient dans les rues de Munich. Cependant, au besoin, ils s’exprimaient assez bien en allemand.

Voilà tout ce que les Munichois savaient au sujet de ces deux étrangers qui vivaient aussi retirés du monde que des ermites.

Un seul visiteur, deux ou trois fois la semaine, franchissait le seuil de cette demeure. C’était le révérend Père Schultz, curé de l’église Saint-Michel, un septuagénaire robuste et encore très alerte. Ce bon vieillard était l’ami et le confident de ces étrangers.

Bien que les occupations et les distractions de nos solitaires fussent toujours à peu près les mêmes, ils les reprenaient chaque jour avec une égale ardeur.

La matinée était consacrée à la lecture ou à des travaux intellectuels. Le frère se livrait à l’étude de la marine qu’il aimait passionnément, et la sœur se familiarisait avec la musique, la langue et la littérature allemandes.

Après le dîner, entre une heure et trois heures, tandis que la sœur allait visiter les pauvres auxquels elle s’intéressait grandement, le frère, vêtu de la salopette, travaillait dans le jardin avec son serviteur. Puis, entre trois et six heures, ils faisaient une promenade sur l’eau.

Micali s’était construit une légère et élégante embarcation à voiles et à avirons, qu’il conduisait lui-même avec une habileté parfaite. Aussi était-il admiré de tous les marins qui le rencontraient sur l’Isar et avaient surnommé sa barque la Mouette.

Le soir, quand le Père Schultz ne venait pas, Micali et sa sœur jouaient aux échecs ou faisaient de la musique.

Alors, doit se dire le lecteur, ces deux personnes étaient les êtres les plus heureux du monde. Oui, apparemment, mais les apparences sont souvent trompeuses, et nous verrons bientôt ce qui manquait au bonheur de ce joli couple que tant de gens regardaient avec envie.

Un matin, Micali et sa sœur étaient occupés à leurs études respectives, quand la servante vint leur annoncer qu’un étranger les demandait.

— Vous a-t-il dit son nom ? s’informa Micali.

— Non, môsieu, y m’aviont point dit son nom, mais c’est un Français qui aviont de grandes moustaches.

— Un Français ! dirent ensemble le frère et la sœur, en échangeant un regard où se lisait l’inquiétude.

— Allons le voir ! fit Micali.

En entrant dans le salon, la jeune femme ne put retenir ce cri : Capitaine Bonin !

— Oui, chère madame DeBoismorel ! dit le visiteur en s’avançant vers la veuve, le sourire sur les lèvres et les mains tendues.

Mais madame DeBoismorel (car c’est bien elle que nous retrouvons ici) se recula comme à l’approche d’un serpent et demanda au capitaine :

— Que venez-vous faire ici ?

— Comment, chère madame, pouvez-vous me poser cette question ? Je suis venu vous présenter mes plus respectueux hommages et vous assurer que, malgré la condamnation qui a été prononcée contre vous, j’ai encore pour votre gracieuse personne la même affection que je vous ai déclarée il y a cinq ans…

Ah ! si vous saviez tout ce que j’ai souffert depuis votre départ de Québec ! Pour vous revoir, j’ai abandonné une carrière que j’avais honorée, il me semble, en me battant comme un lion durant le siège de Québec. Oui, pour vous revoir, j’ai déserté l’armée, qui n’avait pas su d’ailleurs reconnaître les sacrifices que j’avais faits pour elle, et, aujourd’hui, de plus en plus indigné, je maudis la France…

— Taisez-vous, misérable ! s’écria Paul Aubry en se montrant à Bonin. Vous avez eu la lâcheté de déserter l’armée et vous osez maudire notre bien-aimée patrie, la France !

— Oh ! pardon… excusez ! bégaya Bonin. — Vous êtes sans doute le lieutenant Paul Aubry, le distingué frère de madame DeBoismorel ? Que je suis donc heureux de vous rencontrer ! Mais, entendons-nous, lieutenant ; je croyais être agréable à votre chère sœur en maudissant la France qui l’a condamnée à l’exil. Car, à vrai dire, je l’aime bien la France, malgré ses erreurs… Oui, je l’aime, cette chère France pour laquelle j’ai déjà versé quelques gouttes de mon sang… Vous ignorez sans doute, monsieur et madame, que dans les derniers jours de la bataille contre l’amiral Phips, une balle anglaise m’effleura l’épaule droite. Je dus me rendre à l’hôpital où les bons soins que je reçus firent heureusement disparaître les traces de ma blessure.

Le lieutenant Aubry répondit à cette tirade échevelée par un éclat de rire méprisant.

— Quoi ! vous riez, lieutenant ? C’est pourtant la vérité que je vous dis là. Ah ! vous n’auriez pas la cruauté de rire si vous saviez toute la peine que je me suis donnée, depuis cinq ans, pour retrouver votre charmante sœur ! N’ayant pu obtenir son adresse, j’ai parcouru l’Allemagne en tous sens, et ce n’est que par un heureux hasard que j’ai découvert votre retraite…

Puis, s’adressant à madame DeBoismorel, il dit avec des trémolos dans la voix :

— Oh ! madame, vous que je retrouve enfin plus belle que jamais, permettez-moi de déposer à vos pieds le sincère tribut de mon admiration, de mon respect et d’un amour qui ne s’éteindra qu’avec ma vie.

Bien chère madame, voulez-vous être ma femme ?…

Après avoir exprimé cette demande aussi inattendue que ridicule, Bonin s’agenouilla et courba la tête comme il eût fait devant une madone.

— Allons, capitaine, relevez-vous ! lui dit madame DeBoismorel.

Un homme ne doit s’agenouiller que devant Dieu !

D’ailleurs, cessons, voulez-vous ? cette scène qui a déjà duré trop longtemps, et raisonnons un peu.

Nous n’avons jamais maudit la France, mon frère et moi. Nous avons, il est vrai, dans les premiers jours qui ont suivi notre condamnation, prononcé contre la France et même contre Dieu des paroles amères, — moi plus que mon frère, — car je n’étais pas une dévote, vous le savez, et je remplissais très mal mes devoirs de catholique.

L’ambition et la soif des honneurs seules réglaient toutes mes actions. Je croyais aussi à l’empire de cette beauté du visage que vous et tant d’autres ne cessiez de vanter chez moi, et cette stupide croyance a été la cause de ma perte.

Ayant rêvé de devenir, grâce au divorce, l’épouse du noble comte de Frontenac, j’eus recours au mensonge et à la plus noire calomnie pour briser les liens sacrés qui l’unissaient à la comtesse.

Il me fallait un complice, et j’osai demander à mon frère de me prêter son concours pour atteindre la fin que je me proposais. Mon frère me conseilla de renoncer à ce projet qui lui paraissait aussi insensé que déloyal. Mais, au lieu de suivre les conseils que la raison, la foi, le patriotisme et même la prudence lui avaient inspiré de me donner, je me moquai de ce que j’appelais de sots scrupules, et je m’élançai dans une voie où les obstacles me semblaient faciles à renverser.

Mais je m’aperçus bientôt que, seule, je ne pourrais jamais arriver à mon but, et je priai et suppliai mon frère de m’aider. Il me refusa encore son aide. Alors, dans un moment de colère et d’aberration, je lui écrivis pour le traiter de lâche, de frère sans cœur, et que sais-je ?

Blessé sans doute dans son honneur, il ne daigna pas répondre à ma lettre.

J’aurais dû comprendre mes torts et me rendre enfin aux sages conseils qu’il m’avait donnés.

La voix de la conscience me disait parfois que je suivais une route dangereuse, mais l’ambition étouffa dans mon âme cette voix salutaire.

J’écrivis encore à mon frère pour faire appel à son amour en faveur d’une sœur qui le considérait comme son unique protecteur en ce monde ; je terminais en lui demandant d’écrire une lettre, une toute petite lettre au gouverneur pour lui dire — ce qui était vrai — que la comtesse de Frontenac était choyée à la cour de Louis XIV et qu’elle paraissait se soucier fort peu de son mari.

Mon frère, par faiblesse, et par un reste d’affection pour moi, écrivit cette lettre.

C’était le premier pas dans la voie où je voulais l’entraîner et qui, dans mon fol orgueil, devait nous conduire aux suprêmes honneurs !

Un peu plus tard, sollicité encore avec toutes les instances possibles, mon frère consentit à écrire de nouveau au gouverneur, pendant que moi j’adressais à la comtesse, à Paris, les lettres les plus infamantes contre son époux…

Vous savez le reste. Nous fûmes condamnés par un tribunal honorable, et nous expions tous les deux en exil une peine que je devrais seule expier.

Ceux qui nous connaissent ici sous le nom de Micali, comme tous ceux qui nous voient passer dans les rues de Munich, nous prennent sans doute pour des êtres parfaitement heureux et dont le passé est aussi clair que le cristal de l’eau, mais s’ils pouvaient entendre nos conversations intimes et les mots de douleur et de regrets que le cauchemar nous arrache la nuit, ils n’auraient pour nous que du mépris ou de la pitié.

C’est Dieu, capitaine, qui nous a donné ce calme et cette force de paraître heureux aux yeux du monde. Il nous les a donnés parce que nous sommes revenus sincèrement à lui et que nous voulons désormais le servir. Il nous les a donnés aussi, sans doute, parce que nous nous proposons, quand aura sonné le dernier jour de notre exil, de retourner en France pour consacrer à cette chère patrie notre cœur et notre vie.

On entend souvent dire ici que l’Allemagne est le pays par excellence de la liberté. C’est peut-être le cas. Mais nous croyons, nous, qu’un vrai Français ne pourra jamais s’attacher à l’Allemagne, parce que les goûts, la mentalité et l’esprit d’un Français sont bien supérieurs aux goûts, à la mentalité et à l’esprit d’un Allemand. Et quand on a eu, comme vous et nous, le bonheur d’être né et d’avoir grandi en France, il nous semble qu’il est impossible de se séparer pour toujours de ce foyer où fleurissent les arts, les sciences, les vertus, le désintéressement et l’héroïsme !

Oh ! ne m’en voulez pas, capitaine, si je ne puis accepter et partager l’amour que vous éprouvez pour moi. Je n’en ai qu’un seul maintenant, c’est l’amour de la patrie !

Rappelez-vous la belle devise « Dieu et Patrie » qui brillait à tous les regards, à Québec, le 5 novembre 1690, au lendemain de la victoire de Frontenac sur l’amiral Phips.

Eh bien ! allez rejoindre notre invincible armée afin d’acquérir une nouvelle part de la gloire que la France réserve à ceux qui combattent vaillamment sous son drapeau !

— Madame, dit Bonin, rageur, votre confession et votre langage de religieuse mal froquée ne font pas plus d’effet sur moi qu’une goutte de pluie sur l’aile d’un canard !

Puisque vous repoussez ma demande, je ne retournerai jamais dans mon pays. De plus, et c’est mon dernier mot, écoutez-le bien : Je me moque de votre Dieu, je déteste l’armée et, encore une fois, je maudis la France…

— Sortez, canaille ! s’écria Paul Aubry en saisissant Bonin par le bras.

Bonin, s’étant dégagé de l’étreinte de Paul Aubry, osa lui dire :

— Vous n’êtes qu’un lieutenant dégradé tandis que moi je garde encore mon titre de capitaine !

Paul Aubry ouvrit la porte, empoigna l’insolent par les épaules et lui administra un maître coup de pied qui envoya le drôle rouler dans la poussière…

À travers les rideaux, Aubry et sa sœur virent Bonin se relever péniblement et s’éloigner en se frottant les reins…

Les deux exilés, que les blasphèmes du misérable avaient vivement impressionnés, ne purent reprendre ce matin-là leurs études si brusquement interrompues.

— François ! appela Aubry.

Et la bonne figure de ce fidèle serviteur, que le lecteur connaît, apparut aussitôt.

— Monsieur m’a appelé ?

— Oui, mon cher François ; nous allons arracher les arbrisseaux qui nous cachent un peu la vue de l’Isar.

— Très bien ! monsieur.

Et le maître et le serviteur se mirent à l’ouvrage.



Le lecteur, nous en sommes sûr, n’est nullement surpris de retrouver François et Henriette, en Allemagne, au service de madame DeBoismorel. Ces serviteurs, dont on connaît le dévouement, eussent suivi leur bonne maîtresse jusqu’au bout du monde, sans s’occuper de ses démêlés avec le gouverneur de la Nouvelle-France et la comtesse de Frontenac !

Après sa condamnation, madame DeBoismorel, qui était très riche (ayant hérité à la mort de son mari d’une fortune de 400,000 francs) avait transmis à son notaire, Claude Aubert, l’autorisation de vendre la belle propriété qu’elle possédait à Québec, de retirer les valeurs qu’elle avait placées en sûreté et de lui envoyer le tout à Munich. Le notaire s’était conformé scrupuleusement à ses instructions.

Elle avait en même temps écrit à sa servante — qui était une paysanne bretonne — de venir la rejoindre en Allemagne.

Henriette s’était embarquée sur le premier navire en partance pour accourir vers sa maîtresse.

Madame DeBoismorel et son frère étaient allés demeurer à Munich sur l’avis d’un ami de leur famille. Cet ami, qui avait séjourné quelque temps en cette ville, informa la veuve qu’elle pourrait y acheter la villa « Wilhelm », située sur les rives de l’Isar.

Elle en fit l’acquisition en arrivant à Munich.

Une semaine après la visite de Bonin, Paul Aubry allait sortir de sa demeure, lorsqu’il se trouva face à face avec un monsieur galonné qui lui demanda s’il était M. Micali.

— Oui, monsieur.

— Puis-je avoir le plaisir de causer quelques instants avec vous ?

— Sans doute, monsieur ; veuillez entrer.

Après s’être assis confortablement dans le fauteuil que Paul Aubry lui avait désigné, le visiteur dit :

— Je suis monsieur Von Dosher, le bourgmestre de Munich.

— J’ai le grand honneur de vous connaître de réputation depuis longtemps, dit Paul Aubry, en saluant respectueusement le personnage.

— Ah ! vraiment ?

— Oui, monsieur, j’entends souvent vos administrés faire votre éloge.

Le bourgmestre parut flatté des paroles de Paul Aubry, car il reprit avec un bon sourire :

— Je pourrais me servir des mêmes termes à votre adresse.

Étant obligé de connaître, autant que possible, les étrangers qui résident en notre ville, et ayant le bonheur d’appartenir comme vous à la religion catholique, j’ai demandé des renseignements sur votre compte à votre curé, le révérend Père Schultz, et voici ce qu’il m’a dit en parlant de vous et de votre sœur :

« Plût à Dieu que tous les étrangers qui habitent l’Allemagne leur ressemblassent ! »

— Je suis vraiment charmé et confus de la bonne opinion que le révérend Père Schultz a de nous, fit Paul Aubry.

— Maintenant, cher monsieur, voici le sujet qui m’amène ici. Je serai franc avec vous. J’ai eu l’autre jour la visite d’un officier français qui m’a informé que vous et votre sœur portiez le nom de Micali qui n’est pas le vôtre, et que votre nom véritable est Aubry. Il m’a dit aussi que vous êtes Français et non Italien, bien qu’on ne vous entende causer qu’en italien.

— Tout cela est vrai, monsieur le bourgmestre ; mais je dois ajouter que le nom de Micali est un peu et même beaucoup le nôtre, puisqu’il est le nom de notre regrettée mère, laquelle est née à Naples et a habité l’Italie jusqu’à son mariage.

C’est aussi en mémoire de notre bonne mère que nous parlons souvent la langue italienne.

— Ce sentiment vous honore grandement, reprit le bourgmestre, mais la loi de notre pays, comme celle des autres pays, je suppose, veut que les enfants portent le nom de leur père, et j’ai le devoir de vous dire que vous devrez, à l’avenir, prendre le nom de Aubry, et votre sœur celui de DeBoismorel, qui était, m’a-t-on affirmé, le nom de son défunt mari.

— Très bien, monsieur le bourgmestre.

— Il vous faudra, le plus tôt possible, faire rectifier ces erreurs par le greffier de notre cité, M. Von Zurich. Et pour vous éviter des ennuis, je vais vous donner quelques mots que vous présenterez à M. le greffier.

Puis le bourgmestre écrivit trois ou quatre lignes qu’il remit à Paul Aubry.

— Nous irons voir M. Von Zurich aujourd’hui même, dit le pseudo-Micali, en remerciant avec effusion l’aimable et obligeant bourgmestre.

En effet, dans le cours de la journée, les deux exilés firent régulariser leur état civil.

Bonin n’était vengé qu’à demi, car il avait espéré que sa dénonciation amènerait l’arrestation de ceux qu’il considérait maintenant comme ses pires ennemis.



Depuis la visite du bourgmestre à la villa « Wilhelm », plusieurs mois s’étaient écoulés sans apporter aucun changement dans la vie paisible mais très monotone que menaient Paul Aubry et sa sœur.

Le poids de l’exil pesait sur eux comme un manteau de plomb.

Paul Aubry, qui aimait de tout son cœur la marine et la France, souffrait un véritable martyre en se voyant, dans la force de l’âge, voué à l’inaction. Mais il lui répugnait d’aborder ce sujet douloureux devant sa sœur qui, elle, se reprochait amèrement d’avoir brisé la carrière de son frère.

Il préférait confier ses chagrins au bon Père Schultz ou, mieux encore, les supporter en silence.

Sans être un favori des Muses, Paul Aubry aimait parfois à exprimer en vers ses tristes pensées. Mais c’est à l’insu de sa sœur qu’il cultivait la poésie.

Un jour, en ouvrant un volume qu’elle voulait lire, madame DeBoismorel y trouva un feuillet sur lequel son frère avait écrit trois strophes sous ce titre : France !

Comme elle était une excellente musicienne, elle composa un air sur les paroles qu’elle venait de trouver.

Le même soir, ayant été invitée par son frère à faire de la musique, elle lui dit :

— Écoute ce chant nouveau :


FRANCE !


France ! il n’est pas de pays en ce monde
Qu’on puisse aimer autant que nous t’aimons !
Un seul jour loin de ta terre féconde
Parait un siècle à nous qui te pleurons !

Oh ! que l’exil dont nous portons la chaîne.
Depuis six ans, est un supplice affreux…
Mon Dieu ! mettez un terme à notre peine
En nous ouvrant le pays des aïeux !

« Courage, enfants, vous reverrez la France, »
Nous dit un soir notre bon vieux pasteur.
Ce mot d’espoir calme notre souffrance
Et verse en nous un rayon de bonheur !


Madame DeBoismorel dit à son frère, en l’embrassant :

— Me pardonnes-tu, chéri, d’avoir mis ta poésie en musique sans ta permission ?

— Oui, je te pardonne, parce que la richesse de la musique fait oublier la pauvreté des vers.

— Flatteur et modeste, va !

— Dis donc, reprit-elle, as-tu remarqué que « notre bon vieux pasteur » n’est pas venu ici depuis deux semaines ; serait-il malade ?

— Non, il est absent de Munich pour quelque temps, m’a dit l’autre jour son vicaire.