Une intrigante sous le règne de Frontenac/Le jugement

LE JUGEMENT



Trois mois ont fui depuis l’arrestation de madame DeBoismorel.

Le gouverneur vient de recevoir son courrier de France.

Après avoir pris connaissance de ses lettres, il s’empresse de lire les journaux, afin de se renseigner sur les événements les plus récents.

Le siège de Québec et la défaite de Sir William Phips faisaient le sujet de maints articles où l’on exaltait l’habileté de Frontenac et la bravoure des habitants de la Nouvelle-France.

Le gouverneur, très flatté des éloges que lui décernaient tous les journaux, allait replier la « Gazette des Tribunaux » qu’il venait de parcourir, quand, soudain, il tressaillit en voyant ce titre imprimé en gros caractères :

Affaire DeBoismorel-Aubry

Il dévora cet entrefilet, que nous mettons sous les yeux du lecteur :

« Une intrigue, ou plutôt une machination que le diable seul pouvait inspirer, et qui avait pris naissance au Canada, contre l’éminent gouverneur de ce pays et sa distinguée épouse, madame la comtesse de Frontenac, vient d’avoir son dénouement à Paris.

« Les auteurs de cette infamie sont le frère et la sœur, le lieutenant Paul Aubry, officier de notre marine, et la jeune veuve du vaillant DeBoismorel, mort au champ d’honneur, en Acadie, et dont notre armée pleure encore la perte.

« La malheureuse veuve, pour satisfaire une ambition aussi sotte que coupable, a eu recours aux moyens les plus vils.

« Le nom glorieux qu’elle portait ne l’a pas retenue au moment de franchir le gouffre qui sépare l’honneur du déshonneur. Plus que cela, il a été établi que c’est cette femme qui a entraîné son trop faible frère dans la voie d’un crime qui ne devait profiter qu’à elle seule. Aubry a hésité longtemps, paraît-il, à suivre sa sœur, à devenir son complice, mais il a finalement succombé !

« Les accusés furent très bien défendus par leur avocat, mais celui-ci ne put convaincre le tribunal de leur innocence, car plusieurs documents, surtout ceux qui furent trouvés au domicile d’Aubry, constituèrent une preuve formidable contre eux.

« Le juge, dans ses remarques, se montra très sévère pour la veuve DeBoismorel, et, quoiqu’il semblât avoir des sympathies pour le jeune lieutenant qui jouissait dans la marine d’une excellente réputation, il déclara vouloir faire un exemple, et condamna les deux accusés à la même peine, c’est-à-dire à un exil de douze ans, en dehors de la France et du Canada.

« Le jour même de leur condamnation, le frère et la sœur furent conduits par un agent de police jusqu’au Rhin, car ils avaient décidé d’aller vivre en Allemagne. »


La lecture de cet article parut causer une grande satisfaction au comte de Frontenac, car, le front rayonnant de joie, il appela Duchouquet et lui dit :

— Lisez cette bonne nouvelle !

Duchouquet, après avoir lu attentivement, remit le journal au gouverneur, en lui disant avec un large sourire :

— Notre ville, Excellence, est débarrassée d’une fameuse fripouille !

— Vous avez le mot juste, souligna Frontenac.

Maintenant, ajouta-t-il, pour récompenser le dévouement que vous avez montré en cette affaire, comme en toute chose d’ailleurs, je vais donner instruction à mon Intendant de tripler vos gages. Et, si vous continuez à me bien servir, je vous promets que je penserai à vous quand je ferai mon testament.

— Merci ! mille fois merci, Excellence ! Moi, je promets de vous servir fidèlement jusqu’à la mort !

Le maître et le serviteur ont tenu leurs promesses. Dans le testament qu’il a dicté lui-même, le 22 novembre 1698, au notaire royal Génaple de Belfond, l’illustre gouverneur a fait insérer la clause suivante :

« Donnant et léguant icelui Seigr. Testateur à Duchouquet, son vallet de chambre, toute la garderobe consistant en ses habits, linge et autres hardes d’icelle avec la petite vaisselle d’argent dépendant de la dite garderobe ; et ce en considération des services que le dit Duchouquet lui a rendus jusqu’à présent. »

Pour compléter l’entretien que nous avons cité plus haut, nous devons ajouter que, au moment où Duchouquet allait se retirer, Frontenac lui dit :

— Et Louis Renaud, l’ex-messager de madame DeBoismorel, que fait-il maintenant ?

— Il ne fait rien, Excellence, depuis l’arrestation de sa maîtresse.

— Pauvre petit ! Je vais donner ordre à mon Intendant de l’indemniser de la perte qu’il a faite. De plus, je veux qu’il soit employé au Château Saint-Louis avec des gages qui lui permettent de vivre et d’aider sa bonne famille.

— Oh ! merci, Excellence ! fit Duchouquet, en essuyant une larme de joie perlant à ses paupières.

Ce geste qui couronne
L’acte d’un gouverneur
Au front du ciel rayonne,
Comme au Temple d’honneur !