Une intrigante sous le règne de Frontenac/Une surprise

UNE SURPRISE



— Bonjour, mes amis ! dit le Père Schultz, en rejoignant Paul Aubry et sa sœur qui se promenaient dans le jardin.

— Oh ! bonjour, révérend Père ! s’exclamèrent ensemble les promeneurs.

Comment vous portez-vous ?

— Mais à merveille, mes amis ! comme à l’âge de cinquante ans !

— Tant mieux ! fit madame DeBoismorel ; nous vous avions cru malade, mais on nous a appris que vous étiez absent de Munich.

— Oui, j’ai fait un petit voyage dont je suis très satisfait.

Et la bonne figure du Père exprimait en effet le plus vif contentement.

Pendant qu’ils s’entretenaient familièrement, le facteur vint remettre à Paul Aubry deux larges plis, l’un à son adresse, et l’autre à l’adresse de sa sœur.

Deux lettres à la fois constituaient un événement pour eux qui n’entretenaient plus de correspondance. Aussi est-ce en tremblant qu’ils reçurent les lettres.

Le Père Schultz, voyant leur émotion, s’excusa de ne pouvoir rester plus longtemps en leur aimable compagnie, et il s’éloigna en souriant d’une façon mystérieuse.

Les lettres étaient de la même écriture et portaient le timbre de Paris.

— De qui donc peut-elle venir ? se demandait tout haut madame DeBoismorel en examinant curieusement l’enveloppe qu’elle hésitait à ouvrir.

— De Madame la comtesse de Frontenac ! s’écria son frère qui avait déjà ouvert et lu sa lettre.

— La comtesse de Frontenac ! répondit comme un écho madame DeBoismorel…

Oui, ces lettres venaient bien de la comtesse de Frontenac et elles étaient rédigées à peu près dans les mêmes termes.

Voyons ce que la « Divine » écrivait à Paul Aubry :


Paris, 27 avril 1696.

« Mon cher lieutenant,

Je suis heureuse de vous informer qu’à la sollicitation pressante du Révérend Père Schultz, curé de l’église Saint-Michel, à Munich, où vous et votre sœur résidez depuis six ans, j’ai demandé votre grâce à notre illustre roi, et que Sa Majesté me l’a accordée sans aucune réserve.

« Munie de cette haute autorisation, j’ai fait les démarches requises auprès du tribunal qui avait prononcé l’arrêt contre vous et madame DeBoismorel, et j’ai eu le bonheur de faire rescinder la sentence qui vous condamnait tous les deux à douze ans d’exil, en dehors de la France et du Canada.

« Donc, à dater de ce jour, vous êtes libre, et vous pourrez, si vous le désirez, reprendre votre service dans la marine.

« Je vous communiquerai toutes les pièces officielles qu’on a bien voulu me remettre relativement à votre mise en liberté.

« Avant de venir me voir, le Révérend Père Schultz avait écrit à Monsieur le comte de Frontenac pour implorer son pardon en votre faveur.

« La réponse du Gouverneur du Canada ne se fit pas attendre.

La voici : Je pardonne de grand cœur à ces malheureux compatriotes, parce que je crois comme vous à leurs regrets sincères. Ils ont déjà réparé leurs fautes par une conduite que je ne puis m’empêcher d’admirer.

« Puissent-ils désormais faire honneur aux beaux noms qu’ils portent et servir fidèlement le roi et la France ! »

« Inutile d’ajouter que, moi aussi, je vous pardonne volontiers tout le tort que vous avez voulu me causer.

« Agréez, avec mes meilleurs souhaits, l’assurance de mon humble protection quand vous serez de retour dans notre cher pays. »

Anne de la Grange,
Comtesse de Frontenac.

Je renonce à décrire ce que ressentaient en ce moment Aubry et sa sœur. Ils riaient, pleuraient, se félicitaient, s’embrassaient ou faisaient des pas mesurés dans les allées en s’accompagnant de la voix. Cette nouvelle inattendue les avait jetés dans un vrai délire !

— François ! cria Henriette, je croyons que môsieu et môdame étiont mâlades… Allons voêr dans le jardin.

François comprit du premier coup d’œil la cause de cette exaltation, et il se mit à applaudir de ses larges mains.

Henriette, elle, qui finit par comprendre à son tour, dit, en pleurant de joie : — C’étiont le plus biau jour de mâ vie !

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Deux semaines plus tard, après avoir vendu la villa « Wilhelm », accompli plusieurs actes de charité, et remercié chaleureusement le Révérend Père Schultz, leur véritable sauveur, le lieutenant Aubry et sa sœur reprenaient, l’âme en fête, le chemin du pays natal.

Leur première visite, en arrivant à Paris, fut pour Madame la comtesse de Frontenac, qui résidait à l’Arsenal, où le duc Du Lude, grand maître de l’artillerie, lui avait donné une hospitalité viagère.

La comtesse les accueillit de la manière la plus cordiale et leur remit les précieux documents qui les réhabilitaient dans tous leurs droits.

Aubry et sa sœur surent trouver les mots justes en exprimant leur gratitude à cette noble femme qu’ils se reprochaient encore d’avoir si sottement calomniée.

— N’en parlons plus, voulez-vous ? fit la comtesse avec son fin sourire.

Comme les visiteurs allaient se retirer, la comtesse demanda à Paul Aubry s’il avait l’intention de rentrer dans la marine.

— Oh ! oui, madame la comtesse ! répondit-il. Mon plus grand désir est de servir la France, et, s’il le faut, de mourir pour elle !

— Très bien, très bien ! mon cher lieutenant.

Puis, se tournant vers madame DeBoismorel, elle interrogea :

— Et vous, madame ?

— Moi, madame la comtesse, je veux continuer toute ma vie à réparer mes torts en employant ma fortune au soulagement des pauvres…

La comtesse, très émue, baisa au front la jolie repentante, et elle serra la main de Paul Aubry, qui était fier et heureux de s’entendre appeler, pour la première fois depuis six ans, mon cher lieutenant.