Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 118-155).


Le billet qui venait ainsi de porter à son comble l’inquiétude de Pierre, avait naturellement été dicté à Ely de Carlsberg par Mme Brion. C’était la première mise en œuvre du plan imaginé par la fidèle amie pour couper court et aussitôt à un sentiment dont l’avenir l’épouvantait. Sa perspicacité y entrevoyait d’affreuses douleurs, un drame possible, une catastrophe certaine. Durant les heures qui avaient suivi la passionnée et soudaine confidence de Mme de Carlsberg, elle s’était dit qu’il fallait séparer dès aujourd’hui ces deux êtres, précipités l’un vers l’autre d’un si instinctif élan. Sinon le jeune homme ne tarderait pas à savoir quels sentiments il inspirait à celle qu’il aimait. Toute son ingénuité, toute sa candeur expliquaient à peine qu’il ne les eût pas devinés déjà. Mais, du jour où il connaîtrait la vérité, qu’arriverait-il ? Si ingénue et si candide qu’elle fût elle-même, Louise Brion donnait à cette question la vraie réponse. Qu’une seule parole d’aveu fût prononcée entre Hautefeuille et Ely, et cette dernière irait jusqu’à l’extrémité de son amour. Elle avait trop révélé dans sa confession l’indomptable audace de son caractère, son besoin de vivre d’après la logique absolue de ses passions. Elie deviendrait la maîtresse de Pierre. Quoique l’entretien de la veille eût imposé à Louise l’évidence des fautes déjà commises par son ancienne compagne de couvent, ni sa pensée ni son cœur ne s’étaient habitués à la réalité de ces fautes. La seule idée de cette liaison la secouait d’un sursaut d’effroi, presque d’horreur. Toute la nuit elle avait songé au moyen de provoquer le seul événement où elle aperçût pour Ely un salut assuré : — le départ volontaire d’Hautefeuille. Sa première pensée fut d’en appeler à la délicatesse du jeune homme. Le portrait moral que lui en avait tracé Mme de Carlsberg, sa physionomie si intéressante, son regard loyal, sa naïve action d’amoureux, quand il avait acheté l’étui d’or, — tout révélait en lui une exquise finesse de nature. Si elle lui écrivait, bravement, simplement, une lettre non signée, où elle lui parlerait de cette action même, de cet achat qui aurait pu être vu, qui sans doute avait été vu par d’autres que par elle ? Si, à ce propos, elle le suppliait de s’éloigner afin de ménager le repos de Mme de Carlsberg ? … Cette lettre, elle en avait essayé plusieurs brouillons, au cours d’une longue et fiévreuse insomnie, sans arriver à une expression qui la contentât. Il était bien difficile de rédiger cet appel, et qu’il ne signifiât point : « Allez-vous-en, parce qu’elle vous aime ! … » Puis, au matin, et comme elle s’éveillait du tardif sommeil qui avait terminé cette nuit d’angoisse, un hasard très vulgaire, où sa piété voulut voir un secours providentiel, vint lui fournir un prétexte inespéré pour insister, non plus auprès du jeune homme et de loin, mais auprès de Mme de Carlsberg elle-même et sans retard. En parcourant au lit, et d’un œil distrait, un de ces journaux de la Rivièra, moniteurs du snobisme international qui renseignent les uns sur les autres tous les errants de la haute vie, elle avait rencontré, à la colonne des « déplacements », parmi les noms rangés sous la rubrique : Arrivées au Caire, ceux de M. Olivier Du Prat, secrétaire d’ambassade, et de sa femme, et elle s’était levée aussitôt pour montrer à Ely cette ligne d’un avis mondain, si insignifiante, si chargée, pour les deux amies, de redoutables menaces :

— « S’il est au Caire, » avait-elle.dit à la baronne, « c’est que son voyage sur le Nil est fini, et qu’il pense au retour. Quel est son chemin naturel ? D’Alexandrie à Marseille… Et à Marseille, si près de Cannes, il voudra revoir Hautefeuille. »

— « C’est vrai, » avait répondu Ely, après avoir regardé de ses yeux les lettres de ce nom : Olivier Du Prat qui lui avaient donné un horrible battement de cœur, et elle avait répété : « C’est vrai. Ils se reverront… »

— « Avais-je raison hier ? » reprit Louise Brion. « Vois où tu en serais si tu n’avais pas eu jusqu’ici la force de résister à ton sentiment ? Vois où tu en seras demain, si tu n’en finis pas pour toujours… » Et elle avait continué, développant, avec l’éloquence d’une amitié frémissante, un plan de conduite qui venait soudain de lui apparaître, comme le plus sage et le plus efficace.

— « Il faut saisir l’occasion qui t’est offerte, » disait-elle, a tu n’en auras jamais de meilleure. Il faut toi-même faire venir ce jeune homme, et lui parler de cet achat d’hier au soir… Tu lui diras que d’autres personnes l’ont vu. Tu lui montreras ton étonnement de son indiscrétion. Tu lui diras que son assiduité a été remarquée. Au nom de ton repos, au nom de ta réputation, tu lui ordonneras de s’éloigner. Un peu de fermeté pendant un quart d’heure, et ce sera fini… Il ne serait pas celui que tu m’as peint, délicat, noble et fier s’il n’obéissait pas à ton désir… Ah ! crois-moi ! … Tu n’as qu’une façon de l’aimer, une seule. Sauve-le d’un drame qui n’est plus seulement possible et lointain, qui est inévitable et tout proche… »

Ely écoutait sans répondre. Epuisée par ses confidences de la nuit et leurs terribles secousses, elle était sans force contre les suggestions d’une tendresse qui en appelait chez elle, pour combattre son amour, à cet amour lui-même. Il y a dans les sentiments très complets un instinctif et violent appétit des résolutions extrêmes. Quand ils ne peuvent pas se satisfaire dans l’entier bonheur, ils demandent à l’entier malheur une sorte d’assouvissement. Remplissant notre âme jusqu’au fond, ils la portent sans cesse tout entière vers les deux pôles de l’extase ou du désespoir, sans jamais s’arrêter aux solutions moyennes. Louise Brion l’avait vu nettement : arrivée à cette étape de sa passion, il fallait de toute nécessité, ou que la baronne Ely devint la maîtresse du jeune homme, ou qu’elle mît entre elle et lui cet irréparable d’une rupture avant la liaison, — roman secret de tant de femmes honnêtes ou galantes ! … Oui, que de femmes ont ainsi, en proie au délire du renoncement, creusé des abîmes entre elles et un être idolâtré en silence, qui n’a jamais soupçonné ni cette idolâtrie ni cette immolation ! Aux unes, les innocentes, le remords anticipé de leur propre faiblesse a donné cette énergie ; les autres, les coupables, ont senti, ce que sentait si fortement Mme de Carlsberg, leur impuissance à effàcer leur passé. Elles ont préféré le martyre exalté du sacrifice à l’affreuse amertume d’un bonheur pour toujours empoisonné par l’atroce jalousie de cet indestructible passé. Une autre influence achevait de dissoudre l’esprit de révolte chez la jeune femme : étrangère à toute foi religieuse, elle ne prêtait pas, comme sa pieuse amie, un caractère providentiel à ce hasard si vulgaire, la rencontre d’un nom dans un journal. Mais elle avait, à cause de son incroyance même, ce fatalisme inconscient, dernière superstition des incrédules. À voir devant elle, imprimées, ces cinq syllabes : Olivier Du Prat, quelques heures après la conversation de la nuit, elle avait subi cette impression du pressentiment plus difficile parfois à supporter que le danger réel :

— « Oui, tu avais raison, » avait-elle répondu, de l’accent brisé des abdications irrémédiables, « je le verrai, je lui parlerai, et tout sera fini pour toujours… »

Elle était donc revenue à Cannes, l’après-midi du même jour, sur cette résolution, prise réellement avec les plus profondes énergies de son cœur. Elle était accompagnée de Mme Brion, qui ne voulait la quitter qu’une fois le sacrifice accompli. Elle avait, sitôt arrivée, écrit et fait porter le billet dont la lecture avait achevé de bouleverser Hautefeuille. Certes elle se croyait, elle était bien sincère dans ce parti-pris de rupture. Cependant, si elle avait lu jusqu’au fond d’elle-même, un tout petit fait lui aurait prouvé combien cette résolution était fragile et à quel point les idées d’amour la possédaient, la hantaient. Elle venait à peine d’écrire à celui qu’elle voulait séparer d’elle à jamais, et de la même plume, de la même encre, elle griffonnait deux billets aux deux personnes des amours desquelles elle était la confidente et un peu la complice : miss Florence Marsh et la marquise Andriana Bonaccorsi. Elle les invitait à déjeuner pour le lendemain. Action bien simple, mais en la faisant, elle obéissait au plus profond instinct de la femme qui aime et qui souffre : rechercher des femmes qui aiment aussi, avec qui elle puisse parler des choses du sentiment, aux bonheurs de qui elle se réchauffe, qui la plaindraient de son malheur si elle le leur disait, qu’elle comprenne et par qui elle serait comprise. D’ordinaire, comme Ely l’avait proclamé la veille, les hésitations de la sentimentale et craintive Italienne la fatiguaient, et dans la passion de l’Américaine pour le préparateur de l’archiduc il entrait un élément de positivisme réfléchi qui déconcertait sa fougue native. Mais la jeune veuve et la jeune fille étaient deux amoureuses, et cela suffisait pour qu’à l’heure de son martyre ce lui fût une douceur, presque un besoin de les voir. Elle ne se doutait guère que cette invitation, tout impulsive et si naturelle, provoquerait une scène violente avec son mari, ni qu’une lutte conjugale s’engagerait à la suite, — lutte sourde et implacable dont le dernier épisode influa si tragiquement sur l’issue de cette passion commençante qu’elle s’était juré de sacrifier.

Arrivée à Cannes vers trois heures de l’après-midi, elle n’avait pas vu l’archiduc durant le reste de la journée. Elle savait qu’il était enfermé avec Marcel Verdier dans le laboratoire. Elle ne s’en était pas étonnée, non plus que de le voir apparaître, à l’heure du dîner, suivi par son aide de camp, le comte de Laubach, l’espion professionnel de Son Altesse. Et pas une marque d’intérêt sur sa santé, pas une question sur la manière dont elle avait employé ces dix jours ! … Le prince avait été, dans sa jeunesse, l’un des plus hardis et des plus beaux cavaliers d’un pays qui en compte d’incomparables. L’ancien militaire se reconnaissait, dans le maniaque de science, à la tournure, demeurée svelte malgré la soixantaine approchante, au ton de commandement qu’avaient gardé les moindres inflexions de la voix, à la face martiale où se voyait la cicatrice d’un glorieux coup de sabre reçu à Sadowa, aux deux longues moustaches toutes grises sur le pourpre du teint. Ce qui ne s’oubliait pas, lorsqu’on avait une fois rencontré cet homme singulier, c’étaient les yeux, des yeux très bleus, très clairs et d’une inquiétude sauvage, sous des sourcils blonds, presque roux et d’une formidable épaisseur. L’archiduc avait cette originalité de porter toujours, même en tenue de soirée, de fortes bottines lacées, qui lui permettaient, le repas à peine fini, de sortir à pied, accompagné tantôt de son aide de camp, tantôt de Verdier, pour d’interminables promenades nocturnes. Il les prolongeait parfois jusqu’à trois heures du matin, n’ayant pas d’autre moyen de procurer un peu de sommeil à ses nerfs malades. Cette extrême nervosité se trahissait à ses mains, très fines, mais brûlées d’acides, noires de limaille, déformées aux outils du laboratoire, et dont les doigts se crispaient sans cesse en mouvements désordonnés. À tous ses gestes, d’ailleurs, on pouvait deviner le trait dominant de son caractère, cette infirmité morale qui n’a pas de nom précis dans la langue : — l’incapacité de durer dans une sensation ou dans une volonté quelconque. C’était le secret du malaise que cet homme, si distingué par certains côtés, répandait autour de lui et dont il souffrait le premier. Conduite par ce personnage si étrangement irritable, toute entreprise devait échouer, on le sentait, et qu’une frénésie intérieure et irrésistible lui défendait de se mettre en harmonie avec aucun milieu, aucune circonstance, aucune nécessité. Cette nature supérieure était incapable d’acceptation. Peut-être le secret de son déséquilibre intime résidait-il dans la pensée, fixe chez lui, d’avoir été à une époque si près du trône et d’en être à jamais écarté, d’avoir vu commettre les plus irréparables fautes de politique et de guerre, de les avoir sues telles au moment même, et de n’avoir pu les empêcher. Ainsi au début de la guerre de 1866, il avait tracé un plan de campagne qui pouvait changer la face de l’Europe dans cette dernière moitié du siècle. Au lieu de cela, il avait dû risquer sa vie pour l’exécution de manœuvres dont il prévoyait l’échec assuré. Chaque année, à l’anniversaire de la célèbre bataille où il avait été blessé, il devenait littéralement fou pendant quarante-huit heures. Il l’était de même chaque fois que l’on prononçait devant lui le nom de quelque grand révolutionnaire militant. L’archiduc ne se pardonnait pas la faiblesse par laquelle il conservait les bénéfices attachés à son titre et à son rang, alors que son goût des théories abstraites et les rancœurs de sa destinée manquée l’avaient conduit à partager les pires convictions du socialisme anarchiste. D’ailleurs prodigieusement instruit, grand liseur et grand causeur, il semblait qu’il se vengeât sur les autres de ses propres inconséquences par l’acuité implacable de sa critique. Jamais l’admiration n’allait, dans sa bouche, sans quelque dénigrante et cruelle réserve. Seules les recherches scientifiques et leurs inébranlables certitudes paraissaient communiquer à cette intelligence déréglée un peu de repos, comme une assiette plus ferme. Depuis l’époque où ses dissentiments avec sa femme avaient abouti à ce divorce tacite et décent, imposé d’en haut, ces recherches l’avaient absorbé davantage encore. Retiré à Cannes où le retenait une laryngite obstinée, il y avait tant travaillé qu’il s’était, d’amateur, transformé en professionnel, et une série de découvertes importantes sur l’électricité lui avaient donné une demi-gloire dans le monde des spécialistes. Ses ennemis avaient bien répandu le bruit qu’il publiait simplement sous son nom les travaux de Marcel Verdier, un ancien élève de l’École normale, attaché à son laboratoire depuis plusieurs années. Il faut rendre cette justice à l’archiduc, cette calomnie — dont Corancez s’était fait l’écho près d’Hautefeuille— n’avait pas entamé l’affection enthousiaste et jalouse que l’étrange homme portait à son aide. Car un dernier trait de ce prince, inégal, incertain, et, par suite, profondément, passionnément injuste, était de ne sentir que par engouements. L’histoire de ses relations avec sa femme reproduisait l’histoire de sa vie. Il l’avait dépensée tout entière en alternatives de sympathie désordonnée et d’antipathie déréglée pour les mêmes gens, et sans autre cause que cette impuissance à contrôler son humeur, — impuissance qui avait fait de lui, avec tant de dons, un personnage tyrannique, redouté, mal jugé, profondément malheureux, et, pour emprunter au même Corancez une épigramme vulgaire, mais trop justifiée, « le grand Raté du Gotha » .

Mme de Carlsberg avait une trop longue expérience de ce caractère pour ne pas connaître son mari admirablement, et elle en avait trop souffert pour ne pas être, de son côté, souverainement injuste à son égard. L’humeur est, de tous les défauts, celui que les femmes pardonnent à un homme le moins volontiers. Il est trop contraire à la plus virile des vertus : la constance. Celle-ci était trop fine pour ne pas lire, sur cette physionomie tourmentée du César manqué, l’orage approchant, comme font les marins sur la face du ciel et de la mer. Lorsque, au soir de son retour à Cannes, elle se trouva assise vis-à-vis de lui, à table, elle n’eut pas de peine à deviner que le repas ne se terminerait point sans quelqu’une de ces paroles féroces ou l’archiduc soulageait son fiel dans les mauvaises heures. Au premier regard, elle avait compris qu’il nourrissait de nouveau un violent grief à son endroit. Quel grief ? Avait-il su déjà, par Laubach, cet infâme Judas, au profil fuyant, aux manières félines, comment elle s’était comportée au jeu la veille, et, par un de ces détours d’orgueil dont il était coutumier, se préparait-il, lui, le prince démocrate, à lui faire sentir que ces manières bohémiennes ne convenaient pas à leur rang ? Était-il froissé — une si puérile contradiction ne l’eût pas étonnée non plus — qu’elle fut demeurée à Monte-Carlo toute la semaine sans donner signe de vie, n’était la dépêche du retour au maître d’hôtel ? Que lui importait, d’ailleurs, le motif d’une colère qu’elle méprisait ? Le chagrin de sa résolution était trop profond. Elle en avait le cœur trop rempli pour ne pas opposer à ce nouvel ennui l’espèce d’anesthésie intérieure qui suit les agonies morales. Aussi ne répliqua-t-elle pas un mot, durant le dîner, aux sorties amères de l’archiduc, qui, s’adressant à Mme Brion, outragea tour à tour d’une manière atroce Monte-Carlo et les femmes du monde, les Français de la côte et la colonie étrangère, les gens riches enfin, et toute la société. La livrée allait et venait à pas silencieux autour de la table. Les culottes courtes, les bas de soie, les perruques poudrées des valets donnaient aux paroles du maître de cette maison princière une inexprimable ironie de contraste. L’aide de camp, avec un mélange patelin de politesse et de perfidie, répondait aux boutades de l’archiduc exactement les mots qui pouvaient l’exaspérer, et Mme Brion, de plus en plus rouge, subissait l’assaut de ces insolents sarcasmes, avec l’idée qu’elle se dévouait pour Ely, et cette dernière, indifférente, daignait à peine prêter l’oreille à des tirades du goût de celle-ci :

— « Ses plaisirs, voilà ce qui juge un monde, et j’aime cela de cette côte. On y voit à plein la sottise et l’infamie des ploutocrates… Leurs femmes ? Elles s’y amusent comme des drôlesses, eux, comme des drôles… Ces impôts, ces lois, ces magistrats, ces armées, ce clergé, tout cet appareil social, qui travaille au profit des riches, aboutit, à quoi ? À protéger une crapule dorée dont nous avons une carte d’échantillons complète sur ce beau rivage… J’admire la naïveté des socialistes qui, devant des aristocraties de cette espèce, parlent de réformes ! … Un membre gangrené, ça se brûle et ça se coupe, simplement, brutalement. Mais les révolutionnaires modernes ont un grand défaut : le respect. Par bonheur, la faiblesse et la sottise des classes dirigeantes s’étalent avec une si magnifique ingénuité que le peuple finit par s’en apercevoir, et, quand les millions d’ouvriers qui nourrissent cette poignée de parasites feront un geste, — le geste, — ah ! nous rirons, nous rirons ! … Déjà le libéralisme, le parlementarisme, le modérantisme, toutes ces sottises en isme, ne sont plus possibles. Il n’y aura plus de place, dans toute l’Europe, d’ici à dix ans, que pour une réaction à la Philippe II ou pour la Commune… Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis pour la Commune. D’ailleurs, avec la science, le branle-bas devient si facile ! … Prenez tous les enfants des prolétaires, faites-en des électriciens et des chimistes, et dans une génération, ça y est… »

Quand il proférait des déclarations de cet ordre, le prince regardait autour de lui avec une physionomie trop menaçante pour que l’on sourît de ses paradoxes, comiques autant qu’inefficaces, dans cet opulent décor de haute vie. Les personnes initiées aux dessous de l’histoire contemporaine se rappelaient qu’une légende, d’ailleurs calomnieuse, associait le nom de « l’archiduc rouge » à un mystérieux attentat, dirigé contre le chef même de sa famille. Le rêve sanguinaire d’un césarisme démagogique jaillissait trop visiblement de ces yeux cruels qui ne regardaient en face que pour outrager. On sentait la présence du tyran, tyran muselé, paralysé, à qui les circonstances seules avaient manqué, — mais de si peu ! Malgré soi, on en tremblait. — D’ordinaire, quand il avait ainsi lancé quelques sinistres coups de boutoir, personne ne répondait, et le dîner continuait dans un silence de gêne et d’oppression. Le Néron en disponibilité jouissait de cette terreur pendant quelques minutes. Puis il lui arrivait, ayant déchargé sa bile, de vouloir plaire et de déployer toutes les séductions de sa nature. Sa remarquable lucidité d’intelligence étonnait alors les plus hostiles, sa culture, son absence de préjugés et soin immense érudition des découvertes nouvelles. Ce soir-là, il était sans doufe tourmenté par une inquiétude particulière, car il ne désarma point, jusqu’au moment où, à peine revenus dans le salon, une phrase de Mme de Carlsberg à Mme Brion fit éclater la vraie cause de sa terrible humeur.

— « Nous saurons cela par Flossie Marsh. Elle vient déjeuner demain, » avait dit la baronne.

— « Puis-je avoir cinq minutes d’entretien avec vous, madame ? » demanda brusquement le prince à sa femme. Et, l’entraînant à part, sans plus se soucier des témoins de cette scène conjugale : « Vous avez invité miss Marsh à déjeuner, demain matin ? … » continua-t-il.

— « Parfaitement, » répondit-elle, « Cela contrarie Votre Altesse ? »

— « Vous êtes chez vous, » reprit l’archiduc, « mais vous ne vous étonnerez point si je défends à Verdier de se trouver là… Ne m’interrompez pas… Il y a longtemps que je l’observe, vous favorisez les projets de cette fille qui s’est mis en tête d’épouser ce garçon. Je ne veux pas que ce mariage ait lieu. Et il n’aura pas lieu, »

— « J’ignore les intentions de miss Marsh, » répliqua la baronne, dont les joues pâles s’étaientempourprées d’un flot de sang à écouter le discours de son mari. « Je l’invite parce qu’elle est mon amie et que j’ai du plaisir à la voir. Quant à M. Verdier, il est d’âge à savoir s’il lui convient ou non de se marier, sans prendre l’ordre de personne. D’ailleurs, s’il veut causer avec miss Marsh, il n’a nul besoin de mon intermédiaire, et, s’il lui a plu de dîner avec elle ce soir… »

— « Il a dîné avec elle ce soir ? » interrompit le prince, avec une violence maintenant exaspérée. « Vous le savez ? Répondez. Soyez franche. »

— « Votre Altesse Impériale peut charger d’autres personnes de ses espionnages… » fit la jeune femme fièrement. Et elle lança vers M. de Laubach un regard où le mépris se mélangeait au défi.

— « Madame, trêve d’ironies, » repartit l’archiduc : « je ne les supporte point. C’est d’une commission auprès de mademoiselle votre amie que j’entends vous charger, et, si vous ne transmettez pas mon message, je le transmettrai moi-même… Vous lui direz, à cette intrigante, que je suis au courant de toutes ses menées. Je sais, entendez-vous bien, je sais qu’elle n’aime pas ce jeune homme. Je sais qu’elle est un instrument au service de son onde. Ce brasseur d’affaires a eu vent d’une découverte que nous avons faite, Verdier et moi, chez moi ; » et il tendit la main dans la direction de son laboratoire. « C’est une révolution dans les chemins de fer électriques, tout simplement, notre invention : mais, pour l’avoir, il faudrait avoir les inventeurs. Je ne suis ni à vendre ni à marier, moi. Verdier n’est pas à vendre, lui non plus, mais il est jeune, il est naïf, et M. Marsh a lancé la nièce… Je constate qu’il vous a mise dans son jeu et que vous travaillez pour lui… Écoutez-moi bien. Fréquentez les Marsh, oncle et nièce, tant que vous voudrez, faites des parties avec eux à Monte-Carlo et ailleurs. Si vous aimez à trôner parmi les rastaquouères des deux mondes, cela vous regarde. Vous êtes libre… Mais ne vous mêlez pas de cette intrigue, ou vous me paierez cette trahison trop cher. Je saurai trouver le point où vous frapper… Avec les millions de son oncle, que cette fille achète un nom et un titre, comme elles font toutes ! Il ne manque pas de marquis anglais, de ducs français et de princes romains pour lui brocanter leurs blasons, leurs ancêtres et leurs personnes. La noblesse est une chose aussi abjecte, aussi basse que l’or. Que l’un paie l’autre, c’est justice. Mais cet homme de talent, mon ami, mon élève ? À bas les pattes ! … Cet immonde Yankee faire d’un cerveau comme celui-là une nouvelle machine à dollars ! Cela, jamais, jamais, jamais ! … Voilà ce que je vous prie de vouloir dire à cette demoiselle ; et vous, pas de réponse, n’est-ce pas ? … Monsieur de Laubach… »

— « Monseigneur ? … »

À peine si l’aide de camp put prendre congé des deux femmes, tant l’archiduc sortit avec précipitation, celle d’un homme qui, ne se contenant plus, va passer de la parole aux actes, et frapper après avoir outragé, s’il reste une minute de plus en présence de ce qu’il hait ! …

— « Voilà donc le secret de sa fureur, » dit Mme Brion, quand son amie lui eut rapporté le brutal discours du prince. « C’est trop injuste. Mais j’aime mieux cela. J’avais si peur qu’il n’eût appris ta façon de jouer hier, et surtout l’imprudence de qui tu sais… Tu vas décommander miss Florence ? … »

— « Moi ! » fit la baronne en haussant les épaules, et son noble visage exprima un irrésistible dégoût. « Il fut un temps où ces goujateries me terrassaient, un temps où elles me révoltaient. Aujourd’hui, je me soucie de cette bête brute et de ses colères comme de ceci… »

Et elle avait, en disant ces mots, allumé une cigarette de tabac russe à long bout de papier. De sa bouche méprisante elle venait de chasser un anneau de fumée bleuâtre qui allait, s’ouvrant, s’allongeant, se dispersant à travers l’atmosphère tiède et parfumée du petit salon. C’était, autour des deux amies, un cadre de délicieuse intimité que cette pièce joliment claire, avec les nuances atténuées de ses tentures, ses tableaux anciens, ses meubles précieux, les vagues profondeurs vertes de la serre entrevue derrière une des portes vitrées, et partout des fleurs, de ces belles et vivantes fleurs du Midi, comme tissées, comme pétries de soleil. Les grandes et les petites lampes voilées par des abat-jour de souple étoffe tamisaient dans cette retraite une lumière adoucie qui se mariait à la flamme gaie et claire du foyer. Les déshérités du sort envieraient moins ces décors exquis des existences comblées, s’ils soupçonnaient les agonies secrètes auxquelles ce luxe raffiné sert le plus souvent de théâtre. Ely de Carlsberg s’était laissée tomber sur une chaise longue, et elle disait :

— « Que veux-tu que ces misères me fassent, avec le chagrin que j’ai dans le cœur et que tu sais ? Je recevrai Flossie Marsh demain et les jours suivants, et, si l’archiduc se fâche, il se fâchera. Il parle de trouver un point où m’atteindre. Il n’y en a qu’un, et je vais y frapper moi-même. C’est comme si l’on menaçait d’un duel quelqu’un qui s’est décidé au suicide. »

— « Mais crois-tu qu’il a raison, quand il prête ces odieux calculs à Marsh ? » demanda Mme Brion pour arrêter l’accès de révolte qui grondait sourdement dans cette voix, ces yeux, ces gestes.

— « C’est bien possible, » dit la baronne, « Marsh est un Américain, et pour ces gens-là un sentiment est un fait comme un autre, qu’il s’agit d’exploiter et du mieux qu’on peut. Mais admettons qu’il spécule sur le sentiment de Flossie pour un savant et un inventeur, cette spéculation de l’oncle prouve-t-elle que le sentiment de la nièce n’est pas sincère ? … Pauvre Flossie ! » conclut-elle, avec un accent où passait de nouveau l’écho de la tourmente intérieure.« J’espère qu’elle ne se laissera pas séparer de celui qu’elle aime : elle souffrirait trop ; et, s’il faut l’aider à le garder, je l’y aiderai… »

Quel trouble encore trahissaient ces deux cris successifs ! Quel reste d’incertitude dans la sage résolution prise en commun ! La fidèle amie en demeura épouvantée. L’idée qu’elle avait eue la nuit précédente, puis repoussée comme trop difficile à réaliser, cette idée de s’adresser directement à la magnanimité du jeune homme, la ressaisit, avec une force extrême. Cette fois, elle y donna un libre cours ; et le lendemain matin, un commissionnaire pris à la gare remettait à l’hôtel des Palmes la lettre suivante que Pierre Hautefeuille ouvrit et lut, au moment où il venait de traverser lui-même les longues heures d’une anxieuse et cruelle insomnie :

— « Monsieur, je compte sur votre délicatesse pour ne pas chercher à savoir qui je suis, ni le motif qui me fait vous écrire ces lignes. Elles viennent de quelqu’un qui vous connaît sans que vous le connaissiez vous-même, et qui vous estime profondément. Je ne doute donc pas que vous n’entendiez cet appel adressé à votre honneur. Un mot suffira pour vous faire comprendre combien cet honneur est intéressé à ce que vous cessiez de compromettre — bien involontairement, on en est sûr — la paix et le bon renom d’une personne qui n’est pas libre et que sa haute situation expose à beaucoup d’envie. On vous a vu, monsieur, avant-hier, dans la salle de jeu de Monte-Carlo, acheter un objet que cette personne venait de vendre à un marchand. Si c’était là un fait isolé, il n’aurait pas une très dangereuse signification. Mais vous devez vous en rendre compte : votre attitude n’a pu, durant ces dernières semaines, échapper aux commentaires de la malignité. La personne dont il s’agit n’est pas libre. Elle a beaucoup souffert dans son intérieur. Le moindre ombrage, chez celui à qui elle doit son rang, risquerait de provoquer pour elle une catastrophe. Peut-être ne vous dira-t-elle jamais elle-même combien votre démarche, dont elle a été informée, lui a été pénible. Soyez un honnête homme, monsieur, n’essayez pas d’entrer dans une existence que vous pouvez seulement troubler. Ne compromettez pas une femme de grand cœur, qui a d’autant plus de droits à votre respect scrupuleux qu’elle s’est moins défiée de vous. Ayez donc le courage de faire la seule action qui puisse empêcher les calomnies de naître, si elles ne sont pas nées, qui puisse les détruire si elles sont nées. Quittez Cannes, monsieur, pendant quelques semaines. Un jour viendra où vous éprouverez une joie intime à vous dire que vous avez fait votre devoir, tout votre devoir, et que vous avez donné à une créature d’élite la seule preuve de dévouement qu’il vous soit permis de lui offrir : le respect de son repos et de son honneur. »

Il y a dans le célèbre roman de Daniel de Foë, ce prodigieux raccourci de toutes les profondes émotions humaines, une page célèbre et qui demeure le symbole de l’épouvante dont nous bouleversent certaines révélations absolument, tragiquement inattendues… C’est celle où le Solitaire tressaille jusqu’à l’être de son être, en apercevant, sur le sable de l’île déserte, l’empreinte fraîche d’un pied nu. Un même tremblement convulsif secoua Pierre Hautefeuille à la lecture de cette lettre : il tenait la preuve, après ces vingt-quatre heures d’incertitude, l’indiscutable, la foudroyante preuve que son action de l’avant-veille avait été vue… Par qui ? … Mais qu’importait le nom de ce témoin, du moment que Mme de Carlsberg était avertie ? Le secret instinct du jeune homme ne l’avait pas trompé. La baronne le faisait venir pour lui reprocher son indiscrétion, peut-être pour le bannir à jamais de sa présence. La certitude que cet entretien roulerait sur ce qu’il se reprochait, maintenant, comme un crime, lui fut si intolérable que l’idée le saisit de ne pas aller au rendez-vous, de ne jamais revoir cette femme offensée, de s’enfuir ailleurs, bien loin, pour toujours. Il reprît la lettre et il se dit : « C’est vrai, je n’ai plus qu’à m’en aller ! … » Frénétiquement à la fois et machinalement, comme si une réelle suggestion eût émané des phrases écrites sur cette petite feuille de papier bleuté, il sonna, il demanda un indicateur, que l’on préparât sa note, que l’on apportât sa malle. Si l’express d’Italie, au lieu de partir dans l’après-midi, eût quitté Cannes vers onze heures, peut-être le pauvre enfant eût-il, dans cette attaque de demi-folie, précipité une fuite qui devait, quelques heures plus tard, lui paraître aussi insensée qu’elle lui paraissait nécessaire en ce moment-là. Mais pour prendre le train, il fallait attendre, et, une fois cette première crise passée, Hauteteuille sentît qu’il ne devait, qu’il ne pouvait pas fuir, comme un coupable, avant de s’être expliqué. Il ne pensait pas à se justifier : à ses propres yeux, il était injustifiable. Pourtant il ne voulait pas que Mme de Carlsberg le condamnât sans qu’il eût plaidé pour sa propre délicatesse. Hélas ! que lui dirait-il ? Durant ces heures qui le séparaient de son rendez-vous, combien de discours imagina-t-il sans se douter que la force souveraine qui l’attirait vers cette femme n’était pas ce besoin de plaider sa cause ! C’était vers la sensation de la présence qu’il marchait irrésistiblement, — seul besoin qui finisse toujours par tout abolir dans un cœur qui aime, depuis les plus justes rancunes jusqu’aux plus folles timidités.

Quand le jeune homme entra dans le salon de la villa Helmholtz, l’excès de ses émotions l’avait mis dans cet état de somnambulisme éveillé où l’âme et le corps obéissent à une impulsion dont ils ont à peine la conscience. Cet état ressemble beaucoup à celui d’un homme résolu qui traverse un très grand péril. Les deux instincts fondamentaux de notre nature, celui de la conservation et celui de l’amour, agissent de même en toute occurrence importante. C’est une preuve de plus qu’ils sont l’œuvre en nous de forces impersonnelles, extérieures et supérieures à l’étroit domaine de notre volonté réfléchie. Dans des instants pareils, nos sens sont à la fois suraiguisés et paralysés, —suraiguisés pour les moindres détails qui correspondent à notre élan intérieur, paralysés pour tout le reste. — Quand Hautefeuille pense aujourd’hui à ces minutes si décisives de sa vie, il ne peut se rappeler par quel chemin il est allé de l’hôtel à la villa, quelles personnes de sa connaissance il a rencontrées. Il ne fut réveillé de ce songe lucide qu’au moment où il se trouva dans le premier des deux salons, le plus grand, vide à cette minute. Une senteur y flottait, mêlée à l’arome des plantes qui garnissaient les vases : celle du parfum préféré par Mme de Carlsberg, une composition légère d’ambre, de chypre et d’eau de Cologne russe. À peine Pierre avait-il eu le temps de respirer cette odeur qui lui rendait Ely si présente, et la seconde porte s’était ouverte. Des voix lui arrivaient, parmi lesquelles il n’en distingua qu’une. Elle lui entra dans le cœur comme y était entré le parfum. Quelques pas encore, et il était devant Mme de Carlsberg elle-même, qui causait avec Mme Brion, la marquise Bonaccorsi et la jolie vicomtesse de Chésy. Plus loin, près de la haute porte vitrée ouverte sur la serre, Flossie Marsh, debout, s’entretenait avec un jeune homme, un grand garçon blond, très mal habillé, très laid, qui montrait sous une chevelure désordonnée un clair visage de savant aux yeux lucides et méditatifs, au sourire jeune. C’était Marcel Verdier, que la jeune fille avait prévenu d’un mot, hardiment, à l’américaine, et qui, empêché par l’archiduc d’assister au déjeuner, s’était échappé du laboratoire, dix minutes, pour venir la saluer. La baronne non plus n’était pas assise. Elle allait et venait à travers la pièce afin de tromper un énervement auquel mettait le comble l’arrivée de celui qu’elle attendait. Mais comment ce dernier s’en serait-il douté ? Comment aurait-il deviné, à la voir vêtue du classique costume-tailleur en serge bleue, fait pour la promenade, le motif qui l’avait le matin même chassée de la maison ? Elle avait marché du côté de son hôtel, à lui, comme il avait lui-même souvent marché du côté de la villa Helmholtz, pour voir une porte, une rangée de fenêtres, et s’en retourner le cœur battant. Enfin, comment aurait-il lu dans les tendres yeux bleus de Mme Bonaccorsi une complaisance, dans les doux yeux bruns de Mme Brion une inquiétude qui, pour un amoureux capable d’observation, eussent été des raisons d’espérer ? Hautefeuille ne vit distinctement qu’une chose : l’anxiété que Mme de Carlsberg avait dans ses yeux, à elle, et qu’il interpréta aussitôt comme un signe d’un courroux inapaisable. C’en était assez pour qu’il trouvât à peine la force de répondre les phrases banales de la politesse, tout en prenant un siège auprès de la romanesque Italienne, qui lui avait fait signe de se mettre à côté d’elle, tant cette trop visible émotion lui faisait pitié. Cependant la gaie Mme de Chésy, la jolie blonde aux yeux bleus, d’un bleu aussi vif que celui des prunelles d’Andriana Bonaccorsi était profond, avait souri au nouveau venu. Ce sourire avait frappé de menues fossettes son frais visage potelé, si blanc sous la capote de loutre ; et sa fine taille prise dans une jaquette de la même fourrure, ses fines mains qui jouaient dans son manchon, ses pieds fins dans leurs bottines vernies achevaient de faire d’elle une charmante figurine de frivolité. Que le monde a raison d’être indulgent à ces poupées de la mode ! Car leur présence suffit à égayer, frivoliser, comme elles, si l’on peut dire, les situations les plus fausses et les visites les plus chargées d’explications. Étant donné ce que savait Mme Brion, ce que pensait Mme Bonaccorsi, ce que sentaient la baronne Ely et Pierre Hautefeuille, l’entrée de ce dernier eût rendu ce début d’entretien par trop difficile et pénible si la légère Parisienne n’eût continué son joli babil d’oiseau moqueur :

— « Vous, je ne devrais plus vous connaître ! » dit-elle à Pierre Hautefeuille. « Voilà huit jours, » ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Carlsberg, « tenez, depuis que j’ai dîné chez vous à côté de lui, la veille de votre départ… Oui, voilà huit jours qu’il a disparu… Et je n’ai pas écrit à sa sœur qui pourtant me l’a confié… Car Marie vous a confié à moi, c’est positif, et non pas à ces demoiselles de Nice et de Monte-Carlo ! … »

— « Mais je n’ai pas quitté Cannes de la semaine, » répondit Pierre qui rougissait malgré lui. La petite phrase dite par Mme de Chésy soulignait trop la coïncidence significative entre sa disparition et l’éloignement de Mme de Carlsberg.

— « Et que fàisiez-vous, pas plus tard qu’hier, à la table de trente-et-quarante ? … » demanda railleusement la jeune femme. « Si la grande sœur savait cela, elle qui croit son frère en train de se soigner sagement au soleil ? »

— « Ne le tourmentez pas, » interrompit Mme Bonaccorsi, « c’est nous qui l’avons ramené… »

— « Mais revenons à votre aventure. Vous n’avez pas fini de nous la raconter ? … » reprit Mme de Carlsberg. Les innocentes taquineries de Mme de Chésy lut avaient déplu, à cause du trouble infligé à Hautefeuille. Depuis qu’il était là, vivant et respirant, dans ce petit salon, elle aussi elle éprouvait cette sensation de la présence qui dissout les plus fortes volontés. Jamais la physionomie du jeune homme ne lui avait paru plus fière et plus pure, son regard plus attrayant, sa bouche plus délicate, ses gestes plus gracieux, tout son être enfin plus digne d’être aimé. Elle discernait dans toute son attitude ce mélange de respect et de passion, d’idolâtrie et de timidité, si puissant sur les femmes qui ont souffert de la brutalité du mâle et qui rêvent de rencontrer l’amour sans les sursauts de la haine sensuelle, la tendresse passionnée sans la jalousie, la volupté heureuse sans la violence. Elle aurait voulu crier à Yvonne de Chésy : « Taisez-vous. Ne voyez-vous pas que vous lui faites mal ? … » Mais elle savait que l’étourdie n’avait pas dans le cœur un atome de méchanceté. C’était une Parisienne d’aujourd’hui, très sensible et très innocente malgré un très mauvais ton, jouant au scandale par enfantillage, avec un fond réel d’honnêteté, une de ces imprudentes qui paient quelquefois, de leur honneur et de leur bonheur, un naïf désir d’étonner et de s’amuser. Elle reprit, se racontant tout entière dans l’anecdote que l’arrivée d’Hautefeuille avait interrompue :

— « La fin de mon aventure ? … Je vous ai déjà dit que ce monsieur m’avait prise justement pour une de ces demoiselles. À Nice, une petite femme qui dîne toute seule, à une petite table du grand salon de London-House… Et il s’était donné un mal pour se faire remarquer, et des « hum ! hum ! » par ci, — j’avais envie de lui offrir des boules de gomme, — et des : « Garçon ! » par là, parfaitement inutiles, pour me faire retourner. Et je me retournais, pas trop, juste assez pour me laisser regarder sans pouffer de rire. J’en avais pourtant bien envie ! … Enfin je paie, je me lève, je sors. Il paie, il se lève, il sort. Je ne savais pas que faire jusqu’au train. Il me suit ; je me laisse suivre… Vous êtes-vous demandé quelquefois, en pensant à ces demoiselles : « Qu’est-ce qu’on leur dit quand on les aborde ? » …

— « Des choses que j’aurais, je crois, bien peur d’entendre, » fit Mme Bonaccorsi.

— « Moi, plus maintenant, » reprit Mme de Chésy : « car elles sont aussi bêtes que celles que ces messieurs nous disent à nous. Écoutez plutôt. Je m’arrête devant l’étalage d’un fleuriste ; il s’y arrête, à côté de moi, à gauche. Je regarde les bouquets ; il regarde les bouquets. J’entends les « hum ! hum ! » de tout à l’heure : il allait parler. « Voilà de bien belles roses, madame, » me dit-il. « Oui, monsieur, voilà de bien belles roses. » — « Aimez-vous beaucoup les fleurs, madame ? » J’allais répondre : « Oui, monsieur, j’aime beaucoup les fleurs, » quand j’entends une voix à droite qui m’interpelle : « Tiens, Yvonne, vous êtes ici ! » Et me voilà nez à nez avec la grande-duchesse Véra Paulovna, et, dans la même minute, je vois mon suiveur devenir de la couleur des roses que nous regardions ensemble, et s’incliner devant l’Altesse Impériale. Et elle, avec son accent russe : « Idéal, ma chère ! … Que je vous présente le comte Serge Komow, un de mes plus charmants compatriotes… » Tableau… »

La jolie et moqueuse Yvonne avait à peine fini de raconter son enfantine équipée, avec ce plaisir, constaté souvent, toujours inexplicable, que certaines femmes du monde éprouvent à frôler le demi-monde, quand l’entrée soudaine d’un nouveau personnage vint arrêter net le rire ou le blâme sur les lèvres des amies qui avaient écouté ce gai récit. Ce personnage n’était autre que l’archiduc Henri-François, le teint enflammé comme à l’habitude, ses pieds toujours chaussés de ses grosses bottines, son grand corps maigre enveloppé dans un complet de couleur sombre qui, à lui seul, par ses souillures et par sa sordidité, décelait le laboratoire. Comme il l’avait annoncé la veille, il avait empêché que Verdier déjeunât à la table de la baronne. Lui-même, il ne s’y était pas présenté. Le maître et l’élève avaient mangé, comme cela leur arrivait entre deux expériences, debout et revêtus de leur tablier de travail, sur un angle d’un de leurs fourneaux. Puis le prince s’était retiré en prétextant une sieste, soit qu’il voulût réellement se reposer, soit qu’il méditât une épreuve décisive et qui lui permît de mesurer le degré de l’intimité établie déjà entre miss Marsh et son préparateur.Il n’avait naturellement nommé aucun des convives dela baronne à Verdier, qui ne lui avait parlé de rien non plus. Aussi, lorsque à son entrée dans le salon il aperçut l’Américaine et le jeune homme en train de causer à part et familièrement, un passage de réelle fureur décomposa son visage. Un éclair lui jaillit des yeux, tandis qu’il enveloppait du regard ce groupe d’abord, puis l’autre. S’il eût été le maître en ce moment, il les eût tous mis aux fers : sa femme, la cause certaine de cette trahison ; Mme Brion et Mme Bonaccorsi, parce que Mme de Carlsberg les aimait ; Mme de Chésy et Hautefeuille, parce qu’ils étaient là, témoins complaisants de ce tête-à-tête. De sa voix impérieuse et qu’il gouvernait à peine, il appela, d’une extrémité à l’autre de la pièce :

— « Monsieur Verdier ! »

Verdier se retourna. Le saisissement que lui causait la présence imprévue du prince, l’humiliation d’être interpellé ainsi devant la femme qu’il aimait, l’impatience d’un joug longtemps supporté, que d’émotions complexes frémissaient dans l’accent avec lequel il répondit ;

— « Monseigneur ? … »

— « J’ai besoin de vous au laboratoire, » reprit l’archiduc : « veuillez venir, et tout de suite. »

À leur tour, les yeux du préparateur lancèrent un éclair de fureur. Pendant quelques secondes, les spectateurs de cette odieuse scène virent sur cette figure d’un homme supérieur, traité indignement, un combat tragique se livrer entre l’orgueil et la reconnaissance. L’archiduc avait été particulièrement bon pour le jeune homme. C’était lui qui à seize ans l’avait distingué, l’avait fait partir à Paris, entrer à l’École normale… enfin il avait rendu à toute sa famille de ces services d’argent qu’il est trop dur d’avoir acceptés quand le bienfaiteur en abuse… Verdier regardait toujours l’archiduc. Un chien battu injustement jette de ces regards sur son maître : va-t-il lui sauter à la gorge ? va-t-il lui obéir ? Mais le jeune homme connaissait trop le prince pour lui tenir tête en ce moment. Il appréhenda de déchaîner la colère de ce forcené et qu’un éclat d’injurieuse insolence rejaillît sur Florence Marsh. Peut-être aussi estimait-il que son rôle de salarié et d’obligé ne comportait qu’une dignité : faire ressortir, à force de stricte correction, l’inqualifiable dureté du maître. Après quelques secondes de cette douloureuse hésitation, il répondit : — « Je viens, monseigneur… » Et prenant la main de miss Marsh, pour la première fois il osa y mettre un baiser, en disant : — « Vous m’excuserez, mademoiselle, de vous quitter ainsi, mais j’espère aller vous rendre mes devoirs bientôt… Mesdames, monsieur… » Et il suivit son redoutable patron, lequel était sorti aussi brusquement qu’il était entré, quand il avait vu Verdier porter à ses lèvres la main de miss Marsh.

Le silence régnait dans le salon maintenant, parmi toutes ces personnes demeurées debout, — un de ces silences comme il s’en produit dans le monde, après une scène par trop contraire aux plus simples convenances et que les assistants ne peuvent se permettre de juger tout haut. Ni Mme Brion, ni Mme Bonaccorsi, ni Mme de Chésy n’osaient regarder Mme de Carlsberg qui avait rendu au prince, en sa présence, regard pour regard, défi pour défi, et qui maintenant tremblait de colère sous l’affront que son mari lui avait fait subir en se conduisant de la sorte devant ses invités. Florence Marsh, penchée sur une table, affectait de chercher ses gants, un mouchoir, son flacon de sels, afin de cacher l’expression de son visage. Quant à Hautefeuille, il ne connaissait les dessous de cette société que par les indiscrétions savamment dosées de Corancez. Il ignorait les vraies relations de Marcel Verdier et de l’Américaine, et il n’eût pas été un amoureux s’il n’eût pas rapporté cette algarade du prince à l’idée fixe dont il était possédé. Sans doute, l’espionnage avait fait son œuvre : l’archiduc savait son indiscrétion de l’avant-veille. Pour quelle part cette indiscrétion entrait-elle dans la farouche humeur du mari de Mme de Carlsberg, le jeune homme n’aurait pu le dire. Une seule chose était certaine pour lui, depuis qu’il avait rencontré le terrible regard du prince : sa présence était odieuse à cet homme. Et d’où pouvait venir cette aversion, si ce n’est de rapports, hélas ! trop mérités ? Ah ! demanderait-il jamais assez pardon à la femme qu’il aimait d’avoir été pour elle le principe de nouveaux ennuis parmi ses ennuis ? Cependant le silence venait d’être rompu par Mme de Chésy, qui avait regardé sa montre et embrassé la baronne en lui disant :

— « Je serai en retard pour le train. Je dîne encore à Monte-Carlo, ce soir… Mais, après le carnaval, j’arrête les frais. Rien ne va plus. Adieu, chère, chère Ely… »

— « Et nous aussi, nous vous laissons, » dit Mme Bonaccorsi ; — elle était allée prendre le bras de miss Marsh pendant qu’Yvonne de Chésy sortait ; — « je vais essayer de consoler un peu cette grande fille-là… »

— « Mais je suis toute consolée, » répondit Florence. Et avec un accent singulièrement ferme, elle ajouta : « On arrive toujours à tout ce qu’on veut quand on le veut bien… Nous rentrons à pied, n’est-ce pas ? … » demanda-t-elle à la marquise.

— « Alors, vous allez passer par le jardin, et je vous accompagnerai pour prendre un peu d’air, » fit Mme Brion, qui embrassa Ely à son tour, en lui disant tout haut : « Chérie, je te rejoins dans un quart d’heure. » Et elle ajouta tout bas : « Aie du courage. »

La porte de la serre, par où l’on accédait au jardin, venait de se refermer. Ely de Carlsberg et Pierre Hautefeuille étaient seuls. Tous deux, ils avaient médité longuement sur les paroles qu’ils prononceraient dans ce tête-à-tête. Tous deux ils arrivaient à ce rendez-vous avec une volonté très fixe, la même, puisque Ely avait décidé de demander à Pierre précisément ce départ qu’il avait décidé de lui offrir. Mais tous deux aussi venaient d’être bouleversés par la scène inattendue à laquelle ils avaient assisté. La jeune femme surtout avait été remuée dans le plus intime arrière-fond de sa violente et indomptable nature : le sauvage instinct de révolte, endormi chez elle par son amour, s’était de nouveau soulevé dans son cœur. La plaie de son orgueil, adoucie, presque refermée par une influence de tendresse, s’était soudain rouverte et saignait. Enfin, elle venait de sentir à nouveau l’injuste dureté de la destinée, qui la livrait, malgré tout et toujours, pieds et poings liés, à ce terrible prince, le mauvais génie de sa jeunesse. Quant à Hautefeuille, les sombres légendes recueillies, de-ci de-là, sur la tyrannie et la jalousie de l’archiduc, avaient soudain pris corps devant ses yeux. Cette vision des deux époux en face l’un de l’autre, l’un menaçant, l’autre outragée, lui avait été si intolérable à seulement imaginer ! Elle venait de se réaliser en un inoubliable tableau durant les quelques minutes que le prince avait passées dans le salon. Cela suffisait pour faire de lui, pendant cet entretien, un homme tout différent. Les caractères comme le sien, toute pureté et toute délicatesse, ont des incertitudes par excès de scrupule, des indécisions par respect de la sensibilité d’autrui, qui donnent l’idée de la faiblesse, presque de l’enfantillage. Sont-ils en présence d’une situation vraie et d’un devoir positif, c’est une volte-face subite, une reprise invincible de leur énergie. Il leur suffit de penser qu’ils peuvent être utiles à ce qu’ils aiment pour trouver dans la sincérité de leur dévouement toutes les vigueurs dont ils paraissaient manquer. Pierre avait cru qu’il ne pourrait seulement pas supporter le regard de la baronne, quand il y lirait qu’elle savait son action. Il allait lui-même la lui dire, cette action, et simplement, naturellement, par un irrésistible et passionné besoin d’expier sa faute, s’il était pour quelque chose dans le chagrin qu’il l’avait vue éprouver et qui lui avait fendu le cœur.

— « Monsieur, » commença Ely, après ce silence du début des explications, plus pénible que ces explications mêmes, « je vous ai écrit que nous devions avoir un entretien sur un sujet un peu grave, un peu difficile. Mais je veux d’abord que vous soyez bien convaincu d’une chose : si j’ai à vous dire, au cours de cet entretien, des mots qui vous soient pénibles, croyez-le, cela va me coûter beaucoup… » Elle répéta : « Beaucoup. »

— « Ah ! madame, » répondit-il, « vous craignez de m’être dure, quand vous auriez le droit d’être si sévère ! … Je veux, moi, que vous sachiez ceci d’abord : vos reproches, quels qu’ils soient, n’égaleront jamais les reproches que je me suis faits, que je me fais à moi-même ! … Oui, » continua-t-il, avec l’accent du remords passionné, « après ce que je viens de voir et de comprendre, comment me pardonner jamais d’avoir été pour vous la cause d’une contrariété, même la plus légère ? … Je sais tout. Je sais, une lettre anonyme, reçue en même temps que la vôtre, m’a tout appris, que ma démarche d’avant-hier a été vue, cet achat du bijou que vous veniez de vendre. Un des témoins vous a rapporté cette action, je le sais, et ce que vous en pensez, je le devine. Je ne vous demande pas de me pardonner mon indiscrétion. J’aurais dû en sentir la portée tout de suite… Et puis, je n’ai pas réfléchi. J’ai vu le marchand prendre cet étui dont vous vous étiez servie devant moi… L’idée que cet objet, associé pour moi à votre image, se trouverait, le lendemain, dans une boutique de cet affreux endroit, qu’il appartiendrait peut-être à une de ces horribles femmes, comme celles que j’avais frôlées autour de ces tables, oui, cette idée a été plus forte que la prudence, plus forte que mon devoir de réserve à votre égard… Vous voyez. Je n’essaie même pas de me justifier. Mais peut-être ai-je le droit de vous demander de me croire, quand je vous affirme, quand je vous jure que, même dans cette étourderie, même dans cette indiscrétion, il y avait encore du respect pour vous… »

— « Je n’ai jamais douté de votre délicatesse, » dit Mme de Carslberg. Elle venait d’être remuée par cette naïve supplication. Elle en avait senti si vivement la jeunesse et la tendresse, par contraste avec les allures brutales que le prince s’était permises un quart d’heure auparavant, à cette même place ! Et puis, comme elle avait tout de suite reconnu la main de Louise Brion dans l’envoi de la lettre anonyme, cette preuve secrète d’amitié aussi l’avait touchée, et elle essaya de remettre la conversation sur ce terrain où cette prudente conseillère l’avait tant suppliée de la maintenir. Timide et gauche effort que démentaient maintenant ses yeux, agrandis par son trouble, son sein soulevé par un involontaire soupir, sa voix où tremblait son cœur ! — « Non, » répétat-elle, « je n’en ai jamais douté. Mais vous savez vous-même les malveillances du monde, et vous voyez que votre démarche a été remarquée, puisqu’on vous en a écrit… »

— « On ne m’en écrira pas deux fois, » interrompit le jeune homme : « ces malveillances, ces férocités du monde, je n’avais pas besoin de cette lettre pour les comprendre… Ce que j’ai compris encore plus nettement, tout à l’heure, » ajouta-t-il avec la fermeté mélancolique des adieux qui ne veulent pas pleurer, « c’est mon devoir. Il est tout tracé maintenant. Cette indiscrétion d’avant-hier, et d’autres que j’ai pu commettre, il est heureusement en mon pouvoir de les réparer, et je suis venu vous dire tout simplement : — Madame, je vais m’en aller… m’en aller, » répéta-t-il, « quitter Cannes, et, si vous me permettiez d’espérer que vous me rendez toute votre estime en voyant comme j’agis à présent, je partirais, non pas heureux, mais moins triste… »

— « Vous en aller ? » répéta Ely à son tour. Elle redit, une fois encore : « Vous voulez vous en aller ?.. » Elle regarda le jeune homme bien en face. Elle vit cette physionomie délicate, ce regard ému, dont la douceur caressait en elle une place inconnue, cette bouche fine et qui tremblait encore des paroles prononcées tout à l’heure. La pensée qu’elle serait privée de cette présence, à jamais, se réalisa pour elle avec une précision physiquement intolérable, en même temps que l’évidence du bonheur, s’ils s’abandonnaient tous deux au profond instinct qui les portait l’un vers l’autre. Sa volonté plia — comme une digue soudain rompue — sous le désir qui s’empara d’elle avec une force irrésistible, et, sentant tout haut à cette minute, elle reprit : « Non, vous ne partirez pas, vous ne pouvez pas partir. Je suis trop seule, trop abandonnée, trop misérable ! … Je n’ai rien de vrai autour de moi, rien, rien, rien… Et je vous perdrais ! … »

Elle se leva d’un mouvement passionné qui fit se lever aussi Hautefeuille, et, s’approchant de lui, les yeux dans ses yeux, belle d’une beauté d’apparition, son admirable visage éclairé, transfiguré par cet afflux total de son âme dans ses prunelles et sur ses lèvres, elle lui prit les mains entre ses mains, et elle lui dit, comme si elle eût voulu par cette pression et par ces mots lier, mêler, fondre l’un dans l’autre le plus intime de leurs deux êtres :

— « Non, vous ne me quitterez pas. Nous ne nous quitterons pas… Cela n’est pas possible, puisque vous m’aimez et que je vous aime… »