Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 156-194).


Quinze jours s’étaient écoulés depuis que Mme de Carlsberg avait la première, malgré ses promesses, malgré ses résolutions, malgré ses remords, malgré sa certitude d’une catastrophe prochaine, avoué à Pierre Hautefeuille la passion qu’elle éprouvait pour lui. La date fixée pour la croisière de là Jenny était arrivée. Tous les deux, ils se trouvaient debout l’un à côté de l’autre sur le pont de ce yacht qui emmenait aussi la marquise Bonaccorsi, en route pour son fantastique mariage, miss Marsh, sa confidente, enfin la jolie Mme de Chésy et son mari, pour occuper le « commodore » . — C’était le surnom plaisamment donné par la nièce à son oncle, et justifié : car l’infatigable Richard Carlyle Marsh ne quittait guère la dunette, d’où il dirigeait la manœuvre avec l’entente d’un marin professionnel. Pour le potentat de Marionville, être dans une voiture et ne pas la conduire, soi-même, — croiser sur un yacht et ne pas le gouverner, soi-même, — autant n’avoir ni voiture ni yacht. Il disait, et ce n’était pas une vantardise :

— « Si je me ruinais demain, j’aurais vingt moyens de refaire fortune, et, d’abord, de gagner ma vie. Je suis mécanicien. Je suis cocher. Je suis charpentier. Je suis pilote. Je suis capitaine au long cours… »

Par cette après-midi ou la Jenny voguait vers Gênes, ce maître Jacques de l’Ohio exerçait donc le dernier des vingt métiers qu’il se vantait de posséder. Il était sur sa passerelle de commandement, sa lunette à la main, une carte marine devant lui, coiffé de la casquette à galons d’or, et son attention à diriger la manœuvre était aussi entière, aussi scrupuleuse que s’il n’eût jamais eu ici-bas qu’un souci : donner des instructions à un équipage de matelots. Il avait au suprême degré ce trait commun à tous les puissants travailleurs : il était tout entier toujours à la besogne actuelle. Pour lui, en ce moment, cette mer si bleue, si douce, si profonde, immense nappe d’azur à peine frissonnante, n’était qu’un champ de course, de quoi se livrer au goût de la lutte pour la lutte, le vrai plaisir national des Anglo-Saxons. À cinq cents mètres de la Jenny, en avant, à droite, se dessinait le gréement d’un second yacht, peint en noir, plus bas sur l’eau et de coque plus effilée, qui marchait à toute vapeur. C’était la Dalila, le bateau de lord Herbert Bohun. Plus loin encore, toujours en avant, mais à gauche, un troisième yacht filait dans la même direction, blanc comme la Jenny, mais plus renflé. C’était l’Albatros, le joujou préféré d’un des grands-ducs de Russie en villégiature à Cannes. L’Américain avait laissé les deux yachts partir bien avant lui, avec l’intention, aussitôt comprise par les deux autres équipages, de les dépasser ; et, tout de suite, un pari tacite s’était comme engagé entre le prince Russe, le grand seigneur Anglais et le millionnaire Américain, tous les trois également fanatiques de sport, tous les trois fiers de leur bateau, comme des jeunes gens le sont de leurs chevaux ou de leurs maîtresses. Au regard de Dickie Marsh, et tandis qu’il criait ses ordres dans le porte-voix, le paysage se réduisait à une sorte de schéma idéal : un triangle mouvant dont les trois yachts marquaient les trois extrémités. Il ne voyait littéralement pas l’admirable horizon déployé autour de lui. En vain l’Esterel violet développait la longue ligne ondulée de ses montagnes, les sombres cassures de ses ravines boisées et le déchiquetage de ses caps. En vain le port de Cannes allongeait son môle, avec la vieille ville étagée au-dessus et son église, dans une atmosphère si transparente que l’on aurait pu compter chaque petite fenêtre derrière son volet, chaque arbre derrière sa muraille. En vain la colline de Grasse s’étalait au fond, luxuriante de culture, tandis que, sur la baie, la suite des blanches villas s’égrenait parmi les jardins, et que les îles, semblables à deux oasis d’un vert sombre, marquaient un point de départ à la courbe d’un autre golfe, achevée sur la pointe solitaire d’Antibes ; et les arbres de cette pointe, comme ceux des îles, ces bouquets de pins parasols penchés d’un seul côté, disaient le drame éternel de cette côte, la bataille du mistral et des flots en ce moment suspendue. Qu’importait à Dickie Marsh, pour qui le beau temps de cette glorieuse après-midi n’était qu’une des données de son jeu, d’une partie à perdre ou à gagner ? … Pas un mouton d’écume ne tachait cette vaste étendue de saphir en fusion sur laquelle la Jenny avançait dans un bruissement sonore et frais d’eau déchirée. Pas un cirrus, pas une de ces effilochures de nuages que les marins appellent des queues de chat, ne rayait la coupole radieuse du ciel, où le soleil semblait s’épanouir, se dilater, se réjouir, dans un éther absolument pur. II semblait qu’il y eût comme une conjuration de ce ciel, de cette mer, de ce rivage pour réaliser le pronostic du chiromancien Corancez sur la traversée du bateau qui lui amenait sa fiancée clandestine ; et Andriana Bonaccorsi rappelait à Flossie Marsh cette prédiction, tandis que toutes deux accoudées au bastingage et vêtues de costumes identiques, en flanelle blanche, à petites raies rouges et noires, — les couleurs du pavillon de la Jenny, — elles causaient, les yeux fixés sur la Dalila, toujours plus proche et plus proche :

— « Tu te souviens de la salle de Monte-Carlo ? » disait-elle. « Et comme il a deviné ce temps-ci d’après sa main et les nôtres, exactement celui-ci ! … N’est-ce pas extraordinaire tout de même ? … »

— « Tu avoues donc que tu avais tort d’avoir peur… » répondait miss Marsh. « S’il a vu juste pour une chose, il doit avoir vu juste pour le reste. Nous allons passer la plus douce nuit en pleine mer. Demain nous mettons le cap sur Gênes à la première heure… »

— « N’aie pas tant de confiance, » reprit l’Italienne, » qui étendit ses deux doigts en cornes pour conjurer le mauvais sort : « tu nous porterais malheur… »

— « Mais quel malheur ? » demanda l’autre. « Avec ce ciel, cette mer, ce bateau et cette équipe… »

— « Est-ce que je sais, moi ? … Et si lord Herbert Bohun s’avise tout simplement de lutter jusqu’au bout et de nous suivre à Gênes ? … »

— « Nous suivre jusqu’au bout, lui sur la Dalila et nous sur la Jenny ? Je l’en défie bien, » dit l’Américaine. « Regarde comme nous le gagnons déjà… Mais prends garde : Chésy et sa femme viennent de notre côté… Eh bien ! Yvonne, » dit-elle à la jolie vicomtesse, toute mince, toute blonde, toute rose, dans une robe de serge blanche à grands revers, avec le pavillon du bateau brodé sur ces revers, « cela ne vous fait pas peur d’aller si vite ? … »

— « Moi ? … » fit Mme de Chésy en riant, — et, tournée à l’avant, elle respira de toutes les forces de ses poumons : « Cet air, dans cette vitesse, me grise comme du champagne… »

— « Voyez-vous votre frère, marquise ? … » demandait Chésy, en montrant du doigt à Mme Bonaccorsi un des personnages debout sur le pont de la Dalila. « II est à côté du prince. Ils ne doivent pas être contents… Et ses terriers ? Voyez-vous ses terriers qui trottinent comme de véritables rats ? … Je vais faire enrager Alvise… Tenez… » Et, à travers ses deux mains placées en porte-voix, il cria ces mots, — dont il ne soupçonnait guère l’ironie :

— « Hé, Navagero ! Avez-vous des commissions pour Gênes ? »

— « Il n’entend pas, ou il fait semblant, » dit Mme de Chésy, « mais voici qu’il va comprendre… Le prince ne regarde pas ? non ? … » Et, gamine, elle esquissa de ses deux petites mains le plus impertinent pied de nez que jamais une jolie femme ait envoyé à un groupe où se trouvait une Altesse Royale. — « Ah ! le prince m’a vue, » continua-t-elle avec un fou rire, « Bah ! il est si bon diable ! Et puis, s’il n’est pas content… » et elle se battit l’œil du bout des doigts, doucement : « Et voilà ! … »

Au moment où l’espiègle Parisienne se livrait à cet irrespectueux enfantillage, les deux yachts se trouvaient enfin sur la même ligne. Pendant un quart d’heure, ils allèrent de la sorte, sans que l’un parût dépasser l’autre, fendant la lame, dévorant l’espace, remués seulement par la respiration de leurs robustes poumons d’acier, vomissant de leurs cheminées deux colonnes noires, toutes droites et qui s’incurvaient à peine en haut, tant l’atmosphère était calme ; et c’était, derrière eux, une creusée d’un vert glauque sur l’eau toute bleue, un long et mouvant chemin d’émeraude frangé d’argent, où roulait, où tanguait une barque à voiles et à rames montée par des jeunes gens qui s’étaient amusés à se mettre dans le sillage. L’immobilité du plancher, à bord de la Jenny, dans cette course folle, tenait du fantastique. On voyait à peine trembler l’eau dans les vases en verre de Venise placés sur une table volante, pas très loin du groupe des trois femmes. Des roses s’y effeuillaient lentement, de larges roses couleur de pourpre et de safran. Mme de Carlsberg se tenait assise auprès de ces fleurs et dans leur arôme. Elle avait déganté une de ses belles mains et se caressait les doigts aux corolles épanouies des belles fleurs. Elle regardait, d’un regard amusé à la fois et rêveur, la Dalila tour à tour et le clair horizon, ses compagnons de voyage et la vaste mer, puis Hautefeuille, debout auprès des Chésy, et qui sans cesse se retournait de son côté. La brise soulevée par le déplacement dessinait le svelte corps du jeune homme sous la veste de serge bleu marine et le pantalon de flanelle blanche. Cette même brise agitait doucement la souple étoffe de la blouse rouge ou était pris le buste de la baronne Ely, et les larges bouts de sa cravate en mousseline de soie noire assortis aux grands carrés noirs et blancs de sa jupe. Tous deux, le jeune homme et la jeune femme, avaient dans les profondeurs de leurs prunelles une fièvre enivrée de vivre qui s’harmonisait avec le rayonnement de cette admirable après-midi. Comme son sourire, à lui, ce tendre et facile sourire d’un amoureux qui se sait aimé, ressemblait peu au pli lassé que les plaisanteries de Corancez éveillaient au coin de sa bouche quinze jours auparavant ! Et elle, avec un rien de rose à ses joues trop pâles d’habitude, avec sa bouche entr’ouverte qui aspirait pêle-mêle la salubre senteur de la mer et le délicat parfum des fleurs, avec son front où la pensée s’était comme éclairée, qu’elle ressemblait peu à l’Ely de la villa Brion, maudissant, sous les étoiles de la plus douce nuit méridionale, l’impassible beauté de la nature ! … Assise à quelques pas de son aimé, combien cette nature lui semblait douce, aussi douce que cet arôme des roses dont ses doigts froissaient les pétales, aussi caressante que cette molle brise, aussi enivrante que ce libre ciel et cette libre mer ! Que d’indulgence elle sentait en elle-même pour les petits défauts qu’elle condamnait, l’autre soir, dans les personnes de sa société ! Les hésitations éternelles d’Andriana Bonaccorsi, le positivisme de Florence Marsh, le mauvais ton d’Yvonne de Chésy, n’excitaient plus en elle qu’un demi-sourire complaisant. Elle oubliait de s’irriter, à l’inverse de ses habitudes, contre la naïve et comique importance que Chésy se donnait à bord du bateau. Coiffé de la casquette bleue à visière droite, raide et tendu, dans son rôle comique d’invité titré et protecteur, le petit homme expliquait les raisons de la supériorité de la Jenny sur la Dalila et sur l’Albatros. Il débitait des mots techniques prononcés devant lui par Marsh et il donnait des ordres pour le thé :

— « Dickie va descendre aussitôt que nous aurons dépassé l’autre yacht, » annonçait-il, et, interpellant un matelot : « John, allez dire au chef que le thé soit prêt dans un quart d’heure… » Puis, s’adressant à Mme de Carlsberg : « Vous êtes mal ici, baronne…. J’ai déjà dit et redit à Marsh qu’il devrait changer ses fauteuils… Il a si peu d’œil, quelquefois… Tenez, ces tapis ! Ce sont des boukharas, des magnificences… Il en avait acheté six au Caire, qui pourriraient dans l’entrepont si je ne les avais pas découverts et fait mettre ici à la place des horreurs qu’il y laissait, ces hideuses carpettes du Maroc ! Vous vous rappelez ? … Et ces plantes sur le pont, ça fait beaucoup mieux, n’est-ce pas ? … Mon Dieu ! S’il n’était pas teeto-taller je dirais qu’il a pris ce matin un cock-tail de trop. Voyez comme il nous fait passer près de l’Albatros… C’est effrayant… Nous allons nous couper… Non… Comme c’est gouverné ! … Le grand-duc nous regarde. Il faut nous excuser… Monseigneur, Votre Altesse Impériale ne nous garde pas rancune ? »

Et il salua le prince, — une espèce de géant avec une bonne large figure de moujik, qui applaudissait lui-même au triomphe de la Jenny, et qui cria de sa voix forte, quand les deux bateaux furent bord à bord :

— « À l’année prochaine ! J’en fais construire un qui vous battra à votre tour ! »

— « Savez-vous que j’ai eu bien peur ? » dit Chésy à Marsh quand celui-ci, suivant sa promesse, descendit de la dunette ; « nous avons frôlé l’Albatros à deux mètres près… Il s’en est fallu d’un rien qu’il n’y eût un malheur… »

— « J’étais très sûr de mon bateau, » répondit simplement Marsh. « Mais je n’aurais pas fait cela avec Bohun. Vous avez vu à quelle distance je suis resté de lui. Il m’aurait coupé le yacht en deux… Quand les Anglais se voient sur le point d’être battus, l’amour-propre les rend fous, et il n’y a rien dont ils ne soient capables… »

— « C’est justement ce qu’ils disent des Américains, » repartit gaiement Yvonne de Chésy. La jolie Parisienne était probablement la seule personne à laquelle le maître de la Jenny permît une plaisanterie de ce genre. Corancez avait dit vrai dans son diagnostic : quand la malicieuse vicomtesse parlait, Marsh voyait sa fille. Il ne se fâcha donc point de cette épigramme contre son pays, lui si naïvement susceptible, quand on semblait douter qu’une chose quelconque d’Amérique ne fut pas la plus grande du monde : — « the greatest in the world. »

— « Vous allez encore attaquer mes pauvres compatriotes, » dit-il. « C’est bien ingrat. Tous ceux que je connais sont amoureux de vous… »

— « Allons, commodore, » répondit la jeune femme, « ne travaillez pas dans le madrigal. Ce n’est pas votre genre, à vous, ces douceurs… Conduisez-nous plutôt prendre le thé, qui doit être servi, n’est-ce pas, Gontran ? … »

— « Ils sont étonnants ! » dit miss Marsh, à mi-voix, quand son oncle et le ménage Chésy furent à quelques pas, dans la direction de l’escalier qui menait au salon, « Ils sont chez eux… »

— « N’en sois pas jalouse, » fit Mme Bonaccorsi. « Ils vont nous être si utiles, à Gênes, pour occuper l’oncle… »

— « S’il n’y avait qu’elle ! » reprit Florence, « elle est amusante et c’est un brave cœur. Mais il y a lui. Je suis une fille de la grande République, tu sais, et je ne peux pas souffrir les nobles qui trouvent le moyen d’être insolents alors qu’ils font un métier de parasites et de domestiques… Et ce qui me fâche le plus, c’est que ce monsieur impose à mon oncle ! … »

— « Chésy est tout simplement le mari d’une très jolie personne et très charmante, » dit Mme de Carlsberg. « On leur permet tout, à cause de leurs femmes, à ces maris-là. Ils deviennent des enfants gâtés. Et un enfant gâté de trente ans, ce n’est jamais bien aimable. Mais je vous assure que celui-ci est un très honnête garçon et très inoffensif… Vous descendez ? Moi je reste sur le pont. Envoyez-nous du thé ici, voulez-vous ? … Je dis : nous, car je vous garde pour me tenir compagnie, » continua-t-elle en se tournant vers Hautefeuille. « Je connais mon Chésy : maintenant que la course est finie, il n’aura pas de cesse qu’il ne vous ait fait refaire dans le yacht le tour du propriétaire. Heureusement, je vous protège… Asseyez-vous là… »

En parlant ainsi, elle indiquait au jeune homme, avec son gant, un autre fauteuil à côté du sien : et elle déployait pour le retenir cette grâce tendre et impérative où une femme qui aime, et qui doit se surveiller à cause des témoins, sait empreindre toute la frémissante passion des caresses qu’elle ne peut pas donner. Les amoureux de la race de Pierre Hautefeuille ont, pour obéir à un ordre pareil, des gestes émus, presque religieux, qui font sourire les hommes et qui attendrissent les femmes. Elles savent trop bien que la dévotion dans les plus petites choses est le vrai signe de l’idolâtrie intérieure. Aussi miss Marsh ne pensa-t-elle pas plus que Mme Bonaccorsi à plaisanter l’attitude d’Hautefeuille. Mais, tout en s’éloignant avec cette instinctive complicité que les femmes les plus honnêtes accordent aux romans les moins honnêtes des autres, elles disaient :

— « Corancez a bien raison. Comme il l’aime ! … »

— « Oui, il est heureux maintenant… Mais demain ? … »

Ah ! Demain ! Ce dangereux et mystérieux demain, l’inévitable expiateur de tous nos coupables aujourd’huis, le jeune homme n’y pensait guère, tandis que la Jenny continuait d’avancer de cet élan berceur et rapide sur l’azur bruissant de cette mer, libre maintenant. La Dalila et l’Albatros s’effaçaient déjà dans le lointain bleu où disparaissait aussi la côte. Quelques halètements encore de la machine, quelques vibrations de l’hélice, et il n’y eut plus autour du bateau en marche que cette eau mouvante et ce ciel immobile où le soleil commençait de descendre. Ces fins des belles après-midi, l’hiver, en Provence, ont de ces heures réellement divines, avant que le brusque frisson du soir ait glacé toute l’atmosphère et assombri tout le paysage. Maintenant que les autres hôtes du yacht étaient descendus dans la salle à manger, il semblait que les deux amoureux fussent tout seuls au monde sur une terrasse flottante, parmi les arbustes et dans le parfum des fleurs. Un des domestiques du bord, pareil à quelque agile et silencieux génie, avait installé auprès d’eux la petite table pour le thé, avec un appareil d’argenterie compliqué, ou se retrouvait le blason de fantaisie adopté par Marsh, et qui décorait déjà les tasses et les assiettes : une arche de pont sur un marais, — Arch on Marsh. — Ce jeu de mots, dans le goût de celui qui avait baptisé le bateau, flamboyait en hautes lettres sous l’écusson. Le « pont » de ces armes parlantes était en or, le « marais » était en sable, et le tout s’enlevait sur un champ d’argent. L’Américain se souciait peu des hérésies héraldiques ; il traduisait ces emblèmes par : noir, rouge, blanc, les trois couleurs de son pavillon ; et ce blason avec cette devise signifiait, dans sa pensée, que son chemin de fer, célèbre parla hardiesse de ses viaducs, l’avait sauvé de la misère, figurée ici par le marais ! … Naïf symbolisme et qui aurait convenu plus justement à l’arche de songe jetée pour les deux amoureux à cette minute par-dessus toutes les fanges de la vie ? Il n’était pas jusqu’à cette petite installation d’un goûter improvisé qui n’achevât de donner à cet instant passager un charme plus intime, l’illusion d’un home où tous deux vivraient cœur à cœur dans la volupté ininterrompue de la présence quotidienne, et c’est l’impression que le jeune homme traduisit à haute voix après qu’ils furent restés un peu de temps à jouir de leur solitude, sans une parole :

— « Que cette heure est douce ! » dit-il. « Si douce que je ne l’avais même pas rêvée ! …Pensez donc : si ce bateau était à nous, et si nous pouvions aller ainsi, pour de longs jours, vouset moi, moi et vous, rien que nous deux, vers cette Italie que je voudrais voir avec vous seule, vers cette Grèce où vous avez pris votre beauté. Que vous êtes belle et comme je vous aime ! … Dieu ! Si cette heure pouvait ne jamais finir ! … »

— « Enfant ! toutes les heures finissent, » répondit Ely en fermant à demi ses yeux brunsdans lesquels le discours exalté du jeune homme avait fait passer une extase. Puis, comme en réaction contre un de ces frissons du cœur presque douloureux à force, elle eut une grâce, presque une mutinerie de jeune fille, pour reprendre : « Ma vieille gouvernante allemande me disait toujours en me montrant les oiseaux du parc, à Sallach : « II faut leur ressembler et être « contents comme eux, avec des miettes… » C’est vrai qu’on n’a que des miettes dans la vie… Mais je me suis juré, » continua-t-elle, « de ne pas vous permettre, de ne pas nous permettre de tomber dans l’horrible tristesse. » Elle souligna ces deux mots, tendre rappel d’une phrase prononcée plusieurs fois entre eux au moment de se quitter, et qui avait déjà sa place dans leur dialecte sentimental. Et, hochant la tête, elle se tourna vers la table et commença de préparer deux tasses, en ajoutant : « Prenons plutôt notre thé sagement, et soyons aussi gemüthlich que de bons bourgeois de mon pays… »

Elle tendait une des tasses à Hautefeuille en parlant ainsi. Le jeune homme la prit en s’attardant à frôler de ses doigts la fine et souple main qui le servait avec ce délice des humbles gâteries, si cher aux femmes vraiment amoureuses. Cette simple caresse leur fit échanger un de ces regards où deux âmes se touchent, se fondent, s’absorbent par le magnétisme du désir. Ils se turent de nouveau, prolongeant, approfondissant par ce silence l’impression de leur commune fièvre, si enivrante à partager dans cette atmosphère mélangée de senteurs marines et d’arômes de rose, avec l’immense palpitation de l’eau vivante et sommeillante qui les enveloppait de sa rumeur alanguie. Pour comprendre quelle intensité de vibration cette simple caresse éveillait dans le jeune homme et dans la jeune femme, il faut ajouter qu’ils n’étaient pas encore amant et maîtresse, au sens réel de ces mots. Si la naïve Louise Brion, qui s’était en allée de Cannes aussitôt, afin de ne pas assister à la chute, pour elle certaine, de sa trop chère et trop imprudente amie, eût soupçonné la vérité de cette étrange situation, peut-être eût-elle essayé de lutter encore. Durant ces quinze jours écoulés depuis le soudain aveu de Mme de Carlsberg, les deux amants s’étaient dit, ils s’étaient répété qu’ils s’aimaient, ils avaient échangé des baisers à y laisser l’âme, des lettres aussi folles que ces baisers, et ils ne s’étaient pas donnés entièrement l’un à l’autre. C’est dans les livres qu’il n’y a pas d’étapes entre l’instant où deux amoureux se disent : « Je t’aime… » et la possession complète. Dans la réalité, il en va autrement. Toutes les femmes coquettes le savent bien, et aussi tous les amants délicats, ceux dont le cœur n’a été corrompu ni par l’orgueil, ni par le libertinage, et pour qui la volupté des suprêmes caresses est impossible à goûter dans certaines conditions brutales. Cette délicatesse native était accrue chez Hautefeuille par la timidité particulière aux hommes romanesques et chastes, comme lui, qui atteignent la trentième année sans rien connaître de la vie sensuelle que les froides et rares rencontres de la galanterie vénale, suivies aussitôt de dégoût et de remords. Ces scrupuleux, qui ont souhaité, sans y réussir tout à fait, de se garder vierges pour leur véritable amour, sont en proie, lorsqu’ils rencontrent enfin cet amour, à un trouble si profond qu’il les paralyse. L’irrésistible instinct de la nature les force, devant une femme religieusement, idéalement aimée, à rêver des caresses pareilles aux caresses reçues de créatures indignes, et cette association d’images les offense, au plus vif de leur amour même, comme une indigne profanation. Dans la familiarité toujours plus émue de ces deux semaines, Pierre n’avait pas osé demander un rendez-vous plus intime à cette femme qui s’était livrée à lui sans défense, en lui parlant comme elle avait fait, dans la magnifique sincérité de sa passion. Pour échapper aux surveillances de la vie mondaine de Cannes, une des plus ouvertes qui soient, il aurait fallu recourir à des rencontres dans des chambres d’hôtels, à Nice ou à Monte-Carlo, dont la seule pensée lui répugnait. Mais, après la possession, serait-elle liée à lui d’un lien plus étroit qu’elle ne l’avait été par le premier baiser de cette première heure ? Lorsqu’elle lui avait dit : « Nous nous aimons, » les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, — il s’était penché vers elle, défaillant d’un bonheur dont il avait cru mourir, et leurs lèvres s’étaient prises… En la contemplant, à cette minute et sur ce pont solitaire du yacht, Pierre tremblait jusqu’au fond de l’être au seul sourire de cette bouche : il en sentait encore sur la sienne la délicieuse et fraîche brûlure. À voir son amie si souple, si jeune, avec sa taille où frémissait toute la nervosité d’une créature de race, il se rappelait de quelle étreinte il l’avait serrée contre lui dans le jardin de la villa Helmholtz, deux jours après ce premier aveu… Elle l’avait conduit, sous prétexte de causerie, jusqu’à une espèce de belvédère, de cloître plutôt, avec une double rangée de colonnes peintes d’où l’on découvrait la mer et les îles. Au centre, un carré de terre nue formait un patio planté de gigantesques camélias poussés librement. Le sol était tapissé, feutré, étouffé par la jonchée des épais pétales rouges, roses et blancs, tombés des branches, brillants et lisses comme des éclats de marbre. D’autres fleurs, rouges, roses et blanches, luisaient dans le sombre feuillage lustré. Là il l’avait, pour la seconde fois, tenue entre ses bras, plus près de lui encore, — et plus près encore dans un coin perdu de l’adorable villa Ellen-Rock, à Antibes… Il était venu l’y attendre à l’un des rares moments où elle avait pu se dérober aux servitudes de son rang. Elle était arrivée si belle, si mince, tout en mauve, sur un sentier bordé de cinéraires bleues, de pensées jaunes et de larges anémones violettes. Des rosiers tout proches emplissaient l’air d’un arôme pareil à l’arôme d’à présent, et, assis tous deux sur la bruyère blanche, sous les pins noirs au tronc rougeâtre qui descendent vers une petite crique d’eau bleue et de rochers gris, il avait appuyé sa tête sur le cœur de sa chère compagne de promenade… Maintenant, rien qu’à regarder son buste jeune, il lui semblait entendre le battement profond de ce cœur, et retrouver contre sa joue la forme divine de ce sein. Tous ces souvenirs — d’autres encore, aussi vivants, aussi troublants — se mélangeaient à son émotion présente. Elle en prenait une amplitude qui dépassait presque les forces de son être. Une grande houle intérieure le soulevait, le portait vers l’heure, bien voisine, il le sentait, où Ely serait à lui tout entière. Quel homme, ayant aimé et respecté celle qu’il aimait, ne se rappelle, avec un attendrissement qui lui fait mal, des instants pareils et cette inexprimable douceur : la certitude d’avant, plus enivrante, plus puissante que la reconnaissance d’après ? Mais combien rares ceux qui ont pu, comme Pierre Hautefeuille, goûter, savourer cette sensation exquise dans un décor de nature, lumineux, immense, traversé par tous les souffles vivifiants de la mer et du ciel ? Combien rares ceux pour qui cette créature inoubliable et unique, la première vraie maîtresse, a eu cet attrait, par-dessus les autres, d’être l’Étrangère, la femme mystérieuse et ensorcelante comme une fleur irrespirée, comme une musique inentendue ? Cette totale absence d’analogie entre Ely et les autres femmes qu’il avait pu rencontrer achevait d’endormir chez le jeune homme le naïf remords de ses quelques expériences passées, et de même il oubliait ce qui faisait l’arrière-fond criminel, — ce qui eût dû faire l’arrière-fond douloureux de cette heure enivrante : — Ely était mariée. Elle s’était donnée à un premier homme, et, lui vivant, elle n’avait pas le droit de se donner à un second. Pierre n’était pas assez religieux pour respecter dans le mariage le caractère mystique du sacrement. Pourtant il gardait trop profonde en lui l’empreinte de son éducation, ses souvenirs de famille étaient trop honnêtes, surtout il était trop épris de loyauté pour ne pas répugner de tout son cœur aux tristesses et aux souillures de l’adultère. Mais Ely avait eu soin d’empêcher qu’il ne revît l’archiduc, ce qui avait été bien aisé. Le prince avait à peine reparu devant sa femme depuis la terrible dernière scène. Il mangeait avec Verdier, en tête-à-tête et à des heures particulières. Cet invisible mari ne s’évoquait dans l’imagination d’Hautefeuille que sous la forme d’un despote et d’un bourreau. Sa femme n’était pas sa femme, c’était sa victime ; et le jeune homme la plaignait trop passionnément pour que cette pitié n’étouffât point tous les scrupules, d’autant plus qu’il avait sans cesse, durant ces deux semaines, rencontré chez son amie la trace d’une révolte continue contre un indigne espionnage, — celui de ce sinistre baron de Laubach, l’aide de camp à face de Judas. Il fallait que réellement ce policier volontaire obsédât Ely d’une bien odieuse surveillance pour que son souvenir revînt dans la pensée et sur les lèvres de la jeune femme, à cet instant où elle oubliait, où elle voulait oublier tout, excepté le ciel voluptueux, la mer caressante, le bateau comme suspendu entre ce ciel et cette mer, et l’amant aux yeux extasiés qui lui parlait.

— « Vous souvenez-vous, » lui disait-il, « de notre inquiétude, il y a quatre jours, lorsque le vent était si fort et que nous avons pensé : « Le yacht ne partira point ? … » Nous avons eu la même idée, celle d’aller sur la Croisette voir la tempête… Je vous aurais dit : « Merci, » à deux genoux, quand je vous ai rencontrée avec miss Marsh… »

— « Et puis vous avez cru que j’étais fâchée contre vous, » fit-elle, « parce que j’ai passé vite et sans presque vous parler… Je venais de voir le profil de Iago-Laubach… C’est un tel charme ici, de penser que toutes les personnes qui sont à bord sont des amis, incapables d’une perfidie ! Marsh, sa nièce, Andriana, c’est l’honneur même… Les petits Chésy sont bien légers, bien frivoles, mais pas une vilenie chez eux » . Le voisinage d’un traître, même lorsqu’on n’a pas peur de lui, cela gâte les plus chères minutes. Et cette minute si on me la gâtait, ce serait vraiment trop triste… » — « Que je vous comprends ! » répondit-il en lui jetant un regard fin et tendre, celui d’un amant qui retrouve avec délices ses façons de sentir dans les façons de sentir de ce qu’il aime. « Je suis tellement comme vous ! La présence d’une personne méprisable me resserre physiquement le cœur… L’autre soir, quand j’ai rencontré chez vous ce Navagero dont Corancez m’a tant parlé, la seule vue de ce coquin m’a empoisonné ma visite. J’avais pourtant là cette lettre que vous m’aviez écrite la veille, vous savez, celle qui finissait : « Aimez-moi plus que trop et ce ne sera pas assez… » Ils se sourirent, et lui, rêveur, suivant sa pensée, continua : « C’est étrange que tout le monde ne sente pas de même sur ce point. Pour certains êtres, et d’excellents, constater l’infamie humaine est presque une joie. J’ai un ami qui est ainsi : cet Olivier Du Prat dont je vous ai parlé et que vous avez connu à Rome… Je ne l’ai jamais vu si gai que devant une vilenie bien démontrée, bien étalée. Qu’il m’a fait souffrir, avec cette disposition d’esprit ! Et c’était l’homme le plus délicat, le cœur le plus tendre, l’intelligence la plus haute… Pouvez-vous expliquer cela ? »

Ce nom d’Olivier prononcé de la sorte et par cette même voix qui remuait le cœur d’Ely jusqu’au fond, — quelle réponse au soupir poussé par la femme amoureuse, à ce passionné souhait que cette divine minute ne lui fût pas gâtée ! Cette simple phrase était à peine tombée des lèvres de Pierre, et l’enchantement se dissipait. Ely venait de sentir une douleur se mêler à sa joie, si aiguë qu’elle en aurait crié. Elle n’en était qu’aux tout premiers débuts de son roman d’amour, et ce que lui avait prédit Louise Brion, sa trop lucide conseillère, se réalisait aussitôt : elle était enfermée dans l’étrange enfer du silence qui a mal, si mal, et qui doit se refuser, comme le plus terrible des dangers, le soulagement de la confession. Que de fois déjà, dans des instants pareils, un rappel semblable avait soudain évoqué entre elle et Pierre cette image de l’ancienne liaison ! Tantôt Pierre avait gaiement, légèrement nommé au passage son meilleur ami, et comme la baronne avait cru plus prudent de lui dire qu’elle l’avait rencontré à Rome, il se laissait aller à se souvenir de lui tout haut. Il ne se doutait pas que chacune de ses paroles enfonçait un couteau dans le cœur de la pauvre femme. À constater combien Hautefeuille chérissait Du Prat, — d’une amitié égale à celle que ce dernier rendait à son ami, — comment n’eût-elle pas senti davantage la constante menace suspendue sur son nouveau bonheur ? Et chaque fois, ainsi qu’à présent, une angoisse l’avait étreinte, inexprimable. C’était comme si tout le sang de ses veines se fût soudain écoulé par une invisible et profonde blessure. Hélas ! Il n’était pas besoin que le nom redouté passât dans la conversation des deux amoureux pour que cette même angoisse étouffât ce pauvre cœur. Il suffisait que le jeune homme, au cours d’une causerie intime, exprimât ingénument son opinion sur quelqu’une des aventures de galanterie rapportées par la chronique de la côte. Elle insistait alors pour qu’il parlât, afin de mieux mesurer la rigueur de son intransigeance morale. Elle aurait tant souffert qu’il sentît autrement ! Car il n’aurait pas été lui, alors, il n’aurait pas eu cette noble et pure conscience inentamée par la vie. Et elle souffrait tant qu’il sentît ainsi, qu’il la condamnât comme il faisait, et sans même s’en douter, dans son passé ! Oui, elle insistait anxieusement pour qu’il découvrît le fond même de sa pensée, et, avec un mortel effroi, elle y apercevait cette idée, trop naturelle à une âme neuve, que si tout est pardonnable à l’amour, rien n’est pardonnable au caprice, et qu’une femme d’une réelle noblesse de cœur ne peut pas avoir eu deux amours. Quand Hautefeuille prononçait ainsi quelque phrase qui supposait en lui cette foi absolue et naïve dans l’unicité de l’amour vrai, invinciblement, implacablement Olivier réapparaissait devant le regard intérieur d’Ely. Où qu’ils fussent, dans le silencieux patio semé de feuilles de camélias, sous les pins sonores de la villa Ellen-Rock, à la Napoule sur la prairie où les joueurs de golf vont et viennent dans le plus frais des paysages, cette merveilleuse nature du Midi s’évanouissait, disparaissait : et les palmiers et les rosiers et les orangers et le ciel bleu et la mer lumineuse, et celui qu’elle aimait. Les yeux cruels et le mauvais sourire de son ancien amant s’évoquaient dans l’éclair d’une demi-hallucination torturante. Elle l’entendait parlant à Pierre. C’était alors un arrêt en elle de toutes les puissances heureuses. Ses paupières battaient, sa bouche s’ouvrait pour aspirer l’air, une pointe aiguë lui déchirait, lui fouillait le sein, ses traits s’altéraient, et, comme à présent, son inconscient, son tendre bourreau lui demandait : « Qu’avez-vous ? … » avec une sollicitude émue qui la désespérait et la consolait à la fois. Et elle répondait, comme à présent, par un de ces petits mensonges que l’amour vrai ne se pardonne pas. La sincérité complète, totale, est, pour le cœur, lorsqu’il sent à une certaine profondeur, un besoin presque physique, comme la faim et la soif. Que cette tromperie était inoffensive ! Et pourtant, Ely eut de nouveau une impression de remords à expliquer son soudain malaise comme elle fit :

— « Un frisson de froid m’a saisie… Le soir arrive si vite… C’est un si brusque sursaut de température… » Puis, tandis que le jeune homme l’aidait à s’envelopper d’un manteau, elle dit encore, d’un accent qui contrastait avec l’insignifiance du détail remarqué ainsi : « Voyez comme la mer a changé, avec le soleil qui s’abaisse… Elle est devenue sombre, presque noire… Le ciel s’est foncé… On dirait que toute la nature, elle aussi, a eu froid tout d’un coup… C’est bien beau encore, mais d’une beauté ou l’on sent l’ombre qui vient ! … »

En effet, par un de ces phénomènes d’atmosphère plus rapides en Provence que partout ailleurs, la radieuse et presque brûlante après-midi venait de s’interrompre brusquement, et le soir d’arriver en quelques minutes. La Jenny continuait d’avancer sur une mer qui n’avait ni plus de houle, ni plus de rides ; mais les mâts, les vergues, la cheminée allongeaient sur cette mer une ombre démesurée. Le soleil, presque au ras de l’horizon, n’envoyait plus de rayons assez chauds pour dissiper le brouillard indistinct et glacé qui montait, montait, engluant déjà de son suintement les cuivres et les boiseries du bateau. Le bleu de cette mer immobile s’épaississait jusqu’au noir, tandis que l’azur du ciel sans nuage pâlissait, froidissait, se neutralisait. Un quart d’heure s’écoula ainsi ; puis, lorsque le globe du soleil toucha l’horizon, l’incendie démesuré du couchant éclata sur ce ciel et sur cette mer. Toute côte avait disparu, en sorte que les passagers du yacht, maintenant remontés sur le pont, n’avaient devant eux que l’eau et le ciel, le ciel et l’eau, ces deux immensités sans forme, sans contour, vierges et nues comme aux premiers jours du monde, où la lumière déployait, prodiguait ses resplendissantes féeries, — toute la lumière, ici projetée en des nappes d’un rose tendre, délicat, transparent, comme le rose des pétales sur un buisson d’églantiers, — là répandue en des flots de pourpre, de la couleur d’un sang généreux, — ailleurs étalée comme en des grèves d’un vert d’émeraude et d’un violet d’améthyste, — plus loin solidifiée en de colossaux porches d’or ! Et cette lumière s’approfondissait avec le ciel, elle palpitait avec la mer, elle se dilatait dans l’espace infini, jusqu’à ce que, le globe ayant plongé sous les lames, cette gloire s’évanouît comme elle avait surgi, laissant de nouveau la mer toute bleue, presque noire, et le dôme du ciel presque noir aussi cette fois, avec une suprême frange à son bord, de l’orangé le plus intense. Cette large bande éclatante s’amincit, s’atténua, s’effaça elle-même. Les premières étoiles commencèrent de poindre et les lumières du yacht de s’allumer, éclairant sa masse de plus en plus sombre qui allait, emportant à travers la nuit grandissante un cœur de femme où s’était reflétée tout le jour la divine sérénité des heures claires, puis la splendeur de la minute fulgurante, où se reflétait maintenant toute la mélancolie de ce fugitif et décoloré crépuscule.

Bien qu’elle ne fût guère superstitieuse, Ely n’avait pas pu ne pas le sentir, avec un frémissement de tout son être : cette soudaine invasion du radieux paysage par la tristesse du soir, c’était le symbole cruellement exact de son âme à cette minute. Ainsi la joie sereine de son ciel intime venait d’être ternie, voilée, effacée par la soudaine évocation de son passé. Cette analogie lui avait rendu presque poignante la contemplation de cette tragédie du couchant, cette bataille perdue d’avance que livraient désespérément les derniers feux du jour à l’ombre de la nuit. Par bonheur, la magnificence du spectacle avait été si souveraine que même les âmes légères des mondains ses compagnons en avaient subi la solennité. Personne n’avait dit une parole pendant les quelques instants qu’avaient duré cette apothéose, puis cette agonie de la lumière à l’horizon occidental. Maintenant que le papotage reprenait, Ely eût voulu partir, fuir bien loin, — fuir même Hautefeuille, dont le voisinage lui faisait peur. Elle craignait, remuée comme elle était, d’avoir auprès de lui une crise de larmes qu’elle ne pourrait pas expliquer. Elle lui dit, comme il s’approchait d’elle : — « Il faut vous occuper un peu des autres… » Et elle se mit elle-même à parcourir le pont, de l’arrière à l’avant et de l’avant à l’arrière, en compagnie du seul Dickie Marsh. L’Américain avait l’habitude, à bord, de se donner chaque jour une certaine quantité de mouvement, dosée le podomètre à ta main. Il regardait l’heure, et il allait et venait, d’un point à un point, sur une distance mesurée d’avance, jusqu’à ce qu’il fut bien en règle avec ses principes d’hygiène physique. « À Marionville, » disait-il souvent, « c’est bien commode : les paquets de maisons, les blocks, ont chacun un demi-mille, exactement. Quand vous en avez franchi huit, vous savez que vous avez marché quatre milles. Votre constitutional walk est fait… » D’ordinaire, pendant qu’il vaquait ainsi au noble devoir de l’exercice, Marsh se taisait. Comme la plupart des grands hommes d’affaires de son pays, ce réaliste était un imaginatif effréné, sans cesse en train de construire et de défaire quelque combinaison destinée à le promouvoir à la dignité mondiale de billionnaire. C’était sa manière de se reposer, et ses rêves de dollars le rendaient muet comme un fumeur d’opium. Ely, qui savait cette particularité, comptait bien, en marchant avec le potentat de Marionville, qu’ils n’échangeraient pas ensemble dix paroles. Elle pensait que cette promenade toute mécanique détendrait ses nerfs trop vibrants. Ils cheminèrent ainsi pendant dix minutes sans échanger un mot ; après quoi Dickie Marsh qui paraissait plus préoccupé qu’à l’ordinaire, demanda subitement à Mme de Carlsberg :

— « Est-ce que Chésy vous parle quelquefois de ses affaires ? »

— « Quelquefois, » répondit la jeune femme, « comme à tout le monde. Vous savez bien qu’il a la manie de se croire de première force à la Bourse et qu’il le raconte volontiers… »

— « Vous a-t-il dit, » continua Marsh, « qu’il est en train de spéculer à fond sur les Métaux, avec l’idée de tripler son capital ? »

— « C’est bien probable. Je ne l’ai pas écouté. »

— « Je l’ai écouté, moi, » fit l’Américain, « pas plus tard que tout à l’heure, en bas, et vous m’en voyez encore bouleversé. Je ne m’affecte pas de grand’chose, cependant… À l’heure qu’il est, » continua-t-il en regardant la jolie Mme de Chésy, qui causait avec Hautefeuille, « cette charmante vicomtesse Yvonne est sans doute ruinée, ce qui s’appelle ruinée, absolument, radicalement… »

— « C’est impossible ! … Chésy est conseillé par Brion, dont j’ai toujours entendu parler comme du premier financier de ce temps. »

— « Peuh ! » fit Dickie Marsh, « petite musique ! … On n’en ferait qu’une bouchée dans Wall Street… Mais pour les affaires de ce côté-ci de l’eau, il s’y entend assez bien… C’est justement, » ajouta-t-il avec une profonde ironie, « parce que le sieur Brion s’y entend assez bien et parce qu’il conseille Chésy, que ce garçon va y rester, poil et plume… Je ne vous ennuierai pas en vous expliquant le pourquoi. Mais je suis sûr, vous entendez, sûr comme voici la mer, qu’il se produit en ce moment un krach du fameux syndicat des mines d’argent. Vous savez au moins son existence… Tous les bulls y passeront… C’est vrai, vous ne comprenez pas : c’est notre nom pour les haussiers, qui foncent en avant, comme le taureau… Le coup part de New-York et de Londres. Chésy n’a pas trois cent mille dollars de fortune. Il m’a dit sa position à la Bourse. Il laissera douze cent mille francs sur le carreau… Si ce n’est pas fait à la minute où je vous parle, ce sera fait à la fin du mois… »

— « Et vous lui avez dit tout cela ? »

— « À quoi bon ? » reprit l’Américain, « Je lui gâterais ce voyage… Et puis, il sera toujours temps à Gênes, d’où il pourra télégraphier à son agent de change… Mais c’est vous, baronne, qui m’aiderez à leur rendre un vrai service. Vous avez deviné, » poursuivit-il, « que si Brion conseille à Chésy d’être avec les bulls, c’est qu’il est lui-même un bear… Pardon encore, vous ne savez pas non plus : nous appelons ainsi les baissiers. C’est l’ours qui se balance, qui roule, qui semble lourd, pesant, pataud, et qui vous étouffe.,. Commencez-vous à saisir ? … Que Brion mette Chésy dedans, et manœuvre de manière à lui gagner son million, c’est légitime. La Bourse ressemble au poker. Quand on est assez bête pour demander l’avis de son adversaire, il a bien raison de bluffer et de vous prendre tout votre argent. Chaque fois qu’un financier donne des conseils à un homme du monde, c’est la même histoire. C’est classique, c’est réglé. 4ll right ! … Seulement Brion a encore une autre visée. Voyez-vous Mme de Chésy avec dix ou quinze mille francs de rente ? … Le plan est-il clair ? … »

— « Cet abject calcul lui ressemble assez, » dit avec dégoût Ely. « Mais en quoi puis-je vous aider à empêcher que cette canaille offre à la pauvre petite femme d’être sa maîtresse payée ? Car c’est bien cela que vous voulez dire, pour mettre les points sur les i… »

— « Exactement, » fit l’Américain. « Eh bien ! je voudrais que vous lui dissiez, pas ce soir, pas demain, mais au moment où elle recevra le coup sur la tête, et quand elle sera comme folle : « Vous avez besoin de quelqu’un pour vous tirer d’embarras ? Adressez-vous à Dickie Marsh, de Marionville… » Je le lui dirais moi-même ; mais elle croirait que je suis, comme Brion, amoureux d’elle et que je lui offre de l’argent pour ça… Ces Françaises ont bien de l’esprit. Il y a pour tant une chose qu’elles ne comprendront jamais : c’est qu’on ne pense pas avec elles à ce que cette pauvre vicomtesse Yvonne appelle en riant « le petit crime » . C’est la faute des hommes de ce pays, pourri jusqu’aux moelles, comme toute l’Europe, d’ailleurs. Si c’est vous qui lui parlez, il y aura un tiers entre elle et moi. Cela suffira pour lui prouver que j’ai un autre motif… À vous qui savez comme elle lui ressemble, je n’ai pas besoin de dire lequel. »

Il se tut. Cette ressemblance, follement attendrissante pour lui, d’Yvonne de Chésy avec sa fille morte, était connue de peu de personnes. Mme de Carlsberg était du nombre. Elle ne pouvait donc pas se tromper sur le principe secret de cet étrange intérêt et de cette plus étrange proposition. Il y avait, à côté de sa personnalité d’homme d’affaires, dans ce nabab de l’Ohio à imaginations colossales, des touches de romantisme, presque de fantasmagorie à la Monte-Cristo. Aussi la baronne ne douta pas de sa sincérité. Elle était si profondément romanesque elle-même qu’elle ne s’en étonna pas non plus. L’idée de voir ce joli et charmant visage, le frère de celui qu’il avait tant aimé, souillé d’immonde luxure par un Brion ou par quelque autre entreteneur de mondaines ruinées, faisait horreur au père inconsolable. Pour empêcher ce sacrilège, il employait, en véritable Yankee, le moyen le plus direct et le plus pratique. Ely n’admira pas davantage cette contradiction de conscience chez ce bizarre et audacieux Marsh : le spéculateur, en lui, trouvait toute naturelle la scélératesse de Brion dans les affaires d’argent, et l’Anglo-Saxon se révoltait contre la seule pensée d’un adultère. Non, ce ne fut pas l’étonnement qui saisit Mme de Carlsberg devant cette inattendue confidence. Si troublée, si nerveuse déjà, elle éprouva comme un frisson nouveau de tristesse. Tandis qu’elle et Marsh allaient et venaient d’une extrémité à l’autre du yacht, en causant de la sorte, elle entendait Yvonne de Chésy rire gaiement avec Hautefeuille. Pour cette enfant aussi, la journée avait été délicieuse. Pourtant son malheur était en route vers elle, du fond de cet insondable gouffre où se prépare notre destinée. Cette impression fut si intense qu’irrésistiblement, Marsh à peine quitté, Ely se dirigea tout droit vers la jeune femme, et elle l’embrassa avec une tendresse qui fit dire à celle-ci, toujours rieuse :

— « Ça, c’est gentil… Mais vous êtes si bonne pour moi depuis que vous avez daigné me découvrir… Vous y avez mis le temps, sans reproche… »

— « Que voulez-vous dire ? » demanda la baronne.

— « Mais… que vous ne vous doutiez guère, autrefois, qu’il se cache un brave petit brin d’honnête homme dans cette toquée d’Yvonne… La sœur de Pierre le sait bien, elle, et depuis toujours… »

La jolie étourdie avait eu, pour faire cette profession de foi, des yeux si clairs, où transparaissait une conscience si droite, où se devinait une telle propreté morale, malgré ses très mauvaises façons, qu’Elly en eut le cœur plus serré encore. La nuit était venue, et la cloche avait sonné le premier coup du dîner. Maintenant les trois feux, le blanc, le rouge et le vert, jetaient leur éclat de pierres précieuses, à bâbord, à tribord et à misaine. Ely sentit un bras glisser sous son bras, celui d’Andriana Bonaccorsi qui lui disait :

— « Il faut descendre s’habiller, et c’est bien dommage… On passerait la nuit ici à rêver… »

— « N’est-ce pas ? » répondit la baronne, qui songea : « Celle-ci, du moins, est vraiment heureuse ; » et tout haut : « C’est votre dîner d’adieu à la vie de veuve, il faut vous faire belle… Mais comme vous semblez émue ! … »

— « Je pense à mon frère, » dit l’Italienne, « et cette idée me pèse comme un remords. Et puis, je pense à Corancez : il est plus jeune que moi d’un an. Ce n’est rien aujourd’hui, mais dans dix ans ? … J’ai peur de ce que me réserve l’avenir. »

— « Elle aussi, elle sent la menace du sort, » se répétait Ely un quart d’heure plus tard, tandis que sa femme de chambre achevait de la coiffer, dans la cabine d’honneur qu’on lui avait donnée, juste à côté du salon où dormait la statue couchée de la morte. « Quelle misère ! Et tout le monde en a sa part : Marsh, malgré sa fortune et son activité, nourrit un regret qui le ronge et dont il ne se console pas. Les Chésy s’amusent comme des enfants, sous le coup d’un affreux désastre. Andriana se prépare à se marier parmi tous les remords et toutes les craintes. Florence n’est pas sûre de jamais épouser celui qu’elle aime. Voilà les dessous vrais, dans cette croisière, et de ces gens si enviés… Et Hautefeuille et moi nous nous aimons avec un fantôme entre nous, qu’il ne voit pas, mais que je vois si bien ! … Et, demain, après-demain, dans quelques semaines, ce fantôme sera un homme vivant, qui nous verra, que je verrai, qui parlera, qui lui parlera ! … »

La jeune femme était en proie à cette mélancolie de plus en plus profonde lorsqu’elle s’assit à la table du dîner, servie avec cette profusion de fleurs coûteuses où se complaît le faste américain. D’incomparables orchidées s’étalaient sur la nappe en un tapis des plus douces nuances : on eût dit un vol posé d’étranges insectes au corselet tacheté, aux ailes immobiles. D’autres orchidées enguirlandaient les flambeaux et jusqu’au lustre électrique suspendu au plafond laqué. Parmi cette prodigalité de corolles aux formes fantastiques, brillait une suite incomparable de pièces d’orfèvrerie, du temps de Louis XIV, le personnage de l’histoire le plus admiré, après Napoléon, par le démocrate del’Ohio. — Marsh incarnait en lui, sur ce point comme sur tant d’autres une des plus étonnantes contradictions de ses compatriotes. — Et l’harmonie claire des boiseries, la précision du service, la délicatesse de la chère et des vins, le luxe des toilettes faisaient de ce décor un extrême atteint dans le raffinement, tandis que la mer, aperçue par les hublots grands ouverts, étalait sa glace, toujours immobile, caressée maintenant par le reflet de la lune. Marsh avait ordonné de ralentir l’allure du bateau, en sorte que la vibration de l’hélice arrivait faible, atténuée, presque éteinte, dans cette salle à manger fleurie. L’heure était vraiment si exquise que tous les convives, malgré leurs secrets motifs de tristesse ou d’inquiétude, en subirent peu à peu le charme féerique, et le maître du bord tout le premier. Il avait fait asseoir Mme de Carlsberg en face de lui, entre Chésy et Hautefeuille, afin d’avoir Mme de Chésy à sa gauche. Il lui parlait, il la regardait avec une amitié à la fois amusée et tendre, où il y avait de l’indulgence, de la protection et un inexprimable fond de rêverie heureuse et désolée. Résolu à la sauver du danger que lui avait révélé la confidence financière de Chésy, c’était comme s’il avait pu de nouveau faire quelque chose pour l’autre, pour la morte dont l’image dormait tout à côté, et cela pansait la blessure toujours saignante dans son cœur de père, Il riait aux folies que disait Yvonne, délicieuse dans une toilette rose, et un peu excitée par le champagne sec dont la mousse blonde pétillait dans son verre, un blond de la même nuance que ses cheveux, excitée davantage encore par cette sensation de plaire, la plus dangereuse griserie des femmes. Miss Marsh, tout en bleu, assise entre Yvonne et Chésy, écoutait ce dernier parler de chasse, — le seul sujet où le gentilhomme fût compétent, — avec la profonde attention d’une Américaine qui s’instruit. Andriana Bonaccorsi se taisait, mais, comme réchauffés par la cordialité des choses alentour, ses tendres yeux, de la couleur des turquoises qui paraient son magnifique corsage de Vénitienne blonde, épanoui dans les blancheurs de sa robe, souriaient à sa pensée. Elle oubliait et les menaçantes ténèbres entrevues dans le caractère de son frère et les infidélités futures de son beau fiancé, pour ne plus voir en imagination que le profond regard caressant, la bouche voluptueuse, les gestes câlins du jeune homme vers lequel le yacht l’emportait lentement, sûrement, et dans quelques heures elle allait être sa femme et pouvoir l’aimer sans remords. Comment la baronne Ely n’eût-elle pas été gagnée par la contagion d’oubli qui flottait dans cette atmosphère ? Elle avait de nouveau son adoré, son adorable ami auprès d’elle, et si à elle ! Il la regardait de ses yeux jeunes, où elle lisait tant de respect mêlé à tant d’amour, tant de timidité mêlée à tant de désir. Il lui parlait, lui disant des mots que tout le monde pouvait entendre, mais avec une voix qu’il n’avait que pour elle, où frémissait un tremblement. Elle commença par lui répondre, puis elle finit, elle aussi, par se taire. Des profondeurs de son être une vague de passion montait, ravageant tout, noyant tout. Que pesaient les craintes de l’avenir, les remords du passé, à côté de la présence de Pierre, ce Pierre dont elle voyait, dont elle sentait le cœur battre, la poitrine respirer, le corps bouger, l’esprit penser, la personne vivre ? … Au commencement du repas, leurs genoux s’étaient frôlés, et tous deux s’étaient retirés par une honte spontanée de ces familiarités que prémédite le libertinage. Mais il y a, chez deux créatures qui s’aiment, une force plus puissante que toutes les hontes, fausses ou vraies, et qui les contraint de se rapprocher, de s’étreindre, d’échanger, de se prodiguer ces caresses, si vulgaires quand elles sont voulues et calculées, si romanesques, si délicates lorsqu’elles sont sincères et empreintes de cet infini que le sentiment communique à ses plus humbles signes. À un moment, leurs pieds se touchèrent sous la table. Ils se regardèrent. Ni l’un ni l’autre n’eut le courage de se reculer. À un autre moment, comme Hautefeuille avait glissé dans une phrase un rappel d’une de leurs tendres promenades à Cannes, Ely éprouva un tel besoin de lui donner une caresse, qu’instinctivement, inconsciemment, son pied à elle se dégagea de son petit soulier et vint toucher, presser le pied du jeune homme. Ils se regardèrent de nouveau. Il avait pâli à ce contact si intime, si vivant, si voluptueux. Qu’il devait souvent la revoir ainsi dans son souvenir, et tout lui pardonner des affreuses souffrances qu’il subit à cause d’elle, pour la beauté qu’elle avait à cette seconde ! Ah ! la divine Beauté ! … Une langueur noyait ses yeux. Ses lèvres ouvertes aspiraient l’air comme si elle allait mourir. L’admirable rondeur de son cou se dessinait nue et sans collier. L’attache en apparaissait, gracieuse et puissante, hors de l’échancrure d’une robe noire, d’un noir absorbant qui donnait un éclat plus mat à la blancheur de son teint. Sa chair, dans cette gaine de soie sombre, avait la délicatesse d’une chair de fleur, et, dans ses cheveux bruns qui coiffaient simplement sa tête fière et en marquaient la noble forme un peu longue, un seul bijou brillait : un rubis, rouge et chaud, comme une goutte de sang !

Oui, qu’il devait souvent la revoir ainsi, et plus tard, sur le pont, dans la solitude de cette nuit d’étoiles, rêveuse, accoudée sur le bastingage, — regardant la mer où les profondes nappes d’eau s’écroulaient, palpitaient, soupiraient dans les ténèbres, — regardant le ciel ou étincelait le taciturne fourmillement des astres, — le regardant ensuite et lui disant ces seuls mots : « Je t’aime ! Oh ! comme je t’aime ? … » Ils n’avaient pas échangé de promesses. Il ne lui avait pas demandé d’être à lui tout entière, et pourtant, aussi vrai qu’il n’y avait plus autour d’eux que cette nuit, ce ciel et cette mer, il le savait, l’heure était venue. Cette mer pâmée sous la lune, ce ciel incendié de constellations, cette nuit traversée de brises défaillantes étaient les mystiques, les solennels témoins de leurs secrètes fiançailles… Et plus tard encore, quand tout fut endormi sur le bateau et qu’il se fut glissé dans la chambre d’Ely, quel instant à s’en souvenir jusqu’à la mort que celui où elle le prit entre ses bras et sur son cœur pour l’y tenir serré jusqu’au matin ! La lueur atténuée d’une lampe voilée d’une dentelle souple éclairait à peine le coin où ils reposaient l’un près de l’autre, juste assez pour que l’amant enivré pût voir auprès de sa tête, sur le même oreiller, la tête de sa maîtresse, et ses yeux, ses chers yeux illuminés de volupté reconnaissante parmi les anneaux de ses cheveux défaits… Tous deux se taisaient, comme brisés sous le poids d’émotions trop fortes. Ils n’entendaient dans le silence de la nuit que leurs soupirs d’amour mêlés à la paisible, à la monotone respiration du bateau en marche, et le clapotement rythmé de la mer contre la paroi du bord s’y joignait par instants, de cette mer indulgente, de cette mer, leur complice, qui enchantait, qui berçait leur premier bonheur, de sa lame si calme sous un ciel si pur, — en attendant la tempête.