Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 79-117).

Le sire de Corancez — comme Mme de Carlsberg appelait dédaigneusement le Méridional — n’était pas homme à négliger un seul des petits détails jugés utiles à la réalisation d’un projet bien étudié. Son père, le vigneron, disait de lui : « Marius ?… Ne vous inquiétez pas de Marius : c’est un fin merle… » À la minute même où la baronne Ely commençait dans les allées solitaires du jardin Brion sa douloureuse confidence, l’adroit personnage, lui, retrouvait Hautefeuille à la gare, il le chambrait dans le train entre

Chésy et Dickie Marsh, et il manœuvrait si habilement qu’un peu après Beaulieu, avant Nice, l’Américain avait déjà offert à Pierre de visiter, le lendemain matin, son yacht, la Jenny, en ce moment à l’ancre dans le port de Cannes. Or, ce lendemain matin représentait pour Corancez les dernières heures qu’il dût lui même passer à Cannes avant son départ, soi-disant pour Marseille et Barbentane, en réalité pour l’Italie, Cette visite à la Jenny — Florence Marsh l’avait promis — serait aussitôt suivie d’une invitation pour Hautefeutlle à la croisière du 13… Pierre accepterait-il ? Consentirait-il surtout à servir de témoin dans cette cérémonie clandestine où cet abbé vénitien au nom copieux, dom Fortunato Lagumina, prononcerait les paroles d’union éternelle entre les millions de feu Francesco Bonaccorsi et l’héritier du blason douteux des Corancez ? Le Provençal n’avait pour décider son ancien camarade que cette matinée. Mais il ne doutait pas du succès, et, dès neuf heures et demie, aussi frais, aussi dispos que s’il ne fût pas rentré de Monte-Carlo la veille par le dernier train, il escaladait de son pied leste les rampes de la colline qui sépare Cannes du Golfe-Jouan. Pierre Hautefeuille s’était installé pour l’hiver dans un des hôtels qui déploient leurs innombrables fenêtres en espaliers sur cette hauteur, décorée par les Cannois du nom de Californie. C’était une de ces matinées de soleil et de brise, — un soleil frais, une brise tiède, — qui font le charme des hivers sur cette côte. Les roses s’ouvraient par centaines le long des haies et sur le bord des terrasses. Les villas apparaissaient, blanches ou peintes, derrière leurs rideaux de palmiers et de mimosas, d’aloès et de bambous, de faux-poivriers et d’eucalyptus. Au bord de la coltine, la presqu’île de la Croisette s’allongeait, s’étirait du côté des îles. Les masses sombres de ses pins, tachées de maisons claires, s’enlevaient entre le bleu tendre du ciel et le bleu presque noir de la mer ; et le sire de Corancez allait gaiement, un bouquet de violettes à la boutonnière du plus délicieux veston que jamais tailleur complaisant ait coupé à crédit pour un joli garçon en chasse d’une dot, ses pieds minces bien pris dans ses bottines jaunes, un chapeau de paille sur ses épais cheveux noirs, l’œil humide, la dent blanche sous le demi-sourire, la barbe lustrée, fleurant bon, portant beau. Il était heureux par les portions animales de son être, et d’un bonheur tout physique, tout sensuel. Il savourait cette lumière divine, cette brise de mer qui roulait des arômes de fleurs, cette atmosphère caressante comme au printemps ; il jouissait de sa santé, de sa force, de sa jeunesse, du radieux paysage, tandis que le calculateur, en lui, monologuait sur le caractère de l’ami qu’il allait rejoindre et sur le succès de sa négociation :

— « Acceptera-t-il ? N’acceptera-t-il pas ? … Ce serait oui, sans aucun doute, s’il savait que Mme de Carlsberg sera sur le bateau. Puis-je le lui dire ? … Mais non. Dit par moi, il en prendrait ombrage. Comme son bras a tremblé contre le mien, hier, quand je la lui ai nommée ! … Bah ! Marsh ou sa nièce lui en parleront, ou ils ne seraient pas des Américains. C’est leur manière, à ces gens-là, et qui leur réussit, de dire tout haut à tout le monde tout ce qu’ils pensent et tout ce qu’ils veulent… S’il accepte ? Est-il prudent d’avoir ce témoin de plus ? … Mais oui : plus il y aura de personnes dans le secret, plus Navagero sera maté au jour de la grande explication… Dans le secret ? Avec trois femmes dans la confidence ! … Mme de Carlsberg racontera tout à Mme Brion ? Et puis après ? Flossie Marsh racontera tout au jeune Verdier ? Peut-être. Ces petites Américaines ont des loyautés d’hommes. Mettons tout de même qu’elle fuie. Et puis après ? … Hautefeuille ? Hautefeuille est le plus sûr des quatre… Comme il y a des gens qui changent peu ! Voilà un garçon que j’avais à peine revu depuis le collège : il est aussi simple, aussi naïf qu’à l’époque où nous confessions nos peccadilles de collégiens au brave abbé Taconet… La vie ne lui a rien appris. Il ne se doute seulement pas que la baronne est amoureuse de lui autant qu’il est amoureux d’elle. Il faudra qu’elle lui fasse une déclaration la première. Si nous pouvions en causer, elle et moi ! … Laissons agir la nature. Une femme de trente ans, belle, ardente, intelligente, qui a envie d’un jeune homme et qui ne se le paie pas, ça se voit peut-être dans les affreux brouillards du Nord, mais avec ce soleil et parmi ces fleurs ? Jamais… Bon me voici devant son hôtel. Ce serait cependant commode pour s’y donner des rendez-vous, cette caserne-là. Tant de monde y va et vient, qu’une femme peut entrer dix fois sans être remarquée… »

L’hôtel des Palmes — ce nom biblique, justifié par un jardin oriental, flamboyait sur la façade — érigeait au tournant du chemin sa masse grise, prétentieusement décorée de gigantesques sculptures. Des cariatides colossales y soutenaient des balcons, des colonnes cannelées y supportaient des terrasses à balustres. Pierre Hautefeuille occupait une modeste chambre dans ce caravansérail, indiqué par son docteur. Si ç’avait été un paradoxe, la veille, que sa rêverie sentimentale sur le divan du Casino de Monte-Carlo, sa présence dans cette banale cellule de cette immense ruche cosmopolite en était un autre, et quotidien. Il y vivait aussi retiré, aussi absorbé, aussi enveloppé par l’atmosphère de ses songes que s’il n’eût pas eu grouillante, à côté de lui, sous ses pieds et sur sa tête, toute une colonie des agités et des agitées dont le Carnaval peuple la côte. Encore ce matin, l’indulgente moquerie de Corancez eût trouvé de quoi s’exercer à loisir, si les lourdes pierres de la bâtisse fussent magiquement devenues transparentes, et si l’entreprenant Méridional eût vu son camarade accoudé sur sa table à écrire et comme hypnotisé par la contemplation de la boite d’or achetée la veille au soir. Et cette moquerie se fut changée en une véritable stupeur s’il avait suivi l’écheveau de pensées dévidé dans cet esprit d’amoureux, en proie, depuis cet achat, aux fièvres imaginatives d’un de ces scrupules qui sont les grandes tragédies des passions timides et silencieuses.

Elle avait débuté, cette crise d’inquiétude, de délicatesse et de remords, dans le train qui ramenait de Monte-Carlo toute la bande racolée par Corancez. Un mot de Chésy l’avait provoquée :

— « Est-il vrai, » avait demandé ce dernier à Marius, « que la baronne Ely ait perdu cent mille francs ce soir, et qu’elle ait vendu ses diamants à un des pontes pour continuer ? »

— « Comme on écrit l’histoire ! » avait répondu Corancez. « J’étais là avec Hautefeuille. Elle a perdu ce qu’elle avait gagné, voilà tout, et elle a vendu un pauvre bijou de cent louis : un porte-cigarettes en or… »

— « Celui dont elle se sert toujours ? » avait interrogé Navagero.

— « Je ne lui souhaite pas que l’archiduc apprenne ce trafic, » avait repris Chésy. « Quoique démocrate, il est sévère sur le chapitre de la tenue, le patron… »

— « Et qui voulez-vous qui lui répète cette histoire ? » avait répliqué Corancez.

— « L’aide de camp, parbleu ! » avait insisté Chésy, « cette canaille de Laubach. Il espionne tout ce qu’elle fait. Si le bijou manque, l’archiduc le saura… »

— « Bah ! Elle rachètera l’objet demain matin. C’est plein de ces honnêtes spéculateurs, Monte-Carlo. Ce sont même les seuls qui gagnent au jeu… »

À l’instant précis où Hautefeuille écoutait ce dialogue, dont chaque mot lui retentissait douloureusement dans le cœur, il avait surpris le regard de la marquise Bonaccorsi posé sur lui, — un de ces regards de curiosité, terribles pour un amoureux timide, car il y lit distinctement la connaissance de son secret. La causerie avait tourné aussitôt, mais les paroles échangées et l’expression des yeux de Mme Bonaccorsi avaient suffi : le jeune homme venait d’être pris par un remords aussi aigu que si la poche intérieure de son veston du soir se fût déchirée et que tous ces gens eussent aperçu le précieux étui.

— « La marquise m’aurait-elle vu l’acheter ? … » s’était-il demandé avec un frisson de tout son être, « et si elle m’a vu, que pense-t-elle ? … » Puis, comme l’Italienne, abîmée dans une conversation avec Florence Marsh, paraissait de nouveau parfaitement indifférente à son existence, il s’était dit : — « Non, j’ai rêvé, il n’est pas possible qu’elle m’ait vu. J’ai tellement pris garde aux personnes qui étaient là ! … Je me suis trompé. Elle me regardait comme elle regarde, de cette façon fixe qui, chez elle, ne signifie rien. J’ai rêvé… Mais je n’ai pas rêvé en écoutant les autres. Cet étui à cigarettes, Ely va vouloir le racheter demain. Elle retrouvera le marchand. Cet homme lui dira qu’il l’a déjà vendu. Il me décrira. Dieu ! si elle me reconnaît à ce signalement ? … » À cette idée, un nouveau frisson courût en lui. Dans un éclair, une hallucination intérieure lui montra le petit salon de la villa Helmholtz. — L’archiduc avait baptisé ainsi sa maison, à cause du grand savant, son maître. — L’amoureux aperçut la baronne Ely assise au coin de la cheminée, dans une robe de dentelle noire à nœuds de satin vert myrte, celle de ses toilettes qu’il préférait. Il vit cette pièce à l’heure du thé : les meubles, les fleurs dans les vases, les lampes sous leurs abat-jour nuancés, tout ce décor si aimé. Il se vit arrivant là et rencontrant un autre regard, celui dans lequel il lirait, cette fois, avec certitude, que Mme de Carlsberg savait son action… La douleur que cette hypothèse lui causa fût trop vive. Elle le ramena, du coup, à là réalité : — « Je rêve encore, » se dit-il, « mais il n’en reste pas moins que j’ai été bien imprudent ; pis que cela, bien indiscret. Je n’avais pas le droit d’acheter ce bijou. Non. Je n’en avais pas le droit. Je risquais d’être surpris, d’abord, et de la compromettre. Et puis, demain, après-demain, si une indiscrétion se produit, et si le prince fait une enquête ? … » Dans un second éclair d’hallucination, il aperçut l’archiduc Henri-François et la baronne en face l’un de l’autre. Il vit les beaux, les chers yeux de la femme qu’il aimait, remplis de larmes. Elle souffrirait, une fois de plus, dans sa vie intime, et par sa faute, à lui, quand il aurait donné tout son sang avec délices pour que ces yeux si volontiers tristes s’éclairassent, pour que cette bouche amère sourît d’un sourire heureux ! Et voilà pourquoi la plus chimérique mais aussi la plus douloureuse et la plus sincère des anxiétés avait commencé de tourmenter le jeune homme, tandis que miss Marsh et Corancez échangeaient tout bas dans un coin ce commentaire :

— « Je demanderai à mon oncle de l’inviter, c’est convenu, » disait la jeune Américaine. « Pauvre garçon ! J’ai vraiment un faible pour lui. Il a l’air si triste maintenant ! … Ils lui auront fait de la peine en parlant de la baronne comme ils en ont parlé. »

— « Mais non, mais non, » répondait Corancez : « il est au désespoir d’avoir manqué, par sa faute, une occasion de causer avec son idole. Imaginez-vous qu’au moment où je l’abordais, elle, pftt… Ni vu, ni connu… mon Hautefeuille s’était évanoui, évaporé, dissipé. Il a un remords d’avoir été trop timide. C’est un sentiment que j’espère bien ne connaître jamais. »

Un remords ! … L’astucieux Méridional ne croyait pas si bien dire. Il se trompait sur le motif, mais il avait nommé du terme le plus juste l’émotion qui avait en effet obsédé Hautefeuille pendant de longues heures de la nuit, et qui, ce matin, l’immobilisait devant le précieux étui. C’était comme si réellement le jeune homme eût non pas acheté, mais volé ce bijou, tant il éprouvait de malaise à l’avoir là, sous ses yeux. Qu’allait-il en faire, maintenant ? Le garder ? … C’avait été la veille son instinctif, son passionné désir, quand il se précipitait vers le marchand. Ce simple objet, si souvent manié par la baronne Ely, la lui rendait si vivante ! … Le garder ? Les phrases entendues la veille dans le train lui revenaient, et avec elles toutes les appréhensions qui l’avaient saisi aussitôt… Le renvoyer ? Quel plus sûr moyen pour que la jeune femme cherchât qui s’était permis tant d’audace. Et si elle trouvait ? … En proie au tumulte de ces pensées, Pierre prenait et reprenait la boîte d’or. Il épelait l’absurde inscription tracée en pierres précieuses par l’ingéniosité du joaillier sur le métal de l’étui : « M.E.moi.100. C.C. » — « Aimez-moi sans cesser, » disaient ces lettres et ces chiffres ! L’amoureux songeait que ce bijou, pour afficher ainsi ce tendre souhait, avait dû venir à Mme de Carlsberg ou de l’archiduc ou d’une amie très chère. On a de ces naïvetés quand on aime comme il aimait, pour la première fois, et quand on ne traduit pas encore en images concrètes cette banale vérité que toutes les femmes ont un passé. Quelle agonie aurait été la sienne si ce bibelot féminin avait pu raconter sa propre histoire et les disputes auxquelles cette devise sentimentale avait déjà donné lieu durant la liaison de la baronne Ely avec Olivier Du Prat ! Que de fois ce dernier avait, lui aussi, cherché à savoir de qui sa maîtresse tenait cet objet, — un de ces bijoux dont la fastuosité inutile pue l’adultère ! — Et jamais il n’avait pu arracher à la jeune femme le nom du mystérieux donateur, celui dont Ely avait dit la veille à Mme Brion : « C’est quelqu’un qui n’est plus de ce monde. » En réalité cette boîte suspecte ne rappelait rien de très coupable, et la baronne l’avait reçue d’un jeune Russe, un des comtes Werekiew. Elle avait eu avec lui une première coquetterie, poussée assez loin, — l’inscription en témoignait, — mais interrompue, avant la faute, par le départ du jeune homme pour la guerre de Turquie. Il avait été tué sous Plewna… Oui ! Comme Hautefeuille eût été misérable s’il avait soupçonné les paroles qui s’étaient prononcées autour de ce bijou, paroles de tendresse romanesque dites par Nicolas Werekiew, paroles du plus outrageant soupçon dites par son plus cher ami, par cet Olivier dont il avait le portrait (quelle ironie ! ) sur la table où il s’accoudait à cette minute, entre les photographies de son père, de sa mère, de sa sœur et de sa maison d’Auvergne, — tout ce qu’il avait aimé avant de rencontrer la baronne Ely. — Ah ! cœur trop jeune, cœur resté trop intact, trop pur, trop confiant, comme il devait saigner un jour de ce qu’il ne soupçonnait pas durant cette matinée où toute sa délicatesse lui servait seulement à s’accuser lui-même, — jusqu’à la seconde où un coup frappé à sa porte le fit sursauter. Dans son absorption, il avait oublié, et l’heure, et son rendez-vous, et le camarade qu’il attendait. Il cacha le porte-cigarettes dans le tiroir de la table avec une palpitation de criminel surpris en flagrant délit. Sa voix trembla pour prononcer un : « Entrez ! » à la suite duquel l’élégante et joviale silhouette de Corancez se dessina dans l’entrebâillement de la porte ; et, avec ce rien d’accent, que ni Paris ni les salons princiers de Cannes n’avaient pu corriger tout à fait, le Méridional commençait :

— « Quel pays, tout de même, que mon pays ! Quelle matinée ! Quel air ! Quel soleil ! … Ils ont des fourrures là-bas, eux, les gens du Nord, et nous, tu vois ! … » Il montra son veston, qu’il portait sans pardessus. Puis, aussitôt, l’œil pris par les objets, et pensant tout haut : « Je n’étais jamais monté jusqu’à ton phare. Quelle vue ! Comme la ligne de l’Esterel s’allonge en un beau grand cap, et quelle mer ! Un satin mouvant ! … Tu serais divinement ici, avec un peu plus de place. Tu n’es pas gêné de n’avoir qu’une chambre ? … »

— « Pas le moins du monde, » fit Hautefeuille « et j’ai si peu de choses avec moi, à peine quelques livres… »

— « C’est vrai, » répondit Corancez : il inventoriait d’un regard l’étroite pièce à laquelle la modeste trousse déployée sur la commode donnait la physionomie d’un campement d’officier. « Tu n’as pas la folie de l’objet. Si tu voyais le nécessaire ridiculement complet que je traîne après moi, sans compter une pleine malle de bibelots ! … Mais j’ai été corrompu par les étrangers. Toi, tu es resté le vrai Français. On ne dira jamais assez combien ce peuple est simple, sobre, économe. Il l’est trop. Surtout il a trop de haine pour les inventions nouvelles. Il les déteste autant que les Anglais et les Américains les aiment. Toi, par exemple, c’est un hasard, j’en suis sûr, qui t’a fait descendre dans cet hôtel ultra-moderne. Au fond, tu en abomines le luxe et le confort ? … »

— « Tu appelles cela du luxe ? » interrompit Hautefeuille en montrant le mobilier de la chambre, trop neuf et faussement Anglais. Puis, haussant les épaules : « Mais il y a du vrai dans ce que tu dis. Je n’aime pas à compliquer ma vie… »

— « Je connais cette école, » répliqua Corancez : « tu es pour l’escalier contre l’ascenseur, pour les feux de bois contre le calorifère, pour la lampe à l’huile contre l’électricité, pour la poste contre le téléphone. C’est la vieille France. Mon père en était. Moi, j’appartiens au nouveau jeu. Jamais assez de tuyaux d’eau chaude et d’eau froide ! Jamais assez de fils télégraphiques et téléphoniques ! Jamais assez de machines pour nous éviter un geste, un petit geste ! … Ils ont un défaut pourtant, ces hôtels nouveaux : les murs y ont juste l’épaisseur d’une feuille de papier. Or, comme j’ai à te parler un peu sérieusement, et peut-être un vrai service à te demander, nous allons sortir, si tu permets. Nous irons à pied jusqu’au port, où Marsh nous attend à la demie de dix heures. Cela te va ? Nous tuerons le temps en prenant par le plus long… »

En proposant ce « plus long », le Provençal avait son idée. Il voulait conduire son ami par un chemin qui passât devant la grille de certain jardin, celui de Mme de Carlsberg. C’était une façon de psychologue que Marius de Corancez, et son instinct lui servait de guide plus assuré que n’eussent fait les savantes théories d’un Taine ou d’un Ribot sur la reviviscence des images. Il s’en rendait compte : Pierre Hautefèuille verrait surtout dans le complot de Gênes une occasion de voyager avec la baronne Ely. Plus l’idée de la jeune femme lui aurait été rendue présente, plus il serait disposé à répondre le « oui » dont Corancez avait besoin. Cet innocent machiavélisme fut cause qu’au lieu de se diriger droit vers le port, les deux camarades s’engagèrent dans ce lacis de routes et de sentiers qui court à l’ouest de la Californie. Il y a là toute une suite de ravins demeurés intacts et plantés d’oliviers, de ces beaux arbres au fin feuillage qui donnent un coloris d’argent au vrai paysage de Provence, celui qui ne joue pas aux Tropiques et à la serre chaude. Les maisons s’y font plus rares, plus isolées ; et, à certains moments, comme dans les replis du vallon d’Urie, on se croirait à cent lieues de toute ville et de toute plage, tant les escarpements du terrain boisé dérobent la vue du Cannes moderne et de la mer. La misanthropie de l’archiduc Henri-François l’avait décidé à établir sa villa sur le coteau même au pied duquel se creuse cette espèce de parc, nécessairement habité et entretenu dans sa sauvagerie par des Anglais. Corancez fit traverser ce vallon à Hautefeuille ; ils aboutirent ainsi à un point d’où la villa Helmholts se découvrit soudain à leurs yeux. C’était une assez lourde construction à deux étages. Une vaste serre la flanquait sur l’un de ses côtés. L’autre côté s’achevait sur un bâtiment bas, couronné par une cheminée de forme singulière qui fumait en ce moment à toute vapeur. Le Méridional, montrant du geste à son compagnon cette noire colonne qui se détachait sur le ciel bleu et que la brise éparpillait doucement contre les palmiers du jardin :

— « L’archiduc est à son laboratoire, » dit-il : « j’espère que Verdier aura fait aujourd’hui quelque belle découverte, de quoi envoyer une jolie note à l’Institut… »

— « Tu ne crois donc pas que le prince travaille lui-même ? » interrogea Pierre.

— « Pas beaucoup, » fit Corancez. « Tu sais… la science des cousins d’empereur ou leur littérature ! … D’ailleurs, cela m’est parfaitement égal. Ce qui m’est beaucoup moins égal, ce qui ne me l’est même pas du tout, c’est comment il accueillera aujourd’hui sa charmante femme, — car elle est charmante, et elle vient encore de me prouver, dans une circonstance que je te dirai, qu’elle est parfaitement bonne. Tu as entendu ce qu’on disait hier, qu’elle est entourée d’espions ? … »

— « Même à Monte-Carlo ? » dit Hautefeuille.

— « Surtout à Monte-Carlo, » répondit Corancez. « Et puis, j’ai une conviction ; « l’archiduc n’aime pas la baronne, il n’en est pas moins jaloux d’elle jusqu’à la fureur ; et rien de féroce comme un jaloux sans amour… Othello a étouffé sa femme pour un mouchoir qu’il lui avait donné, et il l’adorait. Juge un peu du tapage que celui-ci pourrait faire à propos du porte-cigarettes qu’elle a vendu, si ce porte-cigarettes vient de lui.. »

Ce petit discours, débité sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant, enfermait un bon conseil que le Méridional tenait à donner à son ami avant son départ. C’était comme s’il lui eût dit, en clair et simple français : « Fais la cour à cette jolie femme tant que tu voudras : elle est délicieuse… Sois son amant. Mais défie-toi du mari… » Il vit la physionomie transparente d’Hautefeuille se voiler soudain, et il s’applaudit d’avoir été compris si vite. Comment se fût-il douté qu’il venait de toucher à une blessure, et que cette allusion à la jalousie du prince avait seulement avivé chez l’amoureux la douleur du remords dont saignait cette tendre, cette scrupuleuse conscience ? Hautefeuille était trop fier, trop viril dans sa délicatesse, pour admettre une minute des calculs comme celui auquel son camarade l’invitait diplomatiquement sur le plus ou moins de facilité d’un adultère. Il était de ceux qui ne sont atteints, quand ils aiment, que par la souffrance de l’être qu’ils aiment, un de ces cœurs naturellement héroïques dans la tendresse, et toujours prêts à faire bon marché de leur propre sécurité. Ce qu’il avait déjà vu, la veille, dans cette hallucination de son premier scrupule, il le vit de nouveau, plus nettement, plus amèrement : cette scène possible entre l’archiduc et la baronne Ely, scène dont il risquait d’être la cause, si vraiment le prince savait la vente du bijou, et si la baronne avait en vain cherché à le racheter. C’en était assez pour qu’il n’écoutât plus que d’une oreille distraite les hâbleries de Corancez. Celui-ci, pourtant, avait eu assez de tact pour détourner la causerie et entamer quelqu’une des anecdotes bouffonnes de son répertoire. Qu’importait à Pierre cette chronique, plus ou moins vérifiée, des ridicules ou des scandales de la côte ? Il ne prêta de nouveau son attention qu’au moment où, arrivés sur la Croisette, son camarade se décida à frapper le grand coup. Sur cette promenade, plus peuplée ce matin-là que d’habitude, un personnage s’avançait, qui allait fournir au Méridional le meilleur prétexte pour sa confidence et pour sa demande, et, prenant soudain le bras du songeur, qu’il réveilla de ses pensées, il dit à mi-voix :

— « Je t’ai raconté que Mme de Carlsberg avait été particulièrement bonne pour moi, ces temps derniers ; et je t’avais annoncé, en quittant l’hôtel, que j’aurais sans doute un service à te demander, un grand service. Tu ne saisis pas le lien ? Tu vas le saisir et comprendre cette énigme. Vois-tu quelqu’un s’avancer de notre côté ? … »

— « Je vois le comte Navagero, » répondit Hautefeuille, « avec ses deux chiens, et un ami que je ne connais pas. C’est tout… »

— « Et c’est aussi tout le mot de l’énigme… Mais attendons qu’ils aient passé… Il est avec Herbert Bohun. Il ne daignera pas nous parler… »

Le Vénitien approchait en effet, plus Anglais cent fois que le lord en compagnie duquel il cheminait. Il avait trouvé le moyen, lui, l’enfant de l’Adriatique, de réaliser le type d’un masher de Cowes ou de Scarborough avec une telle perfection qu’il échappait à la caricature. Vêtu d’un complet coupé à Londres dans une de ces étoffes que les Écossais appellent des Harris, à cause de leur lieu d’origine, et qui sentent vaguement la tourbe, le bas du pantalon retroussé, comme à Londres, quoique depuis huit jours il ne fut pas tombé une goutte de pluie, le pas allongé, la jambe raide, tenant ses gants d’une main, et de l’autre sa canne par le milieu, le visage rasé et tendu sous la casquette d’une étoffe pareille à celle du veston, il fumait une courte pipe en bois de bruyère, de la forme qu’affectionnent les Oxoniens. Deux petits terriers, de la race propre à l’île de Skye, trottinaient derrière lui, traînant un corps trois fois plus long que leur hauteur, de vivants manchons de poils, montés sur des pattes de bassets, torses et courtes. De quelle partie de tennis arrivait Navagero ? A quelle partie de golf se rendait-il ? La couleur rousse de ses cheveux, de ce roux qui se retrouve dans les tableaux de Bonifazio, achevait de le rendre si pareil à lord Herbert que c’en était invraisemblable. Il y eut pourtant entre eux cette différence : en croisant Corancez et Hautefeuille, les deux sosies jetèrent un « bonjour » dont l’un était dépourvu d’accent, celui de Bohun, tandis que le Vénitien détacha ces deux syllabes avec un timbre absolument britannique.

— « Tu as bien regardé cet homme, » reprit Corancez, quand les deux amis furent à une distance convenable, « et tu l’as pris pour un anglomane de l’espèce la plus falote ? … Mais quand on gratte l’Anglais, chez lui, sais-tu ce que l’on trouve par-dessous ? Un Italien du temps de Machiavel, sans plus de scrupules que s’il vivait à la cour des Borgia. Il nous empoisonnerait tous, toi, moi, le premier venu, s’il nous trouvait sur sa route d’une certaine façon… Je lui ai lu dans la main : il a le signe… Mais tranquillise-toi, il n’a pas encore pratiqué : il n’en est qu’à torturer depuis six ans une pauvre femme sans défense, cette adorable marquise Bonaccorsi, sa sœur. Je ne me charge pas de t’expliquer cela, ni par quels procédés il l’a terrorisée… Mais depuis ces six ans cette femme n’a pas fait une démarche qu’il n’ait sue, pas eu un valet de pied qu’il n’ait choisi, pas reçu une lettre qu’il ne lui en ait demandé compte. Enfin, c’est une affreuse tragédie de famille, un de ces despotismes, de ces accaparements comme on ne les croit pas possibles, avant d’en avoir lu le récit dans la Gazette des Tribunaux, ou d’y avoir assisté comme j’ai fait. Il ne veut absolument pas qu’elle se remarie, parce qu’il vit à même la grosse fortune qui n’est qu’à elle… »

— « Quelle infamie ! » interrompit Hautefeuille, « Et tu es bien sûr, bien sûr de ce que tu me racontes ? »

— « Sûr comme je vois le bateau de Marsh, » reprit Corancez en montrant du doigt le svelte yacht à l’ancre dans le port ; et il continua, avec une espèce de goguenardise, à la fois sentimentale et mâle, qui n’était pas sans grâce : « Et ce que j’ai à te demander, c’est de travailler avec moi à l’exécution de ce joli monsieur. Tu vas comprendre… Nous autres Provençaux, nous avons un côté Don Quichotte. Le soleil nous met ça dans le sang, ce goût, cette manie de nous emballer pour quelque chose ou quelqu’un. Si Mme Bonaccorsi avait été heureuse et libre, je n’y aurais pas fait attention. Quand j’ai, su qu’elle était indignement exploitée et malheureuse, j’en suis devenu amoureux fou. Comment je suis arrivé à le lui dire et à savoir qu’elle m’aimait, je te raconterai cela un jour. Si Navagero est de Venise, je suis de Barbentane. C’est un peu plus loin de la mer, un peu moins romantique, un peu moins glorieux, mais on y connaît tout de même la navigation… Tant il y a que je vais épouser Mme Bonaccorsi et que je viens te demander d’être mon témoin. »

— « Tu vas épouser Mme Bonaccorsi ? » répéta Hautefeuille, que sa stupeur empêcha de répondre à son camarade : « mais le frère, alors ? … »

— « Hé !il n’en sait rien, » répliqua Corancez. « Voici justement où apparaît dans le conte bleu la fée bienfaisante, sous la forme de cette charmante baronne Ely. Sans elle, Andriana — tu me permets d’appeler ainsi ma fiancée — ne se serait jamais décidée à prononcer le « oui » . Elle m’aimait, et elle avait peur. Ne la juge pas mal. Ces femmes trop tendres, trop sensibles, ont de ces timidités folles qu’il faut comprendre… Elle avait peur, mais pour moi surtout. Elle imaginait une dispute entre son frère et moi, des mots trop vifs, un duel. Navagero tire l’épée comme Machault et le pistolet comme Casal. Ecco… Alors je lui ai proposé et fait accepter le plus romanesque, le plus invraisemblable des dénouements, un mariage secret ! … Le 14 du mois qui vient, si Dieu me prête vie, un prêtre de Venise, dont elle est sûre, nous mariera dans la chapelle d’un palais de Gênes. Moi, d’ici là, je disparais. Je suis à Barbentane, dans mes vignes ; et le 13, tandis que Navagero fera l’Anglais à bord du bateau de lord Herbert Bohun, avec le prince de Galles et quelques moindres Altesses, le bateau de Marsh, à bord duquel tu vas être invité, emportera, entre autres passagers, la femme que j’aime le plus au monde, à qui je vais donner ma vie, et l’ami que j’estime le plus, — si toutefois cet ami ne dit pas non à ma demande… Que répond-il ? … »

— « Il répond, » fit Hautefeuille, « que s’il a jamais été étonné de sa vie, c’est aujourd’hui. Toi, Corancez, amoureux, et assez amoureux pour engager ta liberté ! Tu semblais si insouciant, si indifférent ! … Et un mariage secret ! … Mais il ne restera pas secret vingt-quatre heures, ce mariage. Exubérant comme je te connais, tu te racontes toujours tout entier à tout le monde… Enfin, je te remercie de l’affection que tu viens de me montrer, » conclut-il, « et je te promets que je serai ton témoin.. ! »

Il avait pris la main de Corancez, en prononçant ces mots, avec le sérieux simple qu’il mettait aux moindres choses. L’autre avait touché juste, en faisant vibrer la corde de la chevalerie, dans cette âme si instinctivement généreuse. Sans doute, cette simplicité et aussi la candeur confiante que Pierre venait de lui montrer gênèrent le Méridional. Il voulait bien en profiter, mais peut-être éprouvait-il quelque honte à trop abuser cet être si droit et dont lui-même subissait le charme, car à son remerciement il mélangea une confession comme il n’en faisait guère :

— « Et puis, ne me crois pas si exubérant… C’est toujours le soleil qui veut cela… Mais au fond, nous autres, gens du Midi, nous disons toujours ce que nous voulons dire et rien de plus… Nous voici arrivés… Chut ! » fit-il, en mettant son doigt sur sa bouche : « miss Marsh sait tout ; Marsh ne sait rien… »

— « Un mot encore, » répondit Hautefeuille : « je t’ai promis d’être ton témoin ; mais tu me permettras de gagner Gênes de mon côté. Je connais trop peu ces gens-là pour accepter une invitation de cette espèce… »

— « Je m’en rapporte à Flossie Marsh pour avoir raison de tes scrupules, » répondit Corancez, qui ne put réprimer un sourire. « Tu seras un des passagers de la Jenny ! Et sais-tu comment ce bateau s’appelle la Jenny ? Il n’y a que les Anglo-Saxons pour se permettre sérieusement un pareil jeu de mots. Tu n’ignorés pas que the sea, la mer, se prononce comme si, la note de musique, et tu as bien entendu parler de Jenny Lind, la cantatrice ? … Eh bien ! voilà pourquoi le facétieux Marsh a baptisé sa villa flottante de ce joli prénom : because she keeps the high seas, parce qu’elle tient les hautes mers — ou les si d’en haut ! … Et chaque fois qu’il raconte cette histoire, il est si étonné de son esprit qu’il en a le fou rire… Quel délicieux joujou, d’ailleurs ! … »

La Jenny profilait les lignes élégantes de sa coque blanche et de ses agrès, à quelques pas maintenant des deux compagnons. Elle semblait vraiment la jeune et coquette reine de ce petit port, où les barques de pêche, les yoles de course et les bateaux de cabotage se pressaient le long du quai. Des marins assis à même les dalles, au soleil, raccommodaient en chantant les mailles brunes d’un filet. Au rez-de-chaussée des maisons, s’ouvraient des échoppes où se vendaient les mille outils de la mer : des cordages et des vestes goudronnées, des chapeaux de cuir bouilli et des bottes en caoutchouc. Des entrepôts de denrées, des bureaux de compagnies maritimes s’y trouvaient aussi. La vie du besoin, totalement abolie, croirait-on, dans cette cité de loisir, semblait s’être concentrée tout entière sur cette marge étroite pour lui donner un pittoresque grouillant, savoureux, populaire, bien différent de cette uniformité banale que l’abus du luxe étalé imprime au Midi oisif et cosmopolite. Sans doute, ce contraste inconsciemment senti attachait le plébéien Marsh à ce coin de port. Ce fils de ses œuvres, et qui avait, lui aussi, travaillé de ses mains sur le quai de Cleveland, au bord du lac Érié, plus mouvant que la Méditerranée, méprisait, au fond, cette société vide et vaine où il vivait, Il y vivait pourtant, parce que ce monde de la haute aristocratie cosmopolite, c’était encore une conquête à faire. Quand il recevait un grand-duc ou un prince régnant à bord de son yacht, comment n’eût-il pas éprouvé une volupté d’orgueil d’une acuité particulière à regarder ces pêcheurs du même âge que lui, et à se dire, tout en fumant son cigare avec l’Altesse Impériale ou Royale : « Voici trente ans, ces pêcheurs et moi, nous étions égaux. Je faisais le métier qu’ils font. Et aujourd’hui ! … » En ce moment, comme Hautefeuille et Corancez ne figuraient sur aucune page du Gotha, le maître du yacht n’avait pas jugé à propos d’attendre ses visiteurs sur le pont. Quand les deux jeunes gens mirent le pied sur la dernière marche de l’escalier du bord, ils n’aperçurent que miss Flossie Marsh, assise devant un chevalet, et occupée à laver une aquarelle. Minutieusement, patiemment, elle copiait le paysage développé devant ses yeux : le groupe des îles fondues ensemble, là-bas, semblable à une longue et sombre carapace velue, immobile sur l’eau bleue, — la ligne creusée, allongée, comme souple, du golfe, avec la succession des maisons parmi les verdures, — cette eau d’un si intense, d’un si absorbant azur, avec les taches blanches des voiles, — et, sur tout cet horizon, l’enveloppement d’un autre azur, celui du ciel, léger, transparent, lumineux… Sous la main appliquée de la jeune fille, cet horizon se fixait en formes et en couleurs dont l’exactitude et la sécheresse révélaient un don tout petit au service d’une volonté très grande.

— « Ces Américaines sont étonnantes, » souffla Corancez à Hautefeuille : « Il y a dix-huit mois, celle-ci n’avait jamais touché un pinceau ; elle s’est mise à travailler. Elle s’est fabriquée artiste, comme elle se fabriquera savante si elle épouse Verdier. Elles se construisent des talents sur l’esprit comme leurs dentistes vous bâtissent des dents d’or dans la bouche… Elle nous a vus… »

— « Mon oncle est occupé en ce moment, » dit l’aquarelliste improvisée après avoir échangé avec les nouveaux venus une vigoureuse poignée de main, « Je prétends qu’il aurait dû appeler le bateau : mon office… Est-ce que c’est le mot français ? … A peine arrivés dans un port, on installe le téléphone entre le yacht et le télégraphe, et en avant le câble avec New-York, avec Chicago, avec Frisco, avec MarionvilIe ! … Nous allons lui dire bonjour, et puis je vous montrerai le yacht. Il est assez joli, mais c’est déjà un vieux modèle. Il a au moins six ans. M. Marsh en fait construire un à Glasgow qui battra celui-ci et beaucoup d’autres. Il jaugera quatre mille tonnes. La Jenny n’en a que dix-huit cents ! … Mais voici mon oncle… »

Les deux jeunes gens avaient, sous la conduite de miss Florence, traversé le pont du bateau, avec son plancher aussi net, ses cuivres aussi polis, ses meubles de paille brune capitonnés d’étoffes aussi fraîches, sa jonchée de tapis d’Orient aussi précieux que si ce parquet, ce métal, ces fauteuils, ces carpettes avaient appartenu, à quelqu’une des villas éparses sur la côte, et non pas à ce yacht éprouvé par toutes les houles de l’Atlantique et du Pacifique. Et, de même, le salon où les introduisit la jeune fille n’aurait pas offert un spectacle différent à Marionville, au quinzième étage d’une de ces colossales bâtisses d’affaires qui dressent, le long des rues, leurs démesurées falaises d’acier et de briques. Trois secrétaires étaient assis à trois bureaux. Un d’eux copiait des lettres en faisant courir ses doigts agiles sur le piano d’une machine à écrire, un autre transmettait une dépêche par téléphone, le troisième sténographiait sous la dictée du même petit homme trapu à face grise que Corancez avait montré la veille à Hautefeuille, assis devant la table du trente-et-quarante. Ce Napoléon de l’Ohio s’interrompit pour saluer les visiteurs :

— « Impossible de vous accompagner, messieurs, » leur dit-il : « Flossie vous montrera le bateau. Tandis que vous vous promenez, » ajouta-t-il, avec cet air de défi tranquille par lequel tout vrai Yankee manifeste son mépris pour le vieux monde, « nous vous préparons de beaux voyages. Mais vous autres, Français, vous êtes si bien chez vous que vous ne bougez guère… Connaissez-vous seulement notre région des lacs ? Tenez, voici la carte. Nous avons là, rien que sur le Supérieur, le Michigan, le Huron et l’Érié, soixante mille navires, d’un tonnage de trente deux millions de tonneaux. Ils transportent par an pour trois milliards et demi de marchandises. Il s’agit de mettre cette flotte et les villes qu’elle dessert : Duluth, Milwaukee, Chicago, Détroit, Cleveland, Buffalo, Marionville, en communication directe avec l’Europe… Les lacs vont se jeter à la mer par le Saint-Laurent. C’est la voie à suivre, n’est-ce pas ? Malheureusement, nous avons un petit barrage à sauter en sortant du lac Érié ; une fois et demie la hauteur de l’Arc de l’Étoile à Paris : c’est le Niagara. Et puis il y a les rapides du fleuve à l’issue du lac Ontario. On a bien creusé sept ou huit canaux à écluses qui permettent la montée ou la descente aux petits bateaux. Nous voulons, nous, ce passage libre pour n’importe quel transatlantique… Voilà monsieur qui est en train de conclure l’affaire, » — et Marsh montra le secrétaire installé au téléphone. — « Notre capital est souscrit d’hier soir : deux cents millions de dollars… Dans deux ans, j’irai de ce quai, avec la Jenny à mon home, sans transbordement… Je veux que Marionville devienne le Liverpool des lacs. Elle a déjà cent mille habitants. Dans deux ans, nous en aurons cent cinquante mille ; — c’est le chiffre de votre Toulouse. — Dans dix ans, deux cent cinquante mille ; — c’est le chiffre de votre Bordeaux ; — et dans vingt ans, nous rattraperons les cinq cent dix-sept mille de ce vieux Liverpool. Nous sommes un peuple jeune, avec beaucoup de crudités, mais nous poussons, — et nous vous poussons… À tout à l’heure, messieurs. Vous permettez ? »

Et l’infatigable abatteur de besogne recommençait déjà de dicter avant que sa nièce eût fait sortir de la chambre les enfants dégénérés de la lente Europe !

— « Est-il assez Américain ? » disait tout bas Corancez à Hautefeuillc. « Il le sait trop, et il tourne au cabotin de lui-même : Heautoncabotinoumenos, comme eût dit notre vieux maître Merlet… Toute leur race est là dedans. » Et tout haut : — « Vous savez, miss Flossie, que nous pouvons parler librement de nos projets devant Pierre : il accepte d’être mon témoin… »

— « Ah ! quel bonheur ! » fit la jeune fille, qui ajouta gaiement : « Je n’en doutais pas, d’ailleurs. Mon oncle m’a chargée, » continua-t-elle, « de vous inviter pour le petit voyage à Gênes… C’est donc oui. Ce sera tout à fait charmant. Et vous savez, vous serez récompensé de votre bonne action : vous aurez à bord votre flirt, Mme de Carlsberg… »

En disant cette phrase, la rieuse enfant avait regardé le jeune homme bien en face. Elle parlait sans malice aucune, avec cette simplicité directe que le sagace Corancez avait justement escomptée. Les gens du Nouveau Monde ont de ces franchises que nous prenons pour des brutalités. Elles résultent de leur profonde, de leur totale acceptation du fait. Flossie Marsh savait que la présence de la baronne Ely sur le yacht serait agréable à Hautefeuille ; en sa qualité d’honnête fille et d’Américaine, elle ne croyait pas que les relations de celui-ci avec une femme mariée pussent dépasser la limite d’une innocente coquetterie ou d’un romanesque permis : elle avait donc trouvé aussi naturel de hasarder cette.allusion aux sentiments de Pierre, qu’elle eût trouvé naturelle une allusion a ses propres sentiments pour Marcel Verdier. Ce lui fut une impression étrangement pénible de voir, à la soudaine pâleur du jeune homme, au frémissement de sa bouche et à son regard, qu’elle venait de lui faire mal. Elle-même, à cette constatation, un flot de sang lui empourpra le visage. Si les Américains manquent parfois de tact par excès de simplicité, ils sont sensitifs, — touchy, comme ils disent, — au plus haut degré : ces mêmes fautes de tact, si aisément commises, leur deviennent aussitôt un réel supplice. Hélas ! cette rougeur même ne pouvait qu’aggraver la douloureuse surprise que le nom de Mme de Carlsberg ainsi prononcé venait d’infliger à Hautefèuille. Par une invincible et foudroyante association d’idées, il se rappela les mots de Corancez : « Je suis sûr que miss Marsh aura raison de ce scrupule, » et son dernier sourire. Le regard de Mme Bonaccorsi, la veille, dans le train, lui revint à la mémoire. Une intuition irraisonnée et indiscutable lui révéla que le mystère de passion caché au plus profond de son être avait été surpris par ces trois personnes. Un frisson de pudeur, de révolte et d’inquiétude courut dans toutes ses veines, si violent qu’il en eut une palpitation étouffante. Le martyre de parler, dans cette minute de suprême saisissement, lui fut épargné, grâce à Corancez, qui s’aperçut bien de l’effet produit sur son camarade par l’imprudence de l’Américaine, et, faisant lui-même les honneurs du bateau :

— « Que dis-tu, Hautefeuille, de ce salon et de ce fumoir ? Est-ce compris ? Ce décor de bois clair et laqué, est-il élégant, et de quelle élégance nette et virile ? … Et cette salle à manger ? Et ces cabines ? On y passerait des mois, des années ! … Tu vois, chacune avec son cabinet de toilette et son bain… »

Et il guidait son compagnon et la jeune fille elle-même. Il se rappelait les moindres détails, grâce à l’étonnante mémoire des choses que possèdent les natures comme la sienne, faites pour l’action et la réalité : avec son aplomb habituel, il les commentait tous, depuis les piques et les fusils de l’entrepont, destinés aux pirates des mers de Chine, jusqu’au système pour remplir et vider les baignoires ; et à un moment, il posa cette question bien singulière à formuler dans un coin de ce colossal bibelot de mer où se résumait la somme entière des inventions destinées à raffiner la vie :

— « Miss Flossie, est-ce que nous ne pourrons pas voir la chambre de la morte ? »

— « Si cela intéresse monsieur Hauteteuille ? … » dit Florence Marsh, qui, depuis le commencement de cette visite, n’avait pas cessé de regretter son étourderie. « Mon oncle avait une fille unique, » continua-t-elle, « qui s’appelait Marion, comme ma pauvre tante… Vous savez que c’est à cause de sa femme que M. Marsh, devenu veuf tout jeune, a nommé sa ville Marionville ? … Ma cousine est morte, voici quatre ans. Mon oncle a été comme fou. Il a voulu que rien ne fût changé dans la pièce qu’elle occupait à bord du yacht. Il y a fait mettre sa statue, et elle a toujours autour d’elle les fleurs qu’elle aimait vivante… Tenez, regardez, mais sans entrer… »

Elle venait d’ouvrir une porte, et les deux jeunes gens aperçurent, à la lueur de deux lampes voilées de globes bleuâtres, une chambre entièrement tendue d’une étoffe couleur de rose, — d’un rose éteint, comme passé. Une profusion de menus brimborions de luxe la remplissait : tout ce que peut posséder une enfant follement gâtée par son père, quand celui-ci est un magnat de chemin de fer des Etats-Unis, un nécessaire de toilette en or, des bijoux de princesse dans des coupes de musée, des portraits dans des cadres ciselés ; et, sur un véritable lit de milieu en bois incrusté, la statue de la morte était couchée, toute blanche, les paupières closes, la bouche à demi ouverte, parmi des gerbes d’œillets et d’orchidées. Le silence de cet étrange hypogée, son mystère, le délicat parfum végétal dont il était rempli, la poésie improvisée de cette idolâtrie posthume dans ce bateau d’un yachtsman homme d’affaires, c’était de quoi, en toute autre circonstance, flatter le goût du sentimentalisme inné au cœur de Pierre Hautefeuille. Mais il n’avait, durant cette visite, qu’un désir, celui d’être délivré de miss Marsh et de Corancez, un besoin d’être seul et de méditer sur les signes pour lui si follement, si péniblement inattendus, qui lui avaient révélé que son plus intime secret était découvert. Ce lui fut donc un soulagement de quitter le bateau, et une torture d’avoir à subir pour quelques minutes encore son compagnon qui disait :

— « As-tu remarqué combien la morte ressemble à Mme de Chésy ? … Non ? Eh bien ! quand tu rencontreras cette dernière quelque part avec Marsh, je t’engage à le regarder. Le canal des Grands Lacs, son chemin de fer, les blocks de Marionville, ses mines, son bateau, il oublie tout : il pense à sa fille morte. Si la petite Chésy lui demandait le Kohinoor, il prendrait la mer pour aller le lui chercher, rien qu’à cause de cette ressemblance… Est-ce assez singulier, tout de même, ce coin bébête, vieux jeu, troubadour, dessus de pendule, tableau à la Greuze, dans un gaillard de cette carrure ? … Ce caractère doit te plaire, à toi, l’homme du bleu. S’il t’intéresse, tu pourras l’étudier tout à loisir, le 13, le 14 et le 15… Et encore merci de ce que tu vas faire pour moi. Si tu as quelque chose à me communiquer, voici mon adresse : Gênes, poste restante… Et maintenant, il faut que je rentre veiller aux derniers emballages… Tu ne veux pas que je te jette quelque part ? Justement, j’aperçois l’Aîné, mon cocher. Je lui avais donné rendez-vous ici vers onze heures… »

Corancez avait hélé, tout en disant ces mots, un panier qui passait à vide, attelé de petits chevaux sardes, dont les sonnailles tintamarraient. Un personnage les conduisait qui salua le jeune homme d’un clignement d’œil narquois, tandis que son : « Té ! bonjour, monsieur Marius ! » attestait la familiarité de longues causeries entre les deux Provençaux. Pascal Espérandieu, dit l’Aîné, était un petit homme alerte et futé, qui mettait tout son amour-propre à faire trotter les deux rats de son attelage plus vite que les chevaux russes des grands-ducs établis à Cannes. Il les harnachait, les pomponnait, les fleurissait avec une fantaisie qui arrachait à toutes les compatriotes de miss Marsh, depuis Antibes jusqu’à la Napoule, les mêmes « how lovely ! … how enchantingl… how fascinatin ! l… » qu’elles eussent prononcés devant un Raphaël ou une robe de Worth, une partie de polo ou un gymnaste à la mode. Sans doute, le compère, avec son fin sourire, possédait aussi des talents de diplomate qui pouvaient le rendre utile dans quelque intrigue secrètement conduite, car le prudent Corancez ne prenait jamais d’autre voiture, surtout quand il avait, comme ce matin, un rendez-vous avec la marquise Andriana. Il devait la retrouver pour cinq minutes dans le jardin d’un hôtel où elle faisait une visite. Sa voiture, à elle, attendrait devant une des portes, l’équipage de l’Aîné devant une autre. Aussi aucune réponse ne pouvait être plus agréable au fiancé clandestin que celle de Pierre :

— « Merci, j’aime mieux marcher… »

— « Alors, adieu, » fit Corancez en s’asseyant dans la voiture. Et, parodiant un vers célèbre :

— « Et à bientôt, Seigneur, où vous savez, avec qui vous savez pour ce que vous savez ! … »

La voiture tourna l’angle de la rue d’Amibes, et s’éloigna d’une vitesse folle. Hautefeuille était enfin seul ! L’idée qui se formulait dans sa pensée avec une précision affreuse depuis que miss Florence Marsh lui avait dit ces simples mots : « Votre flirt, Mme de Carlsberg, » cette incroyable, cette indiscutable idée, il pouvait enfin la regarder en face : — « Ils savent tous trois que je l’aime, la marquise, Corancez, miss Marsh. Le regard de l’une hier, la phrase et le sourire de l’autre, ce que m’a dit la troisième et sa rougeur d’avoir pensé tout haut, ce ne sont pas des rêves, cela… Ils savent que je l’aime ? … Mais alors, hier, quand il me conduisait vers la table de jeu, Corancez devinait tout ce que j’éprouvais ? Cette dissimulation de sa part, est-ce possible ? Et pourquoi pas ? Il le disait lui-même tout à l’heure : pour qu’il ait pu cacher à Navagero, aux Chésy, à tout cet odieux monde, le sentiment qu’il porte à Mme Bonaccorsi, il faut bien qu’il sache se taire… Il a pu le cacher, et moi, je n’ai pas pu cacher le mien… Qui sait si tous les trois ne m’ont pas vu acheter le porte-cigarettes ? Non ! Ils n’auraient pas eu la cruauté d’en parler et d’en laisser parler devant moi. Marius n’est pas méchant, ni la marquise, ni miss Marsh. Ils savent, voilà tout, ils savent. Mais comment savent-ils ?.. »

Oui, comment ? Se poser une pareille question à soi-même, pour un amoureux, et rongé par cette susceptibilité d’âme, c’était aboutir nécessairement à un de ces examens de conscience où le scrupule développe toutes les illusions, toutes les folies de sa fièvre imaginative. Dans le chemin que fit Pierre pour regagner la Californie, puis assis devant la table où on lui servait son déjeuner à part, enfin dans une promenade solitaire prolongée jusqu’au pittoresque village de Mougins, toute sa vie de ces dernières semaines se représenta devant lui, jour par jour, heure par heure ; un irrésistible déplacement de perspective intime lui montra dans tous les naïfs, dans tous les innocents bonheurs de sa silencieuse idylle autant d’irréparables fautes, couronnées par cette faute dernière : l’achat de la boîte d’or, en pleine salle de jeu et sous quels regards ! … Il se revoyait à sa première rencontre avec Mme de Carlsberg dans le salon de la villa Chésy : la beauté originale de la jeune femme et son charme d’étrangère l’avaient saisi tout de suite, il s’était laissé aller à la contempler indéfiniment. Et il n’avait pas eu l’idée qu’il attirait ainsi l’attention et les commentaires ! … Il se voyait se rendant chez elle une première fois, y retournant, cherchant les moindres occasions de la rencontrer, de respirer dans son air, de lui parler. L’indiscrétion de cette assiduité avait-elle pu passer inaperçue, et sa présence dans des endroits où il n’allait jamais auparavant, et dont il était devenu un habitué ? … Il se revoyait sur les pelouses du Golf-Club, le matin, et comme la baronne Ely lui semblait belle dans la singularité piquante de sa toilette rouge et blanche, aux vives couleurs du cercle. Toutes les petites excentricités de mise qui, chez une autre, l’auraient choqué, le ravissaient chez elle ! … Il se revoyait au bal, debout dans un angle de salon, attendant qu’elle entrât, qu’elle apportât avec elle cet enchantement qu’elle secouait pour lui de chaque pli de sa robe… Il se revoyait chez le confiseur en vogue, sur la Croisette, s’approchant d’elle, qui, sans cesse, le priait de se mettre à sa table, avec une grâce si accueillante ! … À toutes ces images, en effet, il retrouvait attaché le souvenir d’une amabilité qu’elle avait eue, d’une délicate indulgence, d’une gâterie. La sensation du charme auquel il s’étant tant plu s’ajoutait à la sensation du scrupule, pour l’exaspérer. Il se rappelait ses imprudences de conduite, étourderies si naturelles quand on ne se sait pas soupçonné. On y reconnaît de telles fautes, plus tard, quand on sent planer au-dessus de soi l’éveil de l’observation ! Depuis les dix jours que Mme de Carlsberg avait quitté Cannes, par exemple, il n’était plus retourné dans ces divers endroits, ne les ayant jamais fréquentés que pour la voir. Personne ne l’avait plus rencontré ni au Golf, ni dans aucune soirée, ni dans aucun thé de cinq heures. Il n’avait pas fait une visite. Cette coïncidence de sa retraite avec l’absence de la baronne n’avait-elle pas été remarquée, et qu’avait-on pu dire ? … Depuis que son amour l’avait entraîné dans ce monde de plaisir et de mouvement, il avait été souvent si blessé par la légèreté des propos lancés au hasard sur les femmes, quand elles n’étaient pas là ! Pourquoi aurait-on ménagé Mme de Carlsberg à son occasion ? On avait parlé d’eux. Avaient-ils été un simple prétexte à moquerie, ou bien avait-on souligné son attitude, à lui, pour calomnier celle qu’il aimait d’un amour si troublé, si ravagé, à cette minute, par toutes les chimères du remords ? Le mot employé par Florence Marsh : « votre flirt », donnait un corps à ces hypothèses. Pierre avait toujours tant méprisé les choses que ce mot sous-entend, cette familiarité flétrissante de la femme avec l’homme, ce frôlement de la beauté de l’une par le désir de l’autre, la camaraderie indiscrète et le mauvais ton de cette équivoque approche. Avait-on pu croire que ses relations avec Mme de Carlsberg étaient de cet ordre ? Son manque de réserve avait-il été si mal interprété ? … Il pensait alors aux chagrins qu’il devinait dans la vie de cette créature, pour lui unique ici-bas, à l’espionnage qui entourait ses moindres gestes. De nouveau la salle de Monte-Carlo lui apparaissait, et sa démarche, à lui, dont il ne comprenait pas maintenant qu’il n’en eût pas senti la prodigieuse indélicatesse. Il la sentait avec une intensité aiguë jusqu’à la douleur. Que devint-il, lorsque au retour de cette promenade ainsi poussée pendant des heures et des heures et parmi ces idées, il se retrouva devant la porte de son hôtel, au crépuscule, — un crépuscule soudain du Midi, noir et glacé après des journées douces et bleues comme en été, — et le concierge lui remit une lettre sur l’enveloppe de laquelle il reconnut l’écriture de la baronne Ely… Ses mains tremblaient en déchirant l’enveloppe. Un cachet la fermait, à l’empreinte d’une pierre antique, représentant une tête de Méduse : c’était le chaton d’une bague achetée en Italie et que la jeune femme portait d’habitude au doigt. Et réellement, la tête de la légende païenne eût été là, vivante, devant Hautefeuille, il n’eût pas été plus épouvanté que par les simples mots de ce billet :

— « Cher Monsieur, je suis de retour à Cannes, et je serais heureuse si vous pouviez venir demain vers une heure et demie à la villa Helmholtz. J’ai besoin d’avoir avec vous un entretien sur un assez grave sujet. C’est pour cela que je vous fixe une heure où je suis plus sûre que nous ne serons pas dérangés. Meilleurs compliments, »

Et elle avait signé, non plus comme dans les derniers billets qu’il avait pu recevoir, son prénom devant son nom, mais comme dans le tout premier : Sallach Carslberg. Le jeune homme lut et relut ces quelques lignes si sèches, si froides. L’évidence le terrassa : la jeune femme avait appris son achat de la veille à Monte-Carlo, et toutes les angoisses de ce long scrupule se fondirent en une anxiété suprême qui le fit s’écrier tout haut, une fois rentré dans sa chambre :

— « Elle sait tout. Je suis perdu. »