Une galerie antique de soixante-quatre tableaux/Le Scamandre

Héphæstos et le Scamandre (p. 201).

« Le dieu dirigea contre le fleuve la flamme étincelante. » Iliade, XXI, 349.

(D'après une miniature du manuscrit ambroisien de l’Iliade (ive ou ve siècle).

LIVRE PREMIER




I

Le Scamandre.


Tu reconnais, mon enfant, que ce sujet est tiré d’Homère ; mais peut-être n’y as-tu pas songé. En voyant le feu vivre dans l’eau, ton esprit n’aura été occupé que de ce spectacle merveilleux : cherchons ce que cela peut signifier. Mais consens d’abord à détourner tes regards pour te représenter la description d’Homère, dont s’est inspiré l’artiste. Tu te rappelles ce passage de l’Iliade où Homère nous montre Achille s’élançant pour venger Patrocle, où les dieux se préparent à combattre les uns contre les autres. Le peintre n’a point voulu nous mettre sous les yeux tous les événements de cette guerre divine, il n’en a choisi qu’un seul, Héphæstos se précipitant sur le Scamandre avec impétuosité, avec fureur. Considère maintenant le tableau : tout est tiré de là. Cette ville élevée, garnie de créneaux, c’est Ilium ; cette plaine est assez vaste pour avoir vu aux prises l’Europe et l’Asie. Le feu couvre la plaine comme un torrent débordé ; il rampe et s’étale sur les rives du fleuve, où l’on ne voit plus déjà aucune végétation. Cependant Héphæstos entouré de flammes qu’il entraîne se porte vers le fleuve ; et voici le fleuve en personne qui gémit et supplie Héphæstos. Si le Scamandre n’a point sa belle chevelure, c’est qu’elle a été brûlée par le feu ; si Héphæstos ne boîte pas, c’est à cause de la vitesse de sa course. Le feu ne jette point un éclat rougeâtre, n’a point son aspect accoutumé ; mais il brille comme l’or ou les rayons du soleil, Homère n’est pour rien dans ce détail.



Commentaire.


Un des épisodes les plus remarquables de l’Iliade[1] est celui où le Scamandre, irrité contre Achille qui massacre ses chers Troyens, prend la figure d’un héros, supplie le guerrier grec de respecter en lui un dieu, et, le voyant sourd à ses prières, soulève ses eaux mugissantes, rejette par un puissant effort les cadavres qui encombrent son cours et poursuit dans la plaine son ennemi éperdu. Achille, passant soudain de l’excès de confiance à l’excès du désespoir, accuse sa mère et invoque les divinités protectrices des Achéens. Héphæstos, appelé par Héra au secours du héros, promène dans la plaine l’incendie, qu’attise et propage le souffle de Zéphyre et de Nolos, consume les cadavres, les plantes, et pousse le feu jusque dans les eaux mêmes du fleuve qui bruissent comme l’eau d’une chaudière. Le Scamandre se désole à son tour, s’humilie, reconnaît la puissance supérieure d’Héphæstos, et implore Héra, qui dès lors, soucieuse de la dignité divine, défend à son fils de tant maltraiter un dieu à cause des mortels.

Lucien dans un de ses dialogues marins[2] a parodié ce chant de l’Iliade. « Ô mer, dit le Xanthe (c’est le second nom du Scamandre), recois-moi ; je suis dans un état pitoyable ; éteins le feu qui me brûle. — La mer : Qu’est-ce donc, Xanthe, qui t’a ainsi brûlé ? — Le Xanthe : c’est Vulcain, me voilà presque en charbon ; malheureux que je suis, je grille. » Et Lucien poursuit sur ce ton, comme s’il voulait faire ressortir l’invraisemblance de la fiction homérique. Tout l’épisode peut en effet paraître étrange, à qui veut soumettre la poésie aux lois d’une raison vulgaire. Mais cette lutte entre un homme et un dieu, puis entre deux éléments de nature diverse, tous les deux déchainés avec fureur, et ne laissant plus de place pour un autre combat dans la plaine qu’ils envahissent, devait sembler aux Grecs un spectacle plus terrible que plaisant.

Ainsi pensa sans doute l’artiste qui prit pour sujet de tableau un passage du XXIe chant de l’Iliade.

Ce sujet était-il heureusement choisi ? Non, sans doute, si nous consultons nos idées modernes sur la peinture. Les deux éléments, l’eau et le feu, ne sauraient à eux seuls composer un tableau ; si les dieux, Héphæstos et le Scamandre, sont représentés sous la figure humaine, c’est eux que nous considérerons, et la lutte entre les deux éléments nécessairement réduite par là même à d’humbles proportions, n’a plus rien d’effrayant ni d’imposant pour l’imagination du spectateur. Les anciens ne paraissent pas avoir jamais cédé à des considérations de cette nature : ils ne se demandaient pas s’ils affaiblissaient Homère en le traduisant dans la langue d’un autre art ; ils savaient du moins que ce qu’ils enlèveraient au poète d’un côté, ils le lui rendraient de l’autre, par la représentation toujours bien accueillie du corps humain. Dans la peinture qui nous occupe, l’eau et le feu n’apparaissent sans doute que pour rappeler le sujet : Héphæstos et le Xanthe, le premier courant avec fureur, l’autre suppliant, suffisaient pour donner au tableau un intérêt qui justifiât le choix de l’artiste. Philostrate sans doute parle du feu qui vit dans l’eau comme d’un spectacle merveilleux ; mais ce n’est pas sa pensée qu’il exprime ni celle de l’artiste qu’il expose ; il nous donne celle de l’enfant auquel il s’adresse, et dont l’attention est plutôt attirée par le choc de deux éléments contraires que par la beauté des personnages. Philostrate, au contraire, s’attache plutôt à nous décrire l’action et l’attitude d’Héphæstos et du Xanthe.

Malheureusement le rhéteur ne satisfait qu’à demi notre curiosité sur ce point. Héphæstos court vers le fleuve, entraînant après lui un torrent de flammes. Mais quelle est l’attitude exacte du Xanthe ? Est-il placé, comme dans une miniature d’un manuscrit de l’Iliade, sur le sommet d’un rocher, d’où il contemple mélancoliquement ses eaux taries et ses bords ravagés ? Se soulève-t-il à moitié hors de ses eaux, comme le veut Welcker qui rapproche d’autres descriptions de Philostrate, ce qui ne permet guère de conclure pour celle-ci, et qui cite le Danube d’un bas-relief de la colonne Trajane ? Nous ne voyons pour notre part aucune difficulté à accepter l’une ou l’autre de ces conjectures. Héphæstos est-il armé de torches comme dans la même miniature ? Cela est peu probable ; cette circonstance singulière n’aurait pas été sans doute passée sous silence par Philostrate. On s’est étonné que Philostrate ne nommât point les attributs d’Héphæstos ; mais Philostrate ne fait point un cours d’archéologie et n’explique pas l’art antique à des modernes : il a reconnu le dieu à son action plutôt qu’à son bonnet obligé ou à des tenailles jetées par terre ; c’est aussi l’action seule qui le préoccupe. On a trouvé que le feu qui brûlait le Scamandre devait aussi brûler Héphæstos ; cette critique paraît singulière, attendu qu’Héphæstos dirige le feu, et que c’est son métier de le diriger. Rien ne dit d’ailleurs qu’il soit au milieu du feu même. Achille n’est point présent ; mais, à partir du moment où le combat est engagé entre Héphæstos et le Xanthe, il n’est pas question d’Achille non plus dans Homère. D’ailleurs Philostrate a peut-être pris sur lui de nous dire que les cheveux du Scamandre étaient consumés, comme la végétation de ses bords ; l’artiste pouvait avoir donné des cheveux courts au Scamandre. Philostrate aura trouvé ingénieux d’expliquer par l’action de la flamme l’absence d’une longue chevelure. Une autre subtilité de rhéteur, c’est de croire que, si Héphæstos ne boite pas, c’est qu’il court avec rapidité : dans la marche, c’est le mouvement alternatif des deux jambes qui nous montre que l’une d’elles est plus longue que l’autre. Dans un tableau l’homme qui court ou qui marche a nécessairement un pied levé, l’œil ne peut dès lors mesurer exactement les deux membres ; aussi ne nous paraîtraient-ils pas inégaux, quand même ils le seraient. Si l’Héphæstos d’Alcamène semblait boiter, c’est qu’il était représenté au repos : in quo stante in utroque vestigio leviter apparet claudicatio non deformis[3]. D’ailleurs les artistes ne croyaient pas nécessaire de se conformer à la vieille légende. L’Héphæstos d’Euphranor ne boitait pas ; l’Héphæstos des œuvres d’art qui nous sont restées n’égaierait pas de sa difformité, comme dans Homère, le festin des dieux : il est comparable aux plus beaux, aux plus parfaits d’entre eux.

Philostrate qui nous explique pourquoi le fleuve n’a pas les cheveux longs et pourquoi Héphæstos ne boite pas, ne nous apprend pas pourquoi le feu n’avait point son aspect accoutumé ; c’était un feu divin, disent les commentateurs, un feu d’une nature plus éthérée que le feu qui sert aux besoins des hommes. Cette explication, qui attribue au peintre une idée ingénieuse, est sans doute exacte ; car Philostrate, en remarquant que ce détail n’est point pris à Homère, veut sans doute féliciter le peintre d’une heureuse invention. L’auteur de la miniature déjà citée a été moins raffiné ; la flamme qui tombe des torches d’Héphæstos est du rouge le plus vif. Peut-être aussi l’artiste avait-il donné à la flamme une couleur d’un blond doré, comme se prêtant mieux à l’harmonie générale des teintes de son tableau[4].


  1. Ch. XXI.
  2. Le onzième.
  3. Cic., D. N. D., I, 30.
  4. Outre la miniature dont nous avons parlé et qui est reproduite dans Inghirami (Galeria Omerica, II, tav. 155), on voit sur une urne de Volterra le Scamandre rejetant loin de lui les cadavres qui gênent son cours, et sur la margelle d’un puits le Scamandre près des portes de Scées. Ces deux monuments sont reproduits dans le même ouvrage (II, 155 et 200).