Une galerie antique de soixante-quatre tableaux/Cômos

II. Cômos.


Cômos, ce génie qui préside aux promenades nocturnes des joyeux convives, se tient sur le seuil d’une chambre aux portes dorées ; dorées elles me semblent en effet, bien que l’œil soit lent à les discerner dans l’ombre de la nuit. La nuit n’est point personnifiée, mais elle se reconnaît à ses effets. Le vestibule, digne d’un temple, atteste l’opulence des jeunes mariés, qui reposent sur la couche nuptiale. Cômos est venu, dieu jeune, vers des jeunes gens ; il a encore toutes les grâces tendres de l’enfance ; les fumées du vin ont coloré son visage ; debout, il cède cependant au sommeil de l’ivresse ; oui, il dort la tête penchée sur la poitrine ; la main gauche posée sur un épieu qu’elle croit tenir se détend et s’abandonne, comme il arrive quand les premières caresses du sommeil engourdissent notre mémoire et notre esprit ; le flambeau que tient la main droite semble aussi échapper, par l’effet de la même cause, à ses doigts alanguis. Craignant que le feu n’approche de sa jambe, Cômos porte la cuisse gauche sur la droite et son flambeau du côté gauche, de manière à écarter la main et la flamme du genou qui fait saillie. Les peintres doivent traiter avec soin la figure des personnages qui ont toute la vivacité de la jeunesse, s’ils ne veulent pas que leurs peintures soient mornes, comme le visage d’un aveugle ; mais pour Cômos, dont la tête penchée projette une ombre sur les traits, la figure a peu d’importance. L’artiste, j’imagine, recommande ainsi à ceux qui ont l’âge de Cômos, de ne pas fêter le dieu sans prendre le masque. Le reste du corps atteste une observation minutieuse de tous les détails, et le flambeau qui enveloppe le dieu de sa lumière fait ressortir toutes ses perfections. Admirons aussi la couronne de roses, non pour être fidèlement peinte, car représenter les fleurs avec des couleurs, avec le rouge ou le bleu, suivant le besoin, ce n’est point là un grand mérite, mais ce qu’il faut louer, c’est combien la couronne semble souple et délicate, c’est aussi combien les roses semblent fraîches ; j’ose le dire, elles ont le parfum de vraies roses. Après avoir parlé de Cômos, il nous reste à parler de ceux qui le célèbrent. N’entends-tu pas les crotales, les sons de la flûte, un murmure confus ? Des flambeaux, épars çà et là, permettent à nos joyeux compagnons de voir devant eux et à nous de les voir. C’est une foule variée et remuante d’hommes et de femmes, chaussés sans distinction de sexe, vêtus d’une façon extraordinaire, car Cômos permet à la femme de se donner les airs d’un homme et à l’homme de revêtir la robe des femmes, de prendre une démarche féminine. Mais les couronnes de fleurs n’ont plus leur premier éclat, c’est que, pour ne point les perdre en courant, ils les ont tous fixées à leur tête : or la fleur, jalouse de sa liberté, craint le contact de la main qui la flétrit avant le temps. Enfin le peintre a encore représenté le battement des mains qui plait surtout à Cômos ; la main droite frappe avec les doigts repliés dans la paume de la main gauche, et toutes les mains s’entre-choquant à la manière des cymbales, rendent le même son.


COMMENTAIRE.


Dans le Banquet de Platon, après le discours de Socrate, les convives entendirent frapper à coups redoublés aux portes de la maison. On crut que c’élaient de jeunes débauchés qui couraient la ville, accompagnés d’une joueuse de flûte.

« Esclaves, s’écria Agathon, hâtez-vous d’aller voir ce que c’est : si ce sont des amis qui se présentent, priez-les d’entrer ; si ce sont des inconnus, dites-leur que nous ne buvons plus et même que nous sommes déjà endormis. » Un instant après, nous entendons dans la cour la voix d’Alcibiade qui paraissait ivre et qui faisait grand bruit en criant :

« Où est Agathon ? qu’on me mène auprès de lui. »

La joueuse de flûte et quelques jeunes gens qui accompagnaient Alcibiade le prirent sous le bras et le conduisirent à la porte de la salle. Alcibiade s’y arrêta, couronné de violettes et de lierre, la tête environnée de bandelettes[1]. » Ce passage célèbre nous fait connaître avec quelques détails un des usages les plus singuliers de la Grèce antique. Les jeunes gens, après un banquet, parcouraient les rues, au son de la lyre ou de la flûte ; ils se rendaient chez leurs amis ou même chez des inconnus, là où ils supposaient qu’on serait heureux de les recevoir et de boire avec eux, quelquefois même là où ils ne pouvaient s’attendre qu’à être mal accueillis. Cette promenade nocturne s’appelait un cômos ; les couronnes de fleurs, les torches, les déguisements, les chants et la danse en étaient les accompagnements habituels. Plus d’une porte était brisée[2] ; plus d’une rixe éclatait soit entre deux bandes joyeuses, soit entre gens d’une même bande. Les Grecs ne condamnaient de tels désordres que lorsque l’ivresse ne s’y mêlait pas ; prendre la couronne et la torche, sans être ivre, voilà quel était pour eux le vrai désordre[3]. Le cômos a été quelquefois un événement historique : les bannis de Thèbes, voulant reconquérir leur patrie sur les Lacédémoniens, sur cet Archias qui remettait les affaires sérieuses au lendemain, se présentèrent chez ce dernier, comme des comazontes[4], déguisés en femmes, couronnés de feuilles de pin et de peuplier, simulant l’ivresse. Thais jeta la première torche sur le palais de Persépolis, dans les réjouissances d’un cômos monstrueux, composé de musiciens et de courtisans avinés qu’Alexandre lui-même conduisait au pillage et à l’incendie[5].

Mettre sous les yeux un cômos, mais un cômos gracieux et charmant, sans aucun de ces excès qui en déshonoraient l’usage, telle paraît avoir été l’intention du peintre, dont Philostrate nous décrit le tableau. Pour cela, il réunit ses jeunes hommes et ses jeunes femmes, non dans la maison de quelque débauché émérite, mais dans la demeure de deux nouveaux époux : c’est du moins l’interprétation de Philostrate, et s’il n’a point deviné l’intention de l’artiste, il lui en prête une en parfait accord avec la composition du tableau. Il y a bien quelques traces de désordre ; des couronnes dérangées, des fleurs fanées : mais ce sont là les moindres accidents de divertissements semblables. Nous ne voyons nulle part les effets d’une ivresse pesante ou grossière : point de mouvements déréglés ; point d’extravagances individuelles ; point de clameurs assourdissantes ; des évolutions soumises au rythme des instruments, des battements de main qui respectent la mesure, voilà à quoi se réduit l’explosion de cette gaieté très légèrement stimulée par la fumée du vin. Mais le dieu est lui-même présent : Cômos, personnage allégorique, n’a d’ailleurs aucun rapport avec les autres personnages du tableau. Suivant la coutume de l’art antique, l’idée d’allégresse est exprimée deux fois : une première, par des circonstances empruntées à la vie réelle ; une seconde, par l’image d’un génie, qui est l’allégresse elle-même. D’ailleurs le dieu représenté est bien celui qui préside notre fête ; même grâce, même nonchalance, même retenue dans le désordre lui-même, que chez les autres personnages ; il dort presque, le divertissement touchant à sa fin ; il laisse tomber sa tête et mourir sa torche ; on pressent que le son des flûtes va cesser, que bientôt le silence et le sommeil régneront seuls dans cette triste demeure. Cômos est tenu à la discrétion ; ayant prolongé ses ébats, après le départ des mariés, il ne saurait, lui qui a voulu fêter leur union, troubler leur repos. Il y a donc entre le dieu Cômos et le cômos lui-même, un accord, dont il faut savoir gré au peintre. Cependant Cômos, a-t-on remarqué, s’appuie sur un épieu ; nulle part, cetle arme n’est mentionnée comme figurant dans ces sortes de parties nocturnes. En supposant que cette arme fût portée alors en prévision de rixe ou pour le besoin d’une effraction, est-ce bien ici le cas de donner à Cômos un épieu ? La difficulté soulevée ne nous paraît pas sérieuse : un épieu n’annonce pas nécessairement des projets de violence ; il pouvait servir, en pareille circonstance, pour affermir des pas que l’ivresse rendait chancelants ; dans la plupart des peintures de vases qui représentent un cômos[6], on voit des jeunes gens appuyés, sinon sur des épieux véritables, du moins sur de longs bâtons ; qui sait même si ce n’est point un de ces longs bâtons que Philostrate distrait aurait pris pour un épieu ? Enfin l’épieu pouvait n’être qu’une arme d’apparat, utile cependant à celui qui conduirait une bande, soit pour modérer son impétuosité, soit pour écarter les fâcheux. En outre, on peut se demander si les artistes anciens ne procédaient point quelquefois comme les nôtres qui se laissent souvent plutôt guider par des considérations de grâce et d’élégance que par un respect scrupuleux de la vérité ; un épieu est un appui qui permet de donner à un personnage une pose heureuse ; un artiste n’a souvent pas besoin d’un autre motif.

Un des mérites de ce tableau consistait sans doute dans le contraste entre l’obscurité et la lumière. Les torches n’éclairaient pas beaucoup ; car Philostrate remarque que les jeunes gens voyaient ce qui était à leurs pieds, par conséquent tout juste devant eux. Une lueur assez faible s’étendait jusqu’à la porte du vestibule qui s’ouvrait sur les appartements intérieurs ; Philostrate n’ose pas trop assurer que ces portes fussent dorées. Toute cette partie, le fond du tableau, est donc comme dans l’ombre. Comment la lumière se répartissait-elle entre les premiers plans du tableau ? Sans doute suivant la place assignée à chaque groupe. Mais combien y avait-il de groupes, et comment ces groupes étaient-ils disposés ? c’est ce que Philostrate nous laisse ignorer. De même, où se tenait Cômos ? était-il près de la chambre nuptiale ? Non, selon toute vraisemblance, car dans ce cas sa torche en aurait éclairé les portes assez vivement. Se trouvait-il au milieu du tableau ? Cela n’est guère plus probable ; les anciens mettent volontiers les personnages allégoriques à côté des personnages qui sont censés vivre de la même vie que nous ; rarement ils en font le centre d’une composition. Il devait se tenir, croyons-nous, sur le premier plan, à droite ou à gauche sous le portique ; là il s’offrait tout d’abord aux regards du spectateur ; il indiquait le sujet ; il charmait les yeux par sa beauté, par sa jeunesse et aussi par une exécution savante, comme le remarque Philostrate, à qui cette observation aurait sans doute échappé, si le dieu avait été plus enfoncé dans le tableau. Enfin, à cette place, il ne mêlait point sa personne d’un caractère distinct aux personnages réels du tableau. Nous connaissons par là la position d’une lumière, non des autres ; il est peu probable que le peintre eût adopté un grand parti de lumière ; si nous consultons les habitudes des anciens, les torches devaient être disposées avec symétrie, à des distances régulières. Mais la peinture des anciens nous est bien peu connue, et les peintures de vases et les bas-reliefs, auxquels nous pensons, constituent un genre trop distinct pour qu’il nous soit permis d’insister sur notre conjecture.

Ce Dieu ou ce génie du nom de Cômos n’est pas une invention de l’artiste qui a composé le tableau décrit par Philostrate. Nous le rencontrons souvent sur les peintures de vases[7], où il est accompagné de son nom, afin que nous ne puissions le méconnaître. Mais est-ce bien le même personnage ? Sur les vases, il fait partie du thiase bachique ; il est représenté sous la figure d’un satyre, avec les longues oreilles terminées en pointe, un nez peu régulier, la queue obligée, des formes rustiques, une gesticulation souvent excessive. La différence est manifeste ; Welcher en a tiré cette conclusion : le Cômos du thiase est un dieu, un génie ; le Cômos de Philostrate est un être allégorique, et c’est improprement qu’il est appelé un démon par notre auteur. Nous ne voyons pas trop, pour notre part, l’utilité de cette distinction. Dans la mythologie, on peut être un dieu et un personnage allégorique tout à la fois : pour n’en citer qu’un exemple, la Méthé qui accompagnait Bacchus dans un groupe de Praxitèle[8] était en même temps une divinité bachique et une personnification de l’ivresse. Seulement, de même que les Satyres, se transformant avec les progrès de l’art, sont devenus d’aimables adolescents et n’ont plus gardé de leur première forme que les oreilles de chèvres, souvent dissimulées par la chevelure ; de même Cômos, à mesure que les mœurs se polissaient, a secoué sa grossièreté native ; les oreilles même semblent s’être rapetissées à des proportions humaines, le satyre à disparu, faisant place à une divinité, aux fonctions et aux formes élégantes, type perfectionné de la jeunesse bien née, comparable à Eros ou à Hyménæos. La ressemblance même avec ce dernier dieu a paru si complète que quelques commentateurs ont cru à une erreur de la part de Philostrate[9]. Une seule remarque suffit, ce semble, pour faire rejeter celle opinion : c’est que, pour voir dans le tableau les suites d’un banquet nuptial et Hyménæos dans le personnage allégorique, il faudrait que nous fussions sûrs que derrière ces portes dont parle Philostrate il y a bien de nouveaux époux ; or ce n’est là qu’une conjecture de Philostrate ; conjecture qui s’accorde avec la présence de Cômos ou de l’Hyménée, si elle est vraie, mais qui, si elle est fausse, chasse l’Hyménée du vestibule, et n’y laisse que Cômos, ce dieu n’ayant pas besoin d’être appelé par les cérémonies d’un mariage pour s’emparer d’un portique et donner l’essor à sa pétulante gaieté[10].



  1. Traduction de Racine.
  2. Athén. XIV, p. 617, D ; Europ. Cycl., 532 ; Isée, Or. 2, p. 39, 21.
  3. Antiphane dans Athén., VI, p. 243 ; Aristoph. Vespæ, v. 1234.
  4. Xénoph. H. G., V, 4, 6 ; Plut. Vie de Périclès, 11.
  5. Diodore, XVII, 72.
  6. Voir, par ex., Laborde, Collect. de vases grecs, pl. 32, 65. Otto Jahn, Versammlung Königs Ludwig, no 296, 802.
  7. Laborde, Collect. de vases grecs, pl. LXIV, LXV ; Dubois-Maisonneuve, 22 ; D’Hancarville, Antiquités, etc. II, 57 ; IV, 18 ; 46 ; 72 ; etc.
  8. Pline, XXXIV, 19, 10.
  9. Voir Otf. Müller, Manuel, § 398 de la traduct. Zoega, Bass. 92 ; Voir Gerhard, Antik. Bildwerk, pl. XX, note 47.
  10. Si les compositions décrites par Philostrate avaient un caractère plus symbolique et religieux, peut-être pourrait-on voir dans le tableau de Cômos une représentation de quelque cérémonie, usitée dans les Anthestéries athéniennes. « Cômos, dit M. Fivel (Gaz. arch. 1879, 1re livraison), qui figure si souvent parmi le thiase de Dionysos dans les peintures de vases, était le vrai roi populaire de la journée des Choës. Non seulement c’était lui qui apparaissait comme gardien des portes de l’édifice où la Basilissa était enfermée avec son époux mystique, mais la fête bruyante du théâtre était appelée par excellence, ἱερὸς κῶμος, etc. » Sur le vase de Berlin {même article) le chant des comazontes est personnifié par une figure allégorique qui porte le nom de ΠΑΙΑΝ.