Alphonse Lemerre, éditeur (p. 13-27).

II
WARUM
schumann.



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II


J’entrai, les tempes humides de bruine, dans le salon de Vally… Des lys tigrés ouvraient leurs vastes corolles d’où s’exhalait la véhémence des parfums… Vally, étendue languissamment sur un divan d’étoffes persanes, recevait quelques amis. Sa robe blanche la voilait tout en la révélant. Elle excellait dans la composition savante de ces négligés lascifs. Ses cheveux dénoués nimbaient son front d’une auréole lunaire. Auprès d’elle, le savant Pétrus, traducteur et commentateur de Zoroastre, énonçait des sentences banales qui prenaient des sens pornographiques, tant l’expression de ses lèvres grasses était libidineuse. Il ressemblait terriblement à un marchand de bazar levantin. Son geste ample semblait déployer des tapis trop éclatants devant des clients imaginaires. Sa conversation, comme sa manière d’écrire, évoquait les odeurs écœurantes, les couleurs barbares, tout le mauvais goût d’un Orient de pacotille. Il parlait trop, dans l’espoir, sans doute, de faire la contrepartie du silence de sa femme, la romancière au beau génie tumultueux, qui ne parlait pas assez. Lointaine, elle paraissait égarée en un rêve perpétuel. Les plis flottants de sa robe verte ruisselaient autour de son corps fluide et la faisaient ressembler à une algue. Une fleur de géranium détachée ensanglantait ses cheveux ténébreux.

Un peu à l’écart, Ione, la sœur élue de mon enfance, s’enfiévrait d’une pensée hallucinante. Le front trop large et trop haut écrasait tout ce pensif visage. Il hypnotisait les regards et faisait presque oublier les yeux bruns mystérieusement tristes et la bouche tendre.

Pareille à l’équivoque San Giovanni de Lionardo, à l’Androgyne dont le sourire italien éclaire si étrangement la galerie du Louvre, une amie de Vally écoutait ma Loreley développer sa théorie sur l’Imitation dans l’Art.

San Giovanni était poète. Ses strophes étaient aussi perverses que son sourire. Sa renommée ne s’étendait point au delà d’un cercle très restreint de lettrés et d’artistes. En revanche, sa loyale impudeur scandalisait également les bourgeois et les écrivains. Seuls, quelques Ikônoklastes la vénéraient pour son audace. Ses volumes portaient des titres évocateurs de voluptés ambiguës Sur le Rythme Saphique, Bona Dea et Les Mystères de Cérès Éleusine.

« L’imitateur est presque toujours mieux doué que le créateur, » disait Vally, sous les regards approbatifs de San Giovanni. « Ainsi le reflet est plus beau que la couleur et l’écho est plus doux que le son. Shakespeare est le merveilleux écho de Boccace, l’écho des montagnes qui amplifie la voix, et la divinise en la prolongeant jusqu’à l’infini. »

Moi, je parlais à voix basse, en me rapprochant d’Ione.

« Ne pense plus, ma trop méditative Amie. Ne pense plus, je t’en conjure au nom de notre très ancienne tendresse. Aime quelqu’un, aime quelque chose. L’amour est moins périlleux que la pensée. Je sais quelle hallucination te tourmente. Le Mystère du monde inexplicable te hante perpétuellement. J’ai connu ces tortures devant l’Inconnu. Pour échapper à la mortelle obsession, je me créai jadis une théorie de l’Univers qui a, du moins, le mérite d’une extrême simplicité. Je crois que l’Innommable, que l’Incompréhensible est une pensée double, une pensée hermaphrodite. Tout ce qui est laid, injuste, féroce et lâche, émane du Principe Mâle. Tout ce qui est douloureusement beau et désirable émane du Principe Femelle.

« Les deux Principes sont également puissants, et se haïssent d’une haine inextinguible. L’un finira par exterminer l’autre, mais lequel des deux remportera la victoire finale ? Cette énigme est la perpétuelle angoisse des âmes. Nous espérons en silence le triomphe définitif du Principe Femelle, c’est-à-dire du Bien et du Beau, sur le Principe Mâle, c’est-à-dire sur la Force Bestiale et la Cruauté. »

Ione considérait fixement ses longues mains, de la couleur des anciens ivoires. C’était, chez elle, une habitude maladive de contempler ses mains, pendant des heures. Elle souriait, sans me répondre. Oh ! la tristesse du sourire d’Ione, plus angoissant que les larmes les plus amères !

… La voix de San Giovanni me rappela brusquement à la réalité. Elle défendait ses plus chères théories contre Pétrus qui, avec des clignements d’yeux libertins, discutait les vers d’Alcée à Psappha :

Tisseuse de violettes, chaste Psappha au sourire de miel, des paroles me montent aux lèvres, mais une pudeur me retient.

« Pourquoi chaste ? » interrogeait-il. « L’immortelle Amoureuse ne fut rien moins que chaste.

— Je vous plains, » interrompit l’Androgyne, « de ne point concevoir un amour à la fois ardent et pur, comme une flamme blanche. Tel fut celui que Psappha voua jadis à ses Amantes mélodieuses. Cet amour, évocateur de la Beauté dans ce qu’elle a de plus suave et de plus délicat, n’est-il pas mille fois plus chaste que les solitudes claustrales où s’exaspèrent les songes obscènes et les monstrueux désirs ? N’est-il point mille fois plus chaste que cette cohabitation fondée sur l’intérêt qu’est devenu le mariage chrétien ? Que peut-on rêver de plus radieusement chaste que cette école de vierges fondée par une vierge, cette école de Mytilène où Psappha enseignait l’art complexe de la musique et des strophes ? En un temps où, seules, les courtisanes recueillaient pieusement les belles harmonies, cette enfant de noble naissance osa se consacrer tout entière au culte divin des Chants.

— Psappha fut certes la grande Méconnue et la grande Calomniée, » songea Vally. « N’a-t-on point confondu cette vierge et cette eupatride avec une courtisane vulgaire ? N’a-t-on pas inventé la légende d’un sot engouement pour le bellâtre Phaon, légende dont la stupidité n’a d’égale que le manque de vérité historique ? Et, enfin, n’a-t-on point adopté presque universellement cette hypothèse d’un mariage que les auteurs comiques d’Athènes inventèrent pour la ridiculiser ?

— Ce prétendu mari, » appuya San Giovanni, « aurait, d’après Suidas, quitté l’île d’Andros en quête d’une épouse. Mais le nom de l’époux, Kerkolas, qui porte la plume, et celui de sa pairie indiquent suffisamment le genre d’abjecte plaisanterie qui les enfanta. Ce n’était point, d’ailleurs, la coutume des Grecs de quitter leur cité dans l’intention d’épouser une étrangère.

— Une âme grossière peut seule substituer au divin sourire d’Atthis et d’Éranna les profils barbus de Kerkolas et de Phaon, » approuvai-je.

« La morale bassement bourgeoise s’est aussi emparée d’un fragment de Psappha :

Je possède une belle enfant dont la forme est pareille à des fleurs d’or, Kléis la bien-aimée, que je [préfère] à la Lydie tout entière et à l’aimable…
pour transformer en fille légitime l’amoureuse esclave Kléis ! »

San Giovanni s’arrêta, pâlement courroucée.

« Cette image hideuse de bestiale maternité après l’Ode à l’Aphrodita et l’Ode à une Femme Aimée !

— On a travesti jusqu’à son nom divin, ce nom sonore et doux de Psappha, auquel on a substitué l’appellation incolore de Sapho, » soupira Vally. « Sapho ! Cela suggère impérieusement les statues médiocres et les vers poncifs par où la foule bourgeoise perpétue la plus grande image féminine qui jamais ait ébloui l’Univers.

— Que je t’aime dans tes colères mystiques, ô ma Prêtresse ! » murmurai-je très bas. « Tu m’apparais alors transfigurée et presque surnaturelle. »

Pétrus n’en démordait pas. Il vantait maintenant la beauté masculine, supérieure, affirmait-il, à la beauté féminine.

« Voilà qui est effroyable, » me dit à voix basse San Giovanni « je suis convaincue que cet homme a l’âme et les mœurs du plus honnête bourgeois, et pourtant il a l’air, en ce moment, d’un trafiquant louche qui proposerait aux touristes anglais des virginités de petits garçons. Il est involontairement obscène, comme tous les Levantins. On éprouve, après son départ, le besoin d’ouvrir les fenêtres et de secouer les rideaux.

— Les adolescents ne sont beaux que parce qu’ils ressemblent à la Femme, » répliqua Vally ; « encore sont-ils inférieurs à la Femme, dont ils n’ont ni la grâce d’attitude ni les harmonieux contours.

— Quant à moi, » médita San Giovanni, « je crois qu’aucune statue de jeune dieu ne surpasse la magnificence ailée de la Victoire de Samothrace, incarnation suprême de la Beauté féminine. J’ai horreur des Hercules. Un Héraklès, » accentua-t-elle, « c’est l’apothéose du lutteur de foire et du garçon boucher. Je n’ai jamais pu m’absorber dans la contemplation des tendons et des muscles. »

Elle se recueillit en souriant :

« S’il est vrai, » continua-t-elle, « que l’âme revêt plusieurs apparences humaines, je naquis autrefois à Lesbos. Je n’étais qu’une enfant chétive et sans grâce, lorsqu’une compagne plus âgée m’emmena dans le temple où Psappha invoquait la Déesse. J’entendis l’Ode à l’Aphrodita. La voix incomparable se déroula, plus harmonieuse que l’eau. Les strophes déferlaient comme des vagues, et mouraient et renaissaient avec un bruit de marées. En vérité, j’entendis autrefois l’Ode à l’Aphrodita. Jamais le lumineux souvenir ne pâlit à travers les années, ni même à travers les siècles. Et pourtant, je n’étais qu’une enfant, et, à cause de ma laideur et de mon trouble taciturne, Psappha ne m’aima point. Moi, je l’aimai, et lorsque je possédai plus tard des corps féminins, mes sanglots de désir allaient vers Elle. J’étais en Sicile quand j’appris sa mort ; mais cette mort était si glorieuse que je ne pleurai point, et que les larmes de mes compagnes me surprirent et m’offensèrent. Je leur rappelai ses paroles magnanimes :

Car il n’est pas juste que la lamentation soit dans la maison des serviteurs des Muses : cela est indigne de nous.

— Moi, » rêva la souriante Vally, « j’étais un petit berger arabe. Je dormais tout le jour, et je ne me réveillais qu’à l’approche de la nuit verte ou violette. Vers le soir, en suivant mon troupeau, je revenais de la montagne et je marchais au milieu d’une grande poussière rouge. Là-bas, j’avais vu, le premier, la Lune qui se levait. Je courais jusqu’au village le plus proche en proclamant le lever de la Lune. Et tous ceux à qui j’annonçais la grande nouvelle regardaient le ciel, et se réjouissaient de voir à l’horizon la lueur d’ambre qui précède la Lune. »

Pétrus méditait. Toute sa personne légèrement obèse exprimait le recueillement d’un pacha qui digère :

« Pourquoi haïssez-vous les hommes ? » demanda-t-il enfin à San Giovanni, en fixant sur elle ses lourdes prunelles.

« Je ne les aime ni ne les déteste, » répondit San Giovanni conciliante. « Je leur en veux d’avoir fait beaucoup de mal aux femmes. Ce sont des adversaires politiques que je me plais à injurier pour les besoins de la cause. Hors du champ de bataille des Idées, ils me sont inconnus et indifférents. »

Pétrus donna à son visage huileux une expression solennelle. On eût dit un fakir accouchant d’une prophétie. Il contempla longtemps l’Androgyne avant d’énoncer, d’un ton fatal :

« Mademoiselle, vous tentez en vain de vous dérober à l’irrésistible séduction masculine. Vous terminerez certainement votre carrière amoureuse entre les bras d’un homme. »

La fatuité innocente de son sourire eût adouci une Penthésilée, mais une colère ensanglanta le visage du poète de Cérès Éleusine.

J’arrêtai les paroles qui allaient jaillir de ses lèvres violentes ; et je répondis, d’un ton profondément choqué :

« Ce serait là une aberration antiphysique, Monsieur. J’estime trop notre amie pour la croire capable d’une passion anormale. »