Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-11).

I
Op. 44
chopin.



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Une Femme m’apparut…



I


« Viens ce soir… Je suis avide d’étoiles,  » écrivais-je à la hâte. Les prunelles de Vally semblaient me contempler ironiquement à travers les orchidées bleues aux grappes tombantes. Je joignis à ce court billet les larges fleurs d’hiver qu’elle aime, les fleurs de l’art qui ne connaissent point le libre épanouissement dans l’air et le soleil.

Je sortis sous la pluie crépusculaire, et je m’enivrai mortellement de la merveilleuse tristesse des soirs de bruine. Je portais au cœur une mélancolie fébrile.

« Vally, » murmurai-je à travers la brume, « Vally »… Son nom revenait sur mes lèvres ainsi qu’un sanglot.

J’évoquai l’heure déjà lointaine où je la vis pour la première fois, et le frisson qui me parcourut lorsque mes yeux rencontrèrent ses yeux d’acier mortel, ses yeux aigus et bleus comme une lame. J’eus l’obscure prescience que cette femme m’intimait l’ordre du destin, et que son visage était le visage redouté de mon Avenir. Je sentis près d’elle les vertiges lumineux qui montent de l’abîme, et l’appel de l’eau très profonde. Le charme du péril émanait d’elle et m’attirait inexorablement.

Je n’essayai point de la fuir, car j’aurais échappé plus aisément à la mort.

Nous partîmes ensemble vers le Bois des soirs d’hiver. Mes yeux étaient éblouis de neige. Toute cette clarté semblait fleurir des épousailles irréelles. C’était autour de nous et en nous une chasteté nuptiale, une volupté blanche.

Je lui parlai très bas, d’une voix où défaillaient toutes les épouvantes du premier amour :

« Tu n’es point pareille à Celle que je rêvais, et pourtant je trouve en toi l’incarnation de mes plus lointains désirs. Tu es moins belle et plus étrange que mon rêve. Je t’aime et j’ai déjà la certitude que tu ne m’aimeras jamais. Tu es la souffrance qui fait mépriser le bonheur. Je t’ai vue aujourd’hui pour la première fois, et je suis l’ombre de ton ombre.

« Que ces pierres de lune me plaisent, ces pierres de lune, qui pleurent sur ton sein leurs larmes de lumière ! À travers les plis du tissu d’argent, je devine la beauté nue de ton corps. Tout ce que tu as imprégné de ta grâce énigmatique m’enchante. J’adore ta mystérieuse et pâle chevelure.

« Je serai ce que tu feras de moi. Car tu es la Prêtresse merveilleuse d’un symbole que j’ignore.

— J’aime ton amour, » murmura Vally. « J’ai peur de te comprendre et je tremble de t’attirer irrémédiablement. Mes illusions sont de pauvres clowns qui se regardent grimacer à travers leurs larmes. Je voudrais tant t’aimer ! t’aimer dans mes moments de silence, qui s’éterniseraient enfin ! Ne vois-tu pas comme je pleure de mes joies et comme je ris de mes tristesses ? Je voudrais tant t’aimer, » répétèrent ses lèvres pâles.

« Mon amour est assez grand pour rester solitaire, » répondis-je. « Je t’aime, et cela suffit à mon extase et à mes sanglots. Tu ne m’aimeras jamais, Vally, car tu as en toi une telle ardeur de vivre et de sentir que la passion de tous les êtres ne te contenterait pas. »

Je traversai deux semaines d’éblouissement craintif auprès de Vally. Je connus la stupeur d’un acolyte ivre de parfums sacrés. J’entrevoyais toutes choses à travers des fumées d’encens et d’aromates. Mon étrange félicité me laissait dans l’âme un mystique étonnement. Plus tard, je compris que ces heures étaient les Heures Inoubliables des souvenirs et des regrets.

Lorsque les studieuses lassitudes m’accablaient, ma Loreley effeuillait lentement, doucement, des pétales de roses sur mes paupières. Elle m’apportait, lorsque je souffrais de ses refus silencieux, les iris noirs et les arums de Palestine, lys de l’ombre éclos sous le regard des archanges pervers. Je contemplais, dans une angoisse heureuse, sa bouche au sourire florentin et ses yeux d’un bleu mortel, mais je préférais encore le clair de lune de ses vagues cheveux.

En m’éloignant de sa demeure, je me retournais pour la voir à son balcon, nimbée d’azur et chimériquement lointaine.

« Je souris à tout ce qui pleure et je pleure devant tout ce qui sourit, » disait-elle.

Ainsi, son âme énigmatique se voilait sous des phrases paradoxales, qui ne la révélaient qu’à demi.

Sa cruauté méthodique m’arrachait parfois une plainte ou un semblant de reproche. Vally posait sur moi ses yeux glacés.

« C’est moi qu’il faut plaindre, et c’est toi qu’il faut envier. Puisque tu as su découvrir l’amour que je cherche en vain depuis tant d’années perdues, révèle-le moi. Je voudrais tant t’aimer, » redisaient comme un refrain douloureux ses lèvres lasses de mes lèvres.

Quelquefois, elle me laissait entrevoir l’espérance de l’atteindre peut-être un jour.

« Tu comprendras plus tard le néant des plaisirs pour lesquels je te néglige. Et tu ne verras alors dans l’avidité avec laquelle je les recherche que ma crainte de les voir s’évanouir. »

Je voulus dompter pour elle mes tyrannies violentes, mes jalousies maladroitement passionnées. Vally me blâmait d’exiger une fidélité chrétienne, contre laquelle se révoltaient ses instincts de jeune Faunesse. Sa joie païenne éclatait en multiples amours. Elle avait pour symboles l’avril variable, l’arc-en-ciel et l’opale, tout ce qui brille et change selon le reflet de l’instant.

« Celui qui donne a le droit de demander en échange, » disais-je au temps où j’espérais encore retenir son âme fuyante. « Je te donne un amour loyalement unique ne puis-je te demander en retour une égale constance ? »

Mais je sondai bientôt l’abîme de ma folie…

« Comme l’Art, » répondait-elle, « l’amour est complexe, et il faut, pour le posséder enfin, suivre longuement une route malaisée.

« L’artiste qui rêve une statue ne cherche point en un modèle unique sa vision divine. Il trouve la splendeur absolue à travers des êtres dissemblables, dont chacun lui a révélé ce qu’il avait de plus beau. Et moi, pour mon rêve passionné, il me faut réunir les perfections éparses, afin de les confondre en un harmonieux ensemble créé par mes songes. Ce que j’aime en toi, c’est ta puissance d’amour, un peu sauvage, un peu primitive, mais absolue.

— Tu as effroyablement raison, Vally. Tu es l’Avril. Ces vers de Swinburne peuvent seuls t’exprimer et te contenir tout entière :

A mind of many colours, and a mouth
Of many tunes and kisses.

« Et moi, je t’aime douloureusement, comme tous les êtres simples.

— Tu m’aimes mal, » interrompait ma Fleur de Séléné. « Tu m’aimes mal, puisque tu ne sais ni me retenir ni me comprendre.

— On aime toujours mal, Vally. Aimer bien, ce n’est plus aimer d’amour. »

Elle me considérait avec un doux mépris.

« Ne peux-tu te hausser jusqu’à ce magnifique désintéressement ? L’amour n’est que l’immolation perpétuelle de soi-même devant une image adorée. Lorsque je rencontre en passant une apparition de grâce et de charme qui me ravit, tu devrais te réjouir de la félicité que m’accorde une illusion brève.

— Je ne sais si je pourrai m’élever jusqu’à cette grandeur de renoncement, Vally. Car le chemin qui mène aux sommets de pure tendresse est plus douloureux que le chemin des crucifixions.

J’ai rêvé d’un Calvaire où fleuriraient des roses,  » citait Vally, pâlement souriante.

« Une belle pensée dans un beau vers, ma Douceur perfide. Soit. Je ne sais point, d’ailleurs, pourquoi j’aurais la sotte prétention de t’interdire l’ondoyant infini du Féminin. Quant à moi, est-ce ma faute si, par une infériorité évidente, je ne puis tourner mes désirs et mes songes vers une autre Beauté ? Mon étreinte d’amour s’est resserrée sur un seul être, la tienne est vaste à l’égal de celle de la miséricorde. Tu as la meilleure part. Le mélancolique christianisme a, je le crains, assombri toute ma joie de vivre, en me liant uniquement, selon le Mariage Indissoluble, à l’être que j’aime. Ta conception de l’amour est plus vaste et plus belle, la mienne naît de mes obscurs atavismes. »

Et nous unissions nos lèvres fébriles en un baiser où nous goûtions déjà l’amertume des regrets futurs.