Une femme m’apparut/1905/21

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 111-117).


XXI


De nouveau, j’entrai dans la maison d’Ione.

Je m’étonnai de voir mon amie revêtue d’une bure grise pareille à celle des moniales, et dont les plis tombaient autour d’elle avec une religieuse sévérité.

L’unique rubis ne saignait plus à son cou. La ceinture de rubis n’épousait plus la frêle tige de sa taille. L’ample robe de velours rouge ne l’entourait plus de ses ardents reflets qui évoquaient, pour moi, les beaux soirs de Florence.

Il y avait, en Ione, une mystérieuse transformation. Pourtant, je ne la sentais point encore heureuse…

« Je viens de passer une semaine étrange et presque surnaturelle au fond d’un humble couvent de campagne, » me dit-elle. « J’y suis allée pour reposer un peu mon âme. Pendant toute cette semaine, je me suis baignée dans la simplicité divine… »

Elle s’arrêta, pour mieux se souvenir.

« Une très jeune sœur, en qui persistait la naïveté de la petite paysanne de jadis, venait s’entretenir avec moi dans l’exquise cellule froide et nue que j’habitais. Je n’ai jamais rien imaginé d’aussi purement admirable que cette jeune sœur. Elle avait une âme reconnaissante et comblée. Car, ne possédant rien sur la terre, elle avait reçu tous les trésors du ciel… »

Les yeux d’Ione brûlaient d’une flamme surnaturelle.

« Elle ne convoitait rien sur la terre. Elle ne percevait même point la magnificence des paysages, de la mer, ni du soleil, elle qui demeurait dans l’ombre de la chapelle ou de la cellule. Elle vivait d’une vie étroite, d’une vie de geôle. Elle ignorait la musique et les vers. Elle ignorait tout de la beauté terrestre. Et elle était heureuse… Comprends-tu la signification profonde de ces très simples mots : elle était heureuse ? Elle avait trouvé sans effort ce que nous poursuivons tous si âprement, et que nous recherchons avec tant de vaine ingéniosité. En vérité, ce que nous rêvons à travers les plaisirs, le faste, les voyages, cette petite sœur le gardait ingénument en son cloître obscur et pauvre. »

Des larmes coulèrent le long des joues pâles d’Ione.

« Elle croyait, elle. Ou plutôt elle savait… Savoir, n’est-ce point tout ignorer ?

— Peut-être, » hésitai-je…

« Cette petite sœur paysanne était un vivant miracle. Elle était laide, avec un beau sourire. Elle avait toujours aux lèvres ces paroles : Dieu est très bon. »

Ione reprit :

« Et ce couvent m’est apparu tel un havre nocturne où se réfléchissent les calmes étoiles. Mon âme allait échouer dans cette paix définitive. J’allais ne plus penser : j’allais croire, comme cette petite sainte au visage plébéien, aux mains rudes. Et j’osais espérer que je serais heureuse, comme elle.

— Ione, mon amie…

— Ah ! les chères sœurs qui ne souhaitent rien sur la terre, et dont les joies et les richesses ne sont point de ce monde ! Ah ! la chère petite sainte campagnarde !

— Ione, » dis-je, « pourquoi n’es-tu point restée dans ce couvent ?

— Le doute m’a chassée, le terrible doute, le doute qui me tue.

— Mais ne retourneras-tu pas un jour dans ce havre, dans cet abri des âmes ?

— Si la foi m’est enfin accordée, j’y retournerai pour toujours.

— Tu as déjà pris la robe de bure… Ton pas est le pas silencieux des moniales… »

Elle devina ma pensée et rougit un peu.

« J’ai donné ma ceinture de rubis à la Supérieure, afin qu’elle la vendît pour les pauvres. Mes parures ne me procuraient point la plus légère joie. J’ai voulu en faire de la joie pour les autres… »

Ione soupira.

« Si, un jour, je recevais ce bien inestimable, la foi ! … Je la cherche si éperdument que je dois la découvrir un jour…

— Ione, » dis-je, « il faut la désirer avec moins d’angoisse, afin de la recevoir de même que l’on reçoit l’hostie, en une paix profonde, les yeux clos et les mains croisées sur la poitrine. »

Les lèvres d’Ione s’entr’ouvrirent, comme pour recevoir la blanche hostie.

« Pourrais-je, à l’exemple des sœurs candides, porter tout l’infini en moi ? Si tu savais de quelle splendeur est faite leur âme !… La plupart d’entre elles sont divinement puériles : elles vivent hors du siècle, ainsi que des enfants dans un jardin de lys. Elles ont des sourires ignorants et charmés. Et d’autres ont des regards qui ont sondé l’éternité et l’espace. Toutes sont également chères à la Madone pensive et au Christ douloureux. »

Ione s’arrêta… Et moi, je voyais par l’imagination, comme elle par le souvenir, la petite sainte au visage plébéien et aux mains rudes, la petite sainte paysanne…