Une femme m’apparut/1905/03

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 13-17).


III


Nous partîmes ensemble. Nous errâmes dans un bois que givrait le soir d’hiver. Comme une princesse scandinave, Lorély s’enveloppait de fourrures blanches.

Mes yeux étaient éblouis de neige. Toute cette clarté paraissait fleurir des épousailles irréelles.

Lorély se taisait.

« Parle-moi de toi, » suppliai-je. « Je t’aime, et je voudrais ignorer un peu moins celle que j’aime.

— Je suis triste sans détresse véritable, » répondit Lorély. « Je suis triste, indiciblement…

— N’es-tu point une amoureuse de la tristesse ?

— Non pas. Je la fuis et pourtant je la retrouve en tout et toujours. Je me lamente vainement, ainsi que le vent d’automne… »

Elle s’arrêta.

« Ma vie me navre, » poursuivit-elle. « Et je ne conçois point une vie meilleure… Le luxe qui m’entoure m’oppresse. Les plaisirs sont si vieux qu’ils mordent sans dents.

— De quel mal souffres-tu dans ton âme ?

— De quel mal ? » soupira Lorély. « Je ne sais. Quel qu’il soit, je le sens inguérissable. Mon cœur est une cloche au timbre fêlé… »

Elle rit avec amertume…

Une angoisse m’étreignit le cœur… Je l’aimais déjà… Je l’aimais déjà…

« L’ennui !… Il me semble, parfois, que l’univers est pareil à une grise cathédrale d’où Notre-Dame de la Vieillesse a banni les dieux. Elle seule règne, la Madone aux rides, dans sa châsse croulante… »

Elle continua :

« Parfois, je me dis que j’ai chanté toutes mes chansons et cueilli toutes mes fleurs… Mais je sens que mon âme demeure altérée. J’attends encore je ne sais qui. Je sanglote encore, je ne sais trop vers quoi… Peut-être est-ce le nouvel amour, l’amour inconnu, que j’espère. Peut-être m’apportes-tu cet amour, entre tes mains tendues… »

C’était autour de nous le soir d’hiver, un soir de mariage mystique. C’était autour de nous et en nous une chasteté nuptiale, une volupté blanche.

« Je voudrais tant t’aimer ! » soupira Lorély.

Ces paroles tombèrent sur mon cœur troublé.

« Moi, je sais que je t’aime, Lorély… »

Une prescience obscure me dicta ces mots :

« Je t’aime et j’ai déjà la certitude que tu ne m’aimeras jamais. Pourtant, je ne crains pas de t’aimer. Tu es la souffrance merveilleuse qui fait mépriser le bonheur. »

J’ajoutai, devant le silence de Lorély :

« Je t’ai vue aujourd’hui pour la première fois et je suis déjà l’ombre de ton ombre. Je serai ce que tu feras de moi.

— J’aime ton amour, » murmura Lorély. « J’ai peur de te comprendre, et je tremble de t’attirer irrémédiablement. Mes illusions sont de pauvres clowns qui se regardent grimacer à travers leurs larmes… Je voudrais tant t’aimer ! t’aimer dans mes moments de silence, qui s’éterniseraient enfin ! Ne vois-tu pas comme je pleure de mes joies et comme je ris de mes tristesses ? »

Il y eut entre nous une pause.

« Mon amour est assez grand pour rester solitaire, » répondis-je. « Je t’aime, et cela suffit à mon extase et à mes sanglots… Tu ne m’aimeras jamais, Lorély, car tu as en toi une telle ardeur de vivre et de sentir, que la passion de tous les êtres ne te contenterait point… »

Les étoiles brillaient aussi froidement que le givre. Et, sous nos pas, la neige était moelleusement déroulée.

Les cheveux de Lorély, aux rayons de lune, scintillaient froidement. Et les yeux de Lorély étaient froidement bleus, telles les eaux baignées de lune.

« Je suis ivre, » sanglotai-je. « Lorély, Lorély, je suis ivre… »

C’était autour de nous le soir d’hiver, le soir d’irréelles épousailles…