Une femme m’apparut/1905/04

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 19-21).


IV


Je subissais ma félicité étrange, sans la comprendre, sans la goûter. Plus tard, seulement, je sus que ces heures troubles étaient les heures inoubliables que pleurent les regrets et les souvenirs…

« Lorély t’enseignera l’immortel amour des amies, » avait murmuré l’Annonciatrice…

Lorély était semblable à une prêtresse païenne qui, dans un temple abandonné, aurait ressuscité le culte de la déesse, rallumé les feux sacrés et relevé l’autel en ruines. Elle parlait de Psappha comme si elle l’eût entendue chanter dans un verger de Mytilène. Jamais aucune des compagnes de la tisseuse de violettes ne l’aima plus simplement, plus fervemment, que cette lointaine disciple.

« Elle seule, » disait Lorély, « est éternelle. Le culte des dieux a péri, mais le culte de ses poèmes ne périra point. Celle qui l’aime doit l’aimer à l’exclusion de tout autre amour. »

Et je me remémorai ces nobles phrases, dédiées à Psappha et cueillies dans un livre que j’avais relu souvent[1] :

« Si tu m’aimes, tu quitteras tout ce que tu chéris, et les lieux où tu te souviens et ceux où tu espères ; et tes souvenirs et tes espoirs ne seront plus qu’un désir vers moi.

« Si tu m’aimes, tu ne regarderas ni en arrière ni en avant, tu ne sauras que moi, et ta destinée ne portera plus que mon empreinte.

« Si tu m’aimes, tu n’auras d’autres infinis que mes lèvres, d’autres prisons que mes bras, et de mon corps tu feras tous tes songes… »

Et je lui répondis en sanglotant :

« Je t’aime. »


  1. Tryphé : Cinq petits dialogues grecs, Paris, à la Plume.