Une femme m’apparut/1905/02

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 5-11).


II


J’attendais Lorély dans un boudoir glauque où les bibelots semblaient jetés çà et là au gré d’une main impatiente. On y sentait le caprice et le désordre d’un esprit fantasque. Des fleurs éclataient partout en gerbes, en fusées, en masses touffues… C’étaient des lys tigrés ouvrant leurs vastes corolles d’où s’exhalait la violence du parfum, des grappes d’orchidées bleues retombant avec une grâce triste, des gardénias, si fragiles que le frôlement le plus doux les eût flétris, blêmissant à côté de roses blanches. C’étaient toutes des fleurs d’hiver, de ces frêles et longues fleurs qui ne savent point l’épanouissement dans l’air et le soleil.

Je devinai que Lorély devait chercher en l’art, plutôt qu’en la nature, un fuyant idéal.

Je me pris à songer…

Lorély paraîtrait tout à l’heure, incarnation de mon destin. Elle viendrait vers moi, cruellement et suavement blonde comme Undine elle-même.

San Giovanni m’observait, avec son indéfinissable sourire. Et moi, je savourais cette charmante angoisse de l’attente…

La porte s’ouvrit.

« Vois, » me dit l’Annonciatrice.

Dans une demi-clarté à la magie singulière, une Femme m’apparut… À son approche, les lys tigrés jetèrent un plus véhément parfum.

Elle était pâle et d’une blondeur presque surnaturelle. Ses voiles traduisaient la souplesse insidieuse de son corps…

Instinctivement, je redoutai le commandement de son regard, la courbe impérieuse de ses lèvres. Ses cheveux la nimbaient d’un perpétuel clair de lune.

Jamais je ne vis de beauté plus étrange.

Lorély me domina de son regard. Je n’essayai point de me dérober à la séduction de ces prunelles volontaires.

« Je suis ici, » lui dis-je, « parce que je devais venir… »

Elle me sourit, d’un sourire florentin qui ressemblait à celui de l’Annonciatrice, mais recélait plus de langueur.

« Suis-moi, » ordonna-t-elle.

Elle me prit par la main. Nous entrâmes dans un lumineux atelier où bourdonnaient des groupes de jeunes filles. Toutes étaient belles.

Bizarrement adoucis, et pourtant aigus comme deux flammes d’azur, les yeux de Lorély s’appuyèrent tour à tour sur toutes ces jeunes filles. Et les yeux de Lorély prenaient, en se posant sur chacune d’elles, une expression différente.

« Laquelle d’entre elles aimez-vous ? » osai-je interroger, tout bas.

« Je les aime toutes, » répondit Lorély. « Mais j’aime chacune d’elles d’une tendresse dissemblable. N’est-ce pas qu’elles sont belles, diversement ?… Celle-ci est un vivant tableau du nouvel art. Comme ses lèvres sont assoiffées de baisers inconnus ! Tout son être est avide. Vois, elle est insatiable à l’égal d’un vampire. Son teint vert méprise le fard. On ne l’oublie point. Qui l’effleure la sent toujours… »

J’admirai l’exquise pâleur un peu verte qui méprisait le fard.

Lorély, s’étant interrompue, reprit avec ardeur :

« Celle-ci n’évoque-t-elle point une égarée de 1730 ? N’est-ce point une marquise dont les pas ont gardé le souvenir des menuets ? Elle me fait songer aux bals de cour, aux cheveux poudrés, aux madrigaux chuchotés derrière l’éventail ému… Celle-là est une enfant de gitane, ivre de soleil. Et, là-bas, c’est une petite vierge gothique. Elle dédaigne la forme et la ligne sereines. Regarde-la : elle semble n’avoir point de corps sous sa robe aux plis rigides. La simplicité et la lumière lui répugnent. Elle n’aime que le mystique et le miraculeux… Cette autre est une Israélite, magnifique autant que l’Orient, et dont la chevelure garde une odeur de myrrhe et de santal… »

Une très jeune fille sourit à Lorély.

« Ah ! celle-là, ah ! celle-là ! » murmura l’étrange bien-aimée, « c’est la Belle aux désirs dormants, c’est la prometteuse d’azur… Je voudrais lui dire un sonnet d’étoiles. Je voudrais choisir pour elle des mots féminins ineffablement, lui dresser un culte en dehors du monde, l’entourer de lys, d’encens et de cierges. Je serais la vestale qui veillerait sur son corps sacré, comme sur un autel. Et sa candeur blonde ne connaîtrait point les lèvres subtiles des princesses charmantes… »

Lorély parlait avec une grave tendresse. Je devinai que cette âme infinie pouvait, sans jamais épuiser ses trésors, prodiguer des richesses d’émotions sans cesse renouvelées.

« Et moi, » implorai-je, « et moi, Lorély, ne m’aimeras-tu point ? »

Lorély me considérait, anxieuse.

« Je crois que je t’aimerai, » dit-elle. « Je crois que je t’aime déjà… »

Le jour tombait. Et le crépuscule mêla son tendre mystère à ces mystérieuses et tendres paroles.

« Attends-moi ce soir, » chuchotai-je. « Je suis avide d’étoiles… »