Paul Ollendorff (p. 299-315).

TROISIÈME PARTIE

I

Au balcon d’une villa rose, à l’extrémité de la promenade des Anglais, Mme  Chalmin reposait sur une chaise longue. Une large ombrelle de coutil blanc et rouge, fixée à un bâton de fer, se déployait au-dessus d’elle. Une couverture cachait ses jambes. Un châle lui enveloppait les épaules.

Ses yeux apprenaient le paysage. À droite le cap d’Antibes ceignait l’horizon. À gauche la Promenade et le quai du Midi s’arrondissaient, suivant la courbe des rives. Puis s’étageaient le vieux Nice, la butte isolée du Château, la côte de Villefranche et, par derrière, les montagnes.

En face d’elle, le golfe, si joliment appelé la Baie des Anges, la grande mer, si monotone et si lassante pour qui la connaît, si prestigieuse aux premières visions.

L’eau bleue dormait sous le ciel à peine plus pâle. Aucun souffle n’en faisait palpiter la surface. Elle ne respirait pas. On la sentait paresseuse, flâneuse, incapable de révolte et de méchanceté comme les océans, ces mâles qui se cabrent, rugissent et engloutissent. On l’eût crue morte plutôt. Et de cette impassibilité naissait une paix infinie, la paix de ces contrées qui vous sature l’âme, et la détend comme un bain réparateur.

Lucie s’efforçait d’admirer. À voix basse elle répétait : « C’est magnifique. » Les détails surtout la subjuguaient. Une petite barque blanche tachetait la mer au loin, et elle s’étonnait qu’elle changeât de place, bien qu’en apparence immobile.

Mais les arbres captivaient son attention. Ils diffèrent tellement de ceux que l’on contemple d’ordinaire ! Un eucalyptus se dressait à quelque distance, énorme, imposant, d’un vert sombre, les feuilles en forme de larmes. Son tronc s’écaillait, comme un écorché dont on détache des bandes de peau. Tout proche, un morceau de jardin montrait un échantillon des diverses essences exotiques. De frêle bambous titubaient les uns contre les autres. Au bout de sa haute tige un yucca perchait sa tête de loup aux cheveux épandus. Un aloès gigantesque, d’une symétrie de candélabre, hérissait ses feuilles dures et piquantes, bordées d’un liséré jaune. Un misérable cactus, la plante-paria, vilain, terrifiant, pitoyable, se tordait à terre comme un supplicié.

Partout fusaient ou s’élargissaient des palmiers de toutes sortes. Devant elle, sur l’allée, ils alternaient avec des arbres étranges, récemment étêtés, entièrement nus, à silhouette de monstre mythologique. Du sommet même du tronc, un tronc velouté, couleur loutre, s’échappaient en gesticulant d’innombrables bras, pareils à des tentacules de pieuvre, des bras biscornus, tortueux, dénués de main, mais terminés par de petits doigts trapus et sans phalanges.

La voix de sa mère la tira de sa torpeur. Mme  Ramel rangeait la chambre et vidait les malles en compagnie de la bonne. Elle cria :

— Tu n’as pas froid, Lucie ?

— Oh ! non, maman, le soleil est brûlant, et puis l’air est délicieux.

Elle le humait à grandes aspirations, cet air du Midi, d’un goût si spécial, d’une odeur si fraîche, cet air qui semble l’haleine de la mer, et qui mêle à la brise du large les parfums cueillis aux citronniers et aux orangers. Elle le buvait comme un breuvage dont le gosier se réjouit. Elle en emplissait sa poitrine malade. Elle s’en lavait le visage. Elle en humectait ses membres las. Elle dit à sa mère :

— C’est drôle, l’air, ici, quand on ouvre la bouche, il en vient plus qu’ailleurs, et puis il vous rend léger, il dégonfle les paupières, il débouche les pores de la peau.

Soudain, dehors, elle aperçut son mari et son fils, plantés devant le trottoir opposé, en quête de son regard. Ils portaient des fleurs, des bottes de fleurs. Elle les trouva gentils, tous deux. Elle sourit et leur envoya des baisers de sa main maigre et pâle.

Robert s’assit auprès d’elle, et l’embrassant :

— Comment vas-tu, chère petite ?

Elle répondit gaiement :

— Très bien, je t’assure.

Il reprit :

— Plus de douleurs ?

— Pas du tout, c’est fini.

— Hélas ! prononça-t-il, quand seras-tu guérie ? Tu le mérites. Tu as souffert plus qu’on ne devrait souffrir.

Ses yeux se mouillèrent. Il pressa tendrement entre ses mains les tempes de sa femme et dit en tremblant :

— Pauvre, pauvre bébé.

Son émotion gagna Lucie. Elle vit sa mère qui la contemplait avec tristesse, elle vit l’enfant, silencieux, qui la fixait de ses prunelles songeuses. Et un bien-être ineffable la pénétra. Comme elle était aimée ! Une atmosphère chaude flottait autour d’elle. Elle savait que ses moindres plaintes éveillaient un écho compatissant et que ses cris douloureux déchiraient des cœurs. Et ce lui était très doux, cette sympathie anxieuse.

Elle se pencha vers Robert et murmura :

— Tu es bon, et je t’aime bien.

Il se leva rapidement.

— Dieu me pardonne, nous allons pleurer… À propos, Lucie, le docteur qu’on nous a recommandé doit passer ce matin. J’en arrive.

S’adossant à la balustrade, il interrogea :

— Cela te plaît-il, ce chalet ? J’ai eu assez de mal à le dénicher ! Heureusement que je vous avais devancées de trois jours. Tout est plein de ce côté.

On sonna. C’était le docteur. Lucie rentra, soutenue par sa mère et son mari.

Ils expliquèrent qu’à la suite d’une péritonite, compliquée des phénomènes morbides les plus alarmants, une pleurésie, en déplaçant le siège du mal, avait sauvé la jeune femme. La convalescence, longue, pénible, accidentée de rechutes et d’infirmités, avait exigé cinq mois de chambre, après lesquels les médecins ordonnèrent le Midi pour achever la guérison.

Le docteur visita Lucie, l’ausculta, ne découvrit rien d’anormal. Les conséquences du voyage nécessitaient cependant un repos d’une ou deux semaines. Plus tard, de grands ménagements seraient indispensables.

— Je vous obéirai, docteur, promit-elle, j’ai si hâte de me remettre.

Huit jours après, Chalmin, réclamé par ses affaires, boucla sa valise. Ce départ affligea Lucie. Elle gémit :

— Comme je vais m’ennuyer sans toi !

Ces mots le ravirent. L’état critique de sa femme avait opéré entre eux un rapprochement dont il savourait les manifestations.

Elle le fit approcher et tout bas :

— C’est la première fois que nous serons séparés si longtemps, tu seras sage ?

Il pouffa de rire. Elle eut une moue comique :

— Ah ! je ne t’en voudrais pas, ce n’est pas drôle une femme comme moi, à ton âge. Mais, vois-tu, je serais trop malheureuse si j’apprenais que tu m’as trompée.

Elle disait cela sincèrement, avec une angoisse réelle, du plus profond de son âme effrayée d’une telle perspective.

La fin de l’automne s’écoula dans l’isolement et la tranquillité. Le temps fut favorable. Dès le matin, Lucie se transportait sur le balcon. Elle y déjeunait et ne s’enfermait qu’au coucher du soleil. Mme  Ramel menait l’enfant à un pensionnat, puis accomplissait ses dévotions. Et Lucie demeurait seule.

Elle ne s’en plaignait pas. Toute conversation prolongée l’abattait. Elle exécuta des travaux au crochet et tricota pour les indigents. Un cabinet de lecture lui fournit des livres. Elle choisissait les histoires de cape et d’épée et les drames de feuilleton. Les romans l’ennuyaient. L’adultère est leur unique base, sujet qui lui agréait peu.

Mais le plus souvent le tricot ou le volume s’échappait de ses mains. Et des souvenirs glissaient devant son esprit comme des tableaux fugitifs.

Rarement ils remontaient au delà de sa maladie. Il lui eût fallu trop d’efforts pour s’introduire dans son passé, cette forêt de broussailles et de ténèbres, inaccessible aux explorations. À peine osait-elle s’appesantir sur les détails de son avortement. Mais elle évoquait les périls qui en avaient résulté.

Ces souvenirs ne se composaient cependant que de douleurs revécues. Elle se rappelait le grand frisson initial, où elle se croyait prise par le crâne et secouée ainsi qu’un squelette. Ses doigts, ses pieds, ses oreilles se congelaient, sa langue se changeait en un morceau de glace, une langue dure, effilée, rêche comme celle d’un perroquet. Son haleine même, en s’exhalant, lui emplissait la bouche d’un air froid. Un fer rouge s’enfonçait en ses entrailles. On lui arrachait les reins. Le poids des couvertures était intolérable. L’effort pour tousser ou éternuer la martyrisait.

Elle se remémorait aussi les affres d’une soif aride et d’une faim vorace qu’une gorgée de bouillon assouvissait, et le gonflement monstrueux de son ventre, et ses joues creuses, ses yeux caves, son nez amoindri.

Une fois ayant surpris le mot « pleurésie » articulé près d’elle, elle se disait très calmement : « Je vais mourir. » Cependant, l’épouvantable douleur s’apaisait comme par miracle. Mais une autre, moins forte, lui comprimait la poitrine. Elle étouffait.

Et les interminables mois commencèrent d’une convalescence fastidieuse. Chaque période d’amélioration aboutissait à une période de malaise, à l’une de ces infinies misères sexuelles de la femme, blessée au plus intime de son être. Des semaines entières, elle restait dans son lit, couchée, immobile comme un cadavre, comptant les moulures de la corniche, au plafond.

À ce moment, plus encore qu’au début de la maladie où le dévouement était naturel, elle constata l’affection inquiète de son mari. Il s’asseyait en soupirant :

— Je n’ai rien à faire, aujourd’hui ; si tu le permets, je te tiendrai compagnie.

Durant toute une journée, il ne bougeait pas, supportant la lourde chaleur et les acres relents de la pièce close. Ils ne parlaient guère tous deux. Lui, la regardait de son regard bon. Et Lucie voyait sur son visage mobile le reflet de ses propres souffrances.

Aujourd’hui, c’était fini, l’ère des dures épreuves. Dès son arrivée à Nice, elle eut la certitude d’une guérison prochaine. Elle se conforma passivement aux ordres du médecin. Nulle hâte ne la pressait de sortir. Elle se contentait de vivre, elle qui avait cru mourir, et de vivre dans des conditions normales, sans tare physique, sans blessure irrémédiable.

Et la sensation de la vie, peu à peu, grondait en elle, comme une source prête à jaillir, non de la vie passée, énervante et fébrile, mais d’une vie végétative ou mécanique, la vie de ses organes en pleine fonction, de ses poumons au jeu régulier, de ses membres susceptibles de se mouvoir. Elle n’enviait pas ainsi qu’à Rouen les gens qui s’agitaient sous ses fenêtres. Bientôt elle marcherait comme eux, elle choisirait comme eux la place où il lui conviendrait de s’arrêter, et l’espace de terrain qu’il lui siérait de parcourir. Elle serait une personne comme une autre, pourvue de jambes souples, de reins solides, d’une santé résistante. Cet avenir lui paraissait le bonheur, et l’espérance de ce bonheur lui suffisait.

À la fin de décembre, elle eut l’autorisation d’essayer ses forces. Elle n’en profita point encore, réservant à son mari la joie de guider ses premiers pas.

Elle pensait souvent à lui. C’étaient des pensées amicales où il s’érigeait en être excellent, intelligent, de figure avenante et de caractère facile. Toute son existence se déroulerait auprès de cet homme que la loi faisait le maître de sa destinée, que leur sympathie mutuelle et leurs goûts communs rendaient un agréable compagnon. Et elle se félicitait que ce fût lui, et non pas un autre, à qui le hasard l’eût décernée. Ils s’écrivaient des lettres touchantes.

Elle se para coquettement pour le recevoir. Au bruit de son arrivée, les battements de son cœur s’accélérèrent. Un afflux de sang colora ses pommettes.

Ils s’embrassèrent d’une étreinte cordiale. Puis, se reculant, ils s’examinèrent. Enfin Lucie déclama :

— Je craignais de ne jamais te revoir.

Elle le questionna longuement sur sa conduite, sur ses affaires commerciales, sur ses fréquentations, sur l’emploi de ses soirées. Ils s’entretinrent jusqu’à minuit.

Le lendemain s’effectua le grand événement. Ils l’enjolivèrent, par un accord spontané, d’exquis enfantillages. Robert mit son bras sous le bras de Lucie. Lucie ôta son gant et posa sa main nue dans la main de Robert. Ils s’avançaient à petits pas, sur le sable fin de l’allée.

— Appuie-toi bien, Lucie, disait-il.

Elle disait :

— Robert, soutiens-moi bien.

Autour d’eux gambadait leur fils.

La prudence voulait une halte. Ils s’assirent sur un banc. Après une minute de contemplation, Mme  Chalmin prononça :

— Comme le bleu du ciel rend la mer bleue !

Il rectifia :

— Non chérie, c’est le bleu de la mer qui rend le ciel bleu.

— Bah ! conclut-elle, pourquoi serait-ce l’eau qui est bleue et non pas l’air ?

Il sourit avec indulgence. Ils se turent.

Du côté du Var, des maisons ponctuaient la rive de taches blanches. Le cap Ferrat, à gauche, s’allongeait comme une bête accroupie. L’immensité était déserte, inanimée. La mer expirait à leurs pieds, en ondulations molles et silencieuses. Quelle poésie ! Il murmura :

— Te souviens-tu de notre coucher de soleil à Locmariaquer ?

Elle riposta :

— Et toi, te souviens-tu de notre clair de lune à Roskoff ?

Leurs mains se cherchèrent.

Les jours suivants, la pluie tomba. Chalmin vaguait à travers la maison. La santé de sa femme ne le tourmentant plus, il enrageait que le temps lui défendît de visiter les environs. Son aspect désœuvré agaça Lucie. Ils n’avaient plus rien à se dire. Ils s’ennuyèrent beaucoup ensemble.

Mais à peine seule, elle lui restitua tout son prestige. Laissant dans l’ombre les impressions mauvaises, elle mit en lumière les heures d’épanchement où leurs êtres vibraient à l’unisson.

Quelques semaines achevèrent de rétablir Mme  Chalmin. Le docteur lui donna sa liberté. Avant le déjeuner, elle arpentait la promenade ; l’après-midi, elle écoutait avec sa mère la musique au square municipal, puis elles allaient s’asseoir au jardin d’hiver du Casino. Elles firent aussi de nombreuses excursions en voiture.

Et l’hiver fuyait. Rien maintenant ne différenciait Lucie des personnes rencontrées. Elle avait les mêmes prérogatives et les mêmes occupations, elle eût pu se procurer également les mêmes plaisirs.

Pourtant cela ne la tentait pas. Si son corps était sauf, son âme était tout endolorie. La tension d’esprit que la multiplicité de ses intrigues exigeait jadis, l’extraordinaire surmenage de toutes ses facultés, puis le contre-coup formidable de sa maladie sur son cerveau, avaient usé les ressorts de son énergie morale. Elle n’aspirait qu’au repos. Quand elle tricotait des bas de laine, elle ne concevait pas de plus charmante distraction. Quand elle se chauffait au soleil, nulle volupté ne lui semblait meilleure. Elle évitait ce qui pouvait l’entraîner à une seconde de souci, ou seulement l’obliger à un assemblage de réflexions. Calculer, combiner, distribuer d’avance ses journées en fractions dont chacune aurait eu son but marqué, tout cela l’eût épuisée comme un travail au-dessus de ses forces. Elle ne voulait pas prévoir les actes qu’elle accomplirait le lendemain. La minute à venir contenait moins de félicité que la minute présente.

À ce régime, que lui dictait un juste sentiment de bonheur, elle trouva la tranquillité, seul baume capable de cicatriser les plaies de son âme. Elle goûta la quiétude des pensées et le calme des rêves.

Un spectacle pourtant lui suggéra de menues méditations.

Elle remarquait souvent au Casino, une jeune femme, blonde, jolie, élégante, entachée, à ses yeux, d’une excentricité trop tapageuse, qu’elle comparait au genre de Mme  Berchon. Cette dame affichait des allures indépendantes. Des hommes lui parlaient. Elle riait. Elle tenait son ombrelle sous les bras, derrière son dos. Visiblement, elle dédaignait les critiques qu’on ne lui ménageait guère.

Lucie fut choquée. Un groupe de personnes âgées auxquelles Mme  Ramel et sa fille se mêlaient quelquefois, la renseigna. Depuis des années, Mme  Chantreuil défrayait les potins de la ville. On savait l’histoire de sa première faute, on n’ignorait rien de la seconde, ni de la troisième, ni de toutes les farces qu’elle se permettait. Elle ne se cachait pas. Elle affichait plutôt le scandale de ses mœurs. Les salons respectables lui étaient fermés.

— Qu’elle est ridicule ! bougonna Mme  Chalmin, indignée de ces fanfaronnades.

Elle ajouta :

— Et le mari, se doute-t-il ?

On répondit :

— Peuh, probablement, mais que voulez-vous ? il y a des enfants.

Le pauvre homme, elle le plaignit. Son nom traînait dans la boue. Chaque vilenie de sa femme l’éclaboussait de honte. On souriait à son passage. Il devinait l’apitoiement des poignées de main et la moquerie insultante de l’intérêt manifesté. Cependant, l’amour de ses enfants le condamnait au silence.

Et soudain cette idée la heurta : Robert, lui aussi, se taisait peut-être par devoir paternel. Il acceptait l’infamie pour que son fils, devenu homme, n’eût pas à rougir de sa mère !

La conscience de sa propre hypocrisie la rassura. Ses péchés ne retombaient que sur elle. L’honneur du mari, l’honneur du nom, restaient saufs.

Malgré tout, elle garda de cet incident une contrariété légère.

Un jour, un monsieur de leur groupe, au Casino, formula :

Mme  Chantreuil n’est pas une exception, toutes les villes possèdent un ou plusieurs échantillons de cette variété. L’ennui provincial est un merveilleux fumier où l’adultère germe spontanément. Et, notez-le, une passion vraie s’y rencontre moins que ces sortes de fantaisies rapides où n’entre que de la curiosité malsaine. Ce qu’il y a d’étrange, chez la plupart de ces femmes, c’est leur besoin de braver l’opinion publique.

Et il ajouta :

— D’ailleurs, dissimulées ou non, leurs frasques sont notoires, vu l’exiguïté des villes et l’importance des papotages.

Mme  Chalmin frissonna. Avait-elle seule réussi, par un prodige d’adresse, à tromper la clairvoyance du monde ? Des bruits circulaient sur son compte, elle ne le niait pas, mais ces bruits avaient-ils un caractère de certitude ? L’absence est mauvaise aux coupables. Leurs crimes se découvrent grâce à la lente fermentation des racontars et des hypothèses. Des coïncidences s’éclaircissent. Les accusations disséminées se rapprochent, s’étayent, forment un tout compact.

D’affreux pressentiments l’envahirent. Elle prévit des accueils froids et des figures glaciales. Elle eut hâte de retourner à Rouen pour tenir tête aux calomnies.

Cette effervescence amena un mouvement de fièvre. Elle se fit d’amers reproches. À quoi bon se tourmenter ? Elle ne retourna plus au Casino.

Et la saison s’acheva sans rien de saillant. Le carnaval désappointa ces dames. Elles assistèrent, d’un balcon, aux batailles de fleurs, puis, d’un autre, aux batailles de confetti. Elles ne s’y amusèrent pas. La gaîté du peuple leur parut grossière et factice.

Le printemps survint. Elles parcourent assidûment la route de Monaco. Les fleurs embaument. Des haies de roses sauvages bordent le chemin. Les oliviers épanouissent leur feuillage délicat et poussiéreux. Des enfants lancent dans la voiture de petits bouquets sales. Lucie se renversait et ruminait des songeries vagues et incohérentes.

À Monte-Carlo, la peur des émotions la chassait des salles de jeu. Elle préférait les concerts.

On dînait parfois au restaurant de Paris. Et l’on revenait le soir. Des clairs de lune argentent la mer. Un doux bruissement de flots monte. Les odeurs sont plus capiteuses. Les sabots des chevaux résonnent plus nettement au pied des hautes montagnes.

Ces dames s’écriaient : « C’est merveilleux… magnifique… une apothéose de féerie. » Lucie s’intéressait au phare de Saint-Jean. Elle étudia les intervalles de lumière et d’obscurité. Et elle prédisait la seconde exacte du changement.

Le départ approchait. Elle ne le désirait ni ne le redoutait. Elle ne se traça aucun plan de conduite. Pas plus que dans son passé, elle ne pénétra dans son avenir. Que serait-il ? Elle n’en savait rien, ne se le demandait même pas. Les projets fatiguent. Trop d’imagination surexcite. L’espérance et le souvenir sont des hôtes perfides. Le bonheur consiste souvent à sécréter de petits rêves, courts, immédiats, positifs, les rêves d’un estomac qui digère facilement, les rêves d’une chair bien portante.