Paul Ollendorff (p. 316-327).

II

Elle éprouva, dès son arrivée à Rouen, l’impression ordinaire des personnes qui réapparaissent après une longue absence. Elle se croyait un phénomène pour les passants. Elle se montra dans les rues principales. Sa présence devait y faire révolution, depuis un an qu’on ne l’y voyait plus ! Elle attribua aux gens qui la saluaient un air ahuri. Et elle se disait : « Voilà quelqu’un qui va parler de moi… bientôt on colportera : « Vous savez, Mme Chalmin est ressuscitée. »

Ce plaisir savouré, un autre le remplaça.

Un matin, comme elle flânait au lit, Robert la pria de s’habiller et de descendre. Elle le rejoignit au plus vite. Ils gagnèrent la cour où donnaient les anciens bureaux de la rue Stanislas-Girardin.

Leur transformation la frappa. Robert ouvrit une porte : elle aperçut un fort cheval de coupé bai-brun, de robe luisante. À côté, une remise contenait un trois-quarts et une victoria.

Elle eut une commotion telle qu’elle en demeurait muette. À la fin, elle s’abattit sur la poitrine de son mari. Ses yeux étaient humides. Tout de suite elle étrenna son attelage par un tour à travers la ville.

La joie de cette nouveauté se maintint plusieurs semaines. Elle inventait des courses qui nécessitaient l’arrêt de la voiture devant les grands magasins. Elle se levait brusquement au milieu d’une visite en s’excusant :

— Vous me pardonnerez, j’ai mon coupé en bas et mon cheval s’impatiente, il est si ardent !

Son chiffre s’étalait, bleu et jaune. Elle trouvait au cocher, très correct en la livrée mastic qu’elle avait choisie, un aspect décoratif. Un coussin capitonnait la banquette du fond. Une peau de bête servait de couverture. Elle connut ce qu’elle appelait les raffinements du luxe.

La réorganisation de sa maison requit toute sa vigilance. L’exemple de Mme Ramel, à Nice, avait fortifié ses aptitudes déjà remarquables, de bonne ménagère. Elle vérifia les comptes de cuisine inscrits durant les mois que son mari avait mangé seul. Elle fut indignée de cet examen.

— Mon pauvre ami, dit-elle à Robert d’un ton protecteur, tu ne t’y entends nullement, on t’a exploité. D’ailleurs, les hommes !…

Elle renvoya la cuisinière. Elle devint plus exigeante avec les domestiques. Auparavant elle craignait de se les aliéner et qu’ils ne démentissent les explications fantaisistes qu’elle avançait à son mari sur ses heures de sortie et de rentrée. Leur témoignage ne l’effrayant plus, elle les rudoya.

Elle se levait tôt, surveillait la toilette des salons et des chambres, touchait de l’index le dessus des meubles pour juger de leur propreté et n’épargnait ni les reproches ni les menaces. Son apathie de Nice, effet du climat et de sa santé détraquée, se résolvait, sous d’autres influences, en un besoin d’action qu’elle satisfaisait notamment dans les menus et multiples détails de son intérieur. Mais sa lutte contre le monde fournissait aussi une besogne sérieuse à son énergie.

Mme Chalmin ne s’était point trompée. Sa réputation avait souffert de l’éloignement. Non que Lucie se fût trahie par quelque imprudence ou quelque atteinte à ses règles habituelles. Ses admirables précautions n’avaient point manqué leur but. Le mal provenait de ses amants eux-mêmes.

Comme Amédée Richard, d’autres s’étaient vantés de leur bonne fortune. Elle avait amené passage Saint-Herbland des hommes qui la reconnurent plus tard et s’enquirent de son nom. On jasa du fameux entresol.

Heureusement, ces indiscrétions jaillirent dans des milieux étrangers au sien. Le cercle de ses relations, la société, n’en recueillit que des échos inconsistants et contradictoires. On n’usait pas de la tournure de phrase formelle : « J’ai vu », mais de celle-ci, moins précise : « Il paraît que ». Et tout de suite les auditeurs se récriaient.

— C’est impossible, vous avez beau dire, vous ne me ferez pas admettre que cette petite Chalmin soit vicieuse à ce point-là.

L’énormité des accusations militait en sa faveur.

Elle n’en dut pas moins combattre la médisance à coups de visites et de politesses. On eût pu savoir l’emploi exact de sa journée, en consultant les diverses personnes entre lesquelles elle la partageait. Son affabilité désarma les prudes les plus récalcitrantes. Le temps acheva sa réhabilitation.

Ainsi s’évanouit un trimestre, mois de transition d’ailleurs, ce qui aidait encore Lucie, par l’espérance du divertissement attendu, à vaincre l’ennui.

En effet, les Chalmin et leur fils partirent pour la Suisse, séjournèrent cinq semaines aux eaux de Schinznach, explorèrent Lucerne, le Saint-Gothard et les lacs italiens.

En octobre, à son retour définitif, il sembla à Lucie que plus rien ne l’attachait à son passé. Dix-huit mois la séparaient de la terrible catastrophe.

Aussitôt l’éducation de son fils réclama ses soins. Il touchait à sa douzième année et ces voyages continuels avaient troublé la régularité de ses études. Elle voulut cependant qu’il entrât en sixième, classe initiale où les élèves des institutions libres suivent les cours du lycée.

La faiblesse de René ne tarda pas à se traduire par des notes médiocres. Robert grogna. Sa femme fut désolée.

Souvent, elle montait au pensionnat, transféré à moitié route de la côte de Bois-Guillaume, trajet qui emplissait une grande partie de son après-midi.

Au parloir elle questionnait l’enfant sur ses leçons et le bourrait de bons conseils.

Un samedi, elle aperçut, parmi les dames, Henriette Berchon qui mangeait des gâteaux avec son fils Maxime. Elle pâlit. Leurs regards se croisèrent. Henriette la toisa d’un air insolent.

— Tu ne m’as pas raconté que Max Berchon était ici, dit-elle à René. En quelle classe est-il ?

— En sixième, maman, comme moi.

— Ah ! fit-elle songeuse.

Elle reprit :

— Le samedi, c’est classement, vous avez vos places en orthographe ?

— Oui, maman.

— Le combien es-tu ?

Il rougit et murmura :

— Vingtième.

Elle eut une grimace :

— Et ton camarade Berchon ?

— Second, maman.

Il lui parut, à cette réponse, que sa rivale lui infligeait un échec personnel. D’autres compositions affirmèrent l’infériorité de son fils. À chaque défaite, elle sentait croître sa rancune.

C’était, entre les deux femmes, un assaut d’impertinences et de puérilités. Elles vinrent quotidiennement, aucune d’elles ne voulant laisser à l’autre le bénéfice d’un dévouement maternel plus démonstratif. Et elles embrassaient leurs enfants avec des effusions croissantes. Les spectateurs s’ébahissaient de leurs élans d’amour.

Lucie ayant remarqué qu’Henriette affectionnait un fauteuil, auprès de la cheminée, le lui déroba. Mme Berchon riposta par un coup d’audace. Elle s’établit devant le foyer, interceptant ainsi la chaleur du feu. Les deux mères alors durent causer à mi-voix, pour ne point se dévoiler mutuellement les graves paroles qu’elles confiaient à leurs progénitures.

Le nombre des gâteaux apportés fut aussi motif à concurrence. Les deux gamins s’empiffraient d’éclairs et de babas.

Mme Berchon gratifia son fils d’une poire monumentale dont les assistants s’émerveillèrent. Le lendemain, Lucie déballait une assiette de meringues. René y gagna une cruelle indigestion.

La neige tombait. Le vent hurlait. La pluie battait. Le verglas luisait sur les trottoirs. Nulle intempérie ne les empêchait d’accomplir leur pieux pèlerinage. La voiture de Lucie lui assura quelques jouissances d’orgueil, mais elle les trouvait bien piètres à côté des satisfactions morales qu’Henriette retirait de son fils.

Une haine démesurée les gonflait, débordait de leurs yeux, donnait à leurs mouvements un aspect agressif. Un choc se produisit.

René se présenta, un jour, en sanglotant. Il bégayait :

— C’est Berchon, maman, c’est Berchon qui m’a tapé.

Mme Chalmin, outrée, essuya ses larmes et soudain elle vit, au-dessus du sourcil, une énorme bosse déjà bleuâtre.

Une colère l’affola et comme le jeune Max entrait, elle courut à lui et le cingla de deux gifles.

— Tiens, tiens, polisson, petite brute.

Une querelle scandaleuse s’ensuivit. Les deux mères, protégeant leurs enfants tapis derrière elles, s’invectivaient. Des injures grossières furent échangées. Elles se convainquaient de turpitudes réciproques. On cherchait à les séparer, mais Henriette, hors d’elle, s’écria :

— Vous savez, Mesdames, cette gueuse qui élève la voix, eh bien, je l’ai chassée de chez moi.

— Vous mentez, dit Lucie, d’un ton faux.

L’autre vociféra :

— Je mens, moi ! écoute, si tu le répètes, je dirai pourquoi je t’ai chassée.

Mme Chalmin eut peur. Elle bredouilla en s’en allant :

— Est-il possible d’inventer de pareilles choses ?

Elle n’osa plus continuer ouvertement ce duel inégal. Elle défendit à son fils de parler à Max.

— Sa mère est une vilaine femme, je ne puis pas t’expliquer cela, tu sauras plus tard.

Vaincue, elle chercha une revanche. Somme toute son désavantage résidait dans les insuccès hebdomadaires de René. Elle le fit travailler, lui servit de répétiteur. Et elle entretenait en elle une rage si violente et si opiniâtre que ce zèle persista.

Certains côtés paresseux de son caractère se modifièrent. À huit heures quand René rentrait, elle lui corrigeait ses devoirs français, lui serinait ses leçons, vérifiait l’exactitude de ses problèmes. L’enfant s’endormait. La mère, infatigable, veillait.

Elle apprit à lire le grec. Le matin des compositions de mémoire, elle se levait à cinq heures et, une dernière fois, lui racontait les prouesses de Cyrus et d’Alexandre, ou lui redisait les principaux fleuves d’Asie.

À ce régime, René, d’intelligence assez vive, progressa. Il réussissait principalement en calcul, en histoire naturelle, en physique. Il ne « mordait » pas aux belles-lettres. Cette différence bien tranchée prouvait une vocation réelle. Sa mère ne s’y trompa point. Elle le sacra aspirant à l’École Centrale et ingénieur.

De doux projets la bercèrent.

Enfin, René dépassa son rival en arithmétique, puis en botanique. Lucie goûta des joies ignorées. Son aversion en fut affaiblie. Elle redoubla d’efforts. René se maintint à un rang très honorable. Maxime cependant gardait sa prépondérance.

Cet hiver-là les Chalmin reçurent beaucoup. On ne doit pas se laisser oublier. Ils se libérèrent de tout un arriéré de politesses à rendre. Robert proposa même une soirée avec la « tête » obligatoire et le déguisement facultatif.

Depuis longtemps il rêvait de se costumer en don Quichotte, travesti qui siérait à sa longue taille, à ses moustaches et au caractère général de son individu.

— Ce bougre de don Quichotte, disait-il souvent, je le vois si bien, j’entrerais si profondément dans la peau de mon bonhomme !

Il se munit d’un Cervantès à gravures coloriées et ils le compulsèrent sans relâche. Une divergence d’opinion les divisa. Chalmin optait pour un don Quichotte cuirassé, botté, casqué, armé de sa lance et de sa rapière. Lucie préférait le héros sous un aspect plus gracieux, galant, pomponné, en pourpoint de soie.

Robert transigea. Il adopta le satin, les rubans, les crevés, les bouillonnés. Mais à aucun prix il ne voulut sacrifier la lance et le casque à salade.

— Tout le bonhomme est là, ma chère, supprime les accessoires, et il n’existe plus.

La réussite de ce bal dépassa leurs prévisions. La haute société de Rouen y afflua. Lucie, en bohémienne, conquit tous les suffrages. Parmi les cavaliers inscrits sur son carnet de danse, elle compta quatre de ses anciens amants. On loua sa tenue et son tact.

Robert fut un don Quichotte désopilant, superbe de désinvolture et de fantaisie. Il se tailla un gros succès.

Les préparatifs de cette fête et le prolongement de surexcitation qui en découla absorbèrent Mme Chalmin pendant quelques semaines.

Un événement approchait qui continua la série de petits plaisirs et de petites occupations dont se contentait son activité. Son fils allait faire sa première communion.

Le dimanche elle le menait à la grand’messe et aux vêpres, corvées où elle ressentait un ennui incommensurable et la volupté du devoir accompli. Mais peu à peu des émotions convenables la pénétrèrent. L’encens la grisait. La majesté de la cérémonie, l’ampleur des voûtes, la voix du prêtre, le rhythme des chants sacrés l’écrasaient de respect. Elle vénérait son fils, cet être pur, cette âme blanche, son fils, semblable à l’agneau sans tache dont parlait le prêtre au catéchisme.

Elle courut les magasins pour les emplettes nécessaires et elle ne lésinait pas, jugeant que rien n’était digne de lui. Elle refusa les cadeaux qu’on voulait lui offrir. Elle désirait tout acheter elle-même. Avec quelle piété elle choisit le livre de messe en cuir de Russie noir et le chapelet aux grains de lapis cerclés d’argent !

Le grand jour arriva. René lui parut adorable dans son uniforme bleu à veste courte, cintrée à la taille et ornée d’une double rangée de boutons d’or. Un ruban blanc aux franges étincelantes entourait son bras.

À la dernière minute l’enfant s’accusa d’avoir omis un péché. Il sanglotait. Il fallut le conduire au confessionnal. Ce scrupule ravit sa mère.

L’église resplendissait de clarté. Les orgues versaient des ondes d’allégresse. Du soleil illuminait les vitraux. Lucie, agenouillée, priait, le cœur fervent.

Des théories de garçons défilèrent devant la Sainte Table. Elle aperçut son fils qui marchait, la tête basse, le dos recueilli. Elle se prit à trembler. Elle répétait :

— Oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu !

Il se courba, mit la nappe sous son menton. Le prêtre agita l’hostie divine. Lucie pleura.