Paul Ollendorff (p. 274-297).

XII

Cette succession d’intrigues et les soins que Lucie prenait pour les dissimuler, donnèrent à sa vie une intensité fiévreuse.

Des abattements de femme jadis la clouaient à la maison, en cheveux, à peine débarbouillée, attifée de quelque vieux peignoir graisseux et déchiré. Elle ne se les toléra plus. Pas une minute n’était gaspillée. Entre deux rendez-vous elle allait gentiment tenir compagnie à Robert, le taquinait, lui retirait sa plume de la main, bouleversait son bureau, vidait les tiroirs et les casiers, feuilletait les gros livres à encoignures de cuivre.

— Je suis certaine que tu caches des lettres de femme. Oh ! tu sais, si je te pince, j’en fais autant.

Il souriait de son air bon :

— Lucette, ma petite Lucette, vrai, je ne te vois pas me trompant.

— Mais si tu me trompes ?

Il avait si peur qu’un injuste soupçon la fît souffrir qu’il répondait d’un ton solennel :

— Dicte-moi le serment qui te plaira, Lucie, et je jurerai que je suis digne de toi.

Jamais, lui, le doute ne le hantait. La façon dont il jugeait sa femme était ancrée en son cerveau comme une idée fixe ; seul pouvait la détruire le témoignage de ses yeux. Il la voyait encore ainsi qu’il se l’était, dès le début, représentée, sans examen sérieux, avec les faibles renseignements que lui fournissait son esprit peu scrutateur. Il n’avait pas songé, depuis son mariage, à réformer son appréciation, ni même à la contrôler.

Lucie, d’ailleurs, ne se départissait jamais envers lui de la prudence la plus rigoureuse. Connaissant sa ponctualité et ses habitudes méthodiques, elle s’arrangeait en sorte qu’il la retrouvât toujours en peignoir et en pantoufles, un ouvrage à la main. Un accueil sans cesse aimable et des effusions habilement espacées, le maintenaient dans son incurable aveuglement.

À cette époque, la sœur de Robert, Mme Vatinel, mariée à Lisieux, envoya son fils Louis finir ses classes au lycée Corneille. C’était un enfant timide, rougissant. Son uniforme de collégien ajoutait à sa gaucherie. Élevé par des prêtres, sous la tutelle impérieuse de sa mère, il ne s’accoutumait pas à l’indépendance relative dont il jouissait. Le dimanche, aussitôt libre, il accourait chez ses parents.

Robert qui, justement, allait à la chasse, pria sa femme de le traiter avec affection. Obéissante, elle le combla de ses prévenances. Des aliments substantiels le réconfortaient, la gaîté de sa tante le mettait à l’aise. Lucie lui imposait la débauche d’un verre de cognac et d’un cigare.

Mais son rôle de bonne hôtesse la poussa plus loin. Et, pour le distraire, elle servit à ses yeux des coins de peau. Louis, croyant à des inadvertances, tournait la tête.

Cette discrétion aiguillonna Lucie. Un jour qu’il faisait jouer René dans la pièce voisine, elle lui cria de venir. Au moment où il entrait, elle sautait de son lit, les jambes nues. Elle dit simplement :

— Ah ! je pensais que le verrou était mis.

Elle dédaigna toute réserve, lui montra son corps, morceau par morceau. « Le busc de mon corset me blesse, aide-moi, veux-tu ? » La chemise tombait, découvrait la poitrine. Des troubles assaillaient l’enfant, mais il ne devinait pas le désir de sa tante, et il craignait qu’elle ne s’irritât d’un mot ou d’un geste.

Alors, exaspérée de cette timidité, elle le prit.

Trois dimanches consécutifs, elle recommença. Louis s’abandonnait. Mais le quatrième, comme il implorait ses caresses, elle le rudoya. Cela l’ennuyait. L’enfant l’aimait. Il fut malheureux.

Elle ne le sut pas. Dévoré de remords, il cachait sa passion comme une honte. Il volait les vieux gants et les fleurs fanées. Avec des cheveux pieusement arrachés au peigne de sa maîtresse, il se fit tresser une bague dont le prix absorba ses économies. Il se fortifia dans l’étude du dessin, et il tâchait de confier à un bout de papier furtif une ressemblance qui le fuyait.

Comme auparavant, Lucie n’attachait aucune valeur à sa présence. Sans intention méchante, elle laissait ouverte la porte de son cabinet de toilette. De loin, les yeux pleins de grosses larmes, il contemplait cette chair blanche, désormais inaccessible. Une fois, comme Lucie raillait les manches trop courtes de sa tunique, il s’abattit sur elle et il sanglotait :

— Tante, tante, ne vous moquez pas, j’ai du chagrin.

Elle le consola, et elle se disait en elle-même :

— Est-il bête d’être susceptible à ce point-là, ce gamin.

Il négligea ses devoirs, eut de mauvaises notes, et ses joues se creusèrent. Sa mère lui enjoignit de boire du quinquina.

Lucie, cependant, compliquait ses aventures en les entremêlant. Elle voulait même s’épargner les intervalles qui les divisaient, transitions critiques où elle souffrait comme d’un manque d’air ou de nourriture. La satisfaction d’avoir beaucoup d’amants n’équivaut pas à celle d’en avoir beaucoup à la fois. Ce dernier plaisir, en outre, contient le premier. Il lui fallait, selon son expression, « du pain sur la planche ».

Derrière un étudiant en médecine, d’une famille de paysans, elle grimpa, rue Malpalu, un escalier noir et nauséabond dont les murs suintaient. Une corde formait la rampe. Le palier du sixième étage servait de chambre au pauvre garçon. Une cloison mal jointe l’isolait. Lucie avisa des toiles d’araignée. Elle voulut repartir. Mais il la retenait par sa robe et il la supplia si humblement qu’elle en eut pitié. En se livrant, il lui sembla qu’elle donnait l’aumône. Au-dessus d’elle une lucarne découpait un rectangle de ciel nuageux. Il pleuvait. Et des nappes d’eau glissaient en s’élargissant le long des vitres. Elle s’en alla, légère, comme après une bonne action.

Du reste, elle se composait souvent des excuses de ce genre. À Dieppe, où les Chalmin retournèrent, la compassion la jeta aussi dans les bras d’un sourd-muet. Elle visitait un atelier de sculpture sur ivoire. On lui présenta un grand jeune homme brun qui travaillait là pour se distraire. À l’aide d’une ardoise elle l’interrogea. Il écrivit qu’il était très triste et qu’il demeurait seul, rue de l’Entrepôt. Quelle chose affreuse ! Et quelle charité ce serait de lui offrir spontanément des joies inoubliables ! Elle n’y résista pas. Des émotions généreuses et des impressions nouvelles la rémunérèrent de ce dérangement. Elle ne prévit pas le désespoir de l’infortuné, dont le bonheur fut sans lendemain.

Elle eut aussi un poitrinaire. Bien des larmes payèrent le caprice de Lucie.

Et elle eut, toujours par commisération, un petit soldat, un pioupiou de la caserne de Bicêtre. Elle lui apportait, dans un garni, des gâteaux, des brioches, des tablettes de chocolat. Il les avalait comme un affamé. Et il mâchonnait :

— T’es une chouette femme, t’as vu qu’j’étais d’la classe.

Il réclama de la viande. Elle obéit. Il mangeait sans cesse, indéfiniment, des pâtés, du veau, du poulet, du porc. À la caserne il rabâchait de sa « connaissance », « eune borgeoise qui le régalait ». Un de ses pays lui dit :

— T’es un blagueur, Vitcoq, c’est une roulure.

Vitcoq se fâcha tout rouge.

— Mon vieux cochon, j’te parie cinq litres qu’c’est eune borgeoise. T’as qu’à v’ni avé moi, pardine.

Mais au jour fixé, il redouta les reproches de Lucie, et pour s’étourdir, il entraîna son camarade chez un mastroquet. Une heure après, ils arrivèrent en titubant dans la chambre. Et Vitcoq bégayait : « C’est mon bleu, un pays qu’a parié qu’t’étais eune roulure. »

Mme Chalmin s’enfuit.

Une seule liaison se distingua de ces intrigues de trottoir.

Robert ramena de Paris un de ses anciens amis, un compositeur qui se condamnait à la solitude afin de terminer un travail pressé. Henri Blachère loua une bicoque et un jardin, rue de Sébastopol. Il dîna un lundi chez les Chalmin. Le mercredi il fit visite à Lucie. Le jeudi elle la lui rendait.

Il ne la posséda pourtant pas à cette première entrevue. Très épris des femmes, il aimait causer avec elles, surprendre quelque chose de leurs pensées, un peu du mystère que recèlent les plus simples. Il questionna beaucoup sa visiteuse.

Lucie qui, maintenant, se privait de toute confidence imprudente envers les inconnus que le hasard lui envoyait, subit sa crise d’expansion. Elle narra son passé, à peu près véridiquement. Les épisodes fluaient.

Henri restait confondu, l’esprit tumultueux. Il ne s’expliquait pas cette créature complexe. Un problème surtout le hantait.

— Pourquoi donc avez-vous des amants ?

— Mon Dieu, s’écria-t-elle en riant, parce que…

Elle s’interrompit, ne sachant que répondre, comme un marcheur s’arrête soudain devant quelque abîme insondable.

Il insinua :

— Votre mari, peut-être ?

Elle dit vivement :

— Oh ! non… c’est plus fort que moi, c’est si amusant !

Elle lui laissa un souvenir pénible. Il ne put travailler. Une inquiétude lui crispait les nerfs. Il s’ingéniait puérilement à déchiffrer ce caractère au moyen des indications superficielles qu’il détenait. Une soirée fiévreuse l’épuisa.

— Bah ! conclut-il en s’endormant, à quoi sert-il de se creuser la tête ? Ce sera une exquise maîtresse, et demain je ne la manque pas.

Mais une déconvenue cruelle l’attendait. Soit lassitude physique, soit plutôt excès maladif d’imagination, ses sens le trahirent. La peur de défaillances analogues provoqua fatalement d’autres échecs. Malgré ses efforts et la délicatesse de Lucie, il ne put la prendre.

Elle l’intimidait. Avec une courtisane, on se rit d’un insuccès puisqu’on la paye. Avec une mondaine, on le dissimule sous un prétexte quelconque. Mais elle, cette courtisane du monde, elle savait tous les stratagèmes. Tant d’hommes avaient exécuté pour elle l’acte d’amour ! Il craignait ses yeux clairvoyants, son expérience de rouée, les multiples comparaisons qu’elle pouvait évoquer. Et il sentait que son impuissance était irrémédiable.

Il voulut alors projeter de la lumière dans cette obscurité où grouillait l’univers des causes et des motifs révélateurs. Il espérait détruire les formidables obstacles qui empêchent deux êtres, nouveaux l’un à l’autre, de s’étreindre l’âme, et, dans son cas, de mêler leurs corps. La femme que l’on rencontre paraît si lointaine, si ténébreuse, si étrangère. Puis le « peu à peu » de la vie commune vous la rend simple et naturelle. Et l’on se demande où est l’énigme dont on s’épouvantait. Il semble que le frère et la sœur, que l’épouse et l’époux, que de vieux amants se pénètrent tellement bien ! La gêne s’abolit. Rien ne déroute.

Il tenta l’épreuve. Il étudia. Mais la difficulté de sa tâche grandissait à mesure que s’accumulaient les découvertes.

D’ailleurs la perfidie de Mme Chalmin l’égarait. D’un mot elle démolissait l’existence qu’elle s’était bâtie. À telle heure elle déplorait la funeste sensibilité qui la perdait, et flanquait chacune de ses fautes d’une excuse vraisemblable, entraînement, trahison de son mari, pitié pour celui qui l’adorait. À telle autre elle l’écrasait d’histoires fantastiques et se targuait des pires bassesses, accomplies froidement, sans d’autre raison que son bon plaisir.

Finalement il douta de ses moindres paroles. Disait-elle la vérité, ou l’altérait-elle ? L’accent, lui, ne changeait pas, une perpétuelle candeur l’imprégnait. Même en glorifiant sa vertu, tout au plus maculée de deux ou trois peccadilles, elle affirmait avec la même ingénuité.

— Au résumé, déclara-t-il, elle ment toujours, mais elle est toujours sincère.

Quelle base mouvante qu’une telle constatation pour élever l’édifice d’un jugement ! Et à quelles piètres découvertes il aboutit après un mois de patient examen !

Elle n’avait pas de sens : ses contorsions et ses spasmes étaient factices, elle singeait des ardeurs immodérées parce qu’elles illustrent la femme capable de les éprouver.

Elle n’avait pas de cœur : elle n’aimait ni son mari, ni son fils, ni ses amants.

Ce n’était pas une inassouvie, une chercheuse, courant comme certains êtres, après une sensation jamais atteinte. Non. Elle voulait simplement jouir du présent. Chaque aventure la contentait. Elle ignorait la rancœur et le découragement de ceux qui ne peuvent étreindre leur rêve.

Malgré toute apparence, elle n’était pas vicieuse. On l’avait corrompue ou plutôt elle avait exigé qu’on la corrompît. Néanmoins son tempérament demeurait sain et réfractaire aux perversions. Sa conduite ne provenant ni d’appétits physiques, ni de besoins tendres, ni d’une recherche de jouissances raffinées, quelles forces la dirigeaient ?

L’orgueil d’abord, l’orgueil de sa chair : ses yeux vous guettaient, mendiaient un geste d’admiration ; dégrafer son corsage devant un inconnu lui procurait une joie si aiguë qu’elle devait nécessairement en désirer le retour.

Puis une réelle dépravation morale, léguée par son père, cultivée par M. Bouju-Gavart, et s’accroissant de chaque vilenie commise. Elle ne discernait plus la valeur de ses actions. Elle ignorait absolument sa déchéance. Dans la rue, dans un lieu public, elle comptait ceux qui l’avaient possédée, et de leur quantité souriait fièrement.

Enfin, surtout, l’ennui. La province est fastidieuse. Une femme jolie, séduisante, douée d’un mari quelconque et d’instincts maternels ou religieux peu développés, succombera. Quelles distractions pourraient l’en empêcher ? Nous avons tous en nous un vide immense, un abîme qu’il nous faut éternellement remplir. Les uns labourent la terre, d’autres prient, d’autres écrivent, d’autres voyagent, comblant ainsi les heures terribles, les heures où l’oisiveté est un fardeau. Lucie, elle, prenait des hommes.

« Et puis, quoi ? se dit Blachère, en sais-je plus long ? Ces quelques motifs suffisent-ils à expliquer les vingt ou trente amants qu’elle se prête ? Comment la définir ? Une hystérique morale ? Cependant elle n’a rien de la névrosée moderne, aucun symptôme morbide, ses nerfs ne vibrent pas, et c’est justement une équilibrée, cette créature, une grande équilibrée. »

Il s’avoua vaincu. Tout être reste un mystère pour son prochain. On débrouille un côté de l’écheveau, l’autre s’embrouille. Il est des contradictions déconcertantes. Il est des mobiles lointains, invisibles, qui paralysent les plus récents, et qui mettent en jeu des pensées et condamnent à des actes en opposition flagrante avec le caractère présent. Un petit fait insignifiant, oublié, enseveli sous le tas des événements postérieurs, détermine, à un moment donné, une explosion de courage chez le lâche, de poltronnerie chez le brave, de vertu chez la femme dépravée, de vice chez la femme honnête.

De ses observations il tira cette unique certitude : Lucie était heureuse. Sa vie coulait comme un fleuve puissant. La surface en frissonnait parfois, nul désastre n’en atteignait les profondeurs mornes. L’essence même de cette âme tourmentée restait inaltérable. Rien ne prévalait contre son indifférence. Rien ne troublait longtemps la santé superbe de cette nature. Elle n’était point susceptible d’une affliction durable. Elle n’aimait, ni ne jouissait, ni ne souffrait, elle croyait aimer, jouir et souffrir.

En révolte contre le monde, elle était en accord avec elle-même, avec ses instincts et ses penchants, avec la fatalité de sa chair curieuse et de son esprit perverti, également aussi avec ses besoins extérieurs d’honorabilité. Les circonstances, jeunesse, beauté, fortune, indépendance, favorisaient une harmonie continue entre ses aspirations et ses actes, et cette harmonie lui constituait une sorte de bonheur indestructible.

Ce bonheur émerveillait Blachère. De quelle bourbe le tirait-elle ? Par quel miracle pouvait-elle le savourer ? Il lui fallait son cerveau, spécialement organisé en vue de cette existence, et son corps, insensible à la fatigue et aux intempéries, pour qu’elle ne devînt ni folle ni malade. Il fallait sa souplesse pour se plier aux manies respectives de tous ces êtres. Il fallait surtout son hypocrisie géniale pour mener cette existence et pour que le monde ne la connût point.

C’était là son arme de défense la plus efficace, dans son extraordinaire duplicité, dans la fourberie de son regard, de sa bouche et de son sourire, dans la fausseté de sa marche et de ses manières, dans la trahison de ses vêtements modestes, dans les grimaces de son affection de mère et d’épouse. Incessamment, sans une minute de repos, elle jouait un rôle. Elle gardait un éternel travestissement, un masque soudé à son visage. Comédie indispensable, car la lutte n’était point seulement entre elle et son mari, entre elle et ses amants, mais entre elle et toute une ville. Et cette ville, méfiante et mauvaise comme les villes de province, elle la dupait, elle la bafouait.

Quelle force dangereuse qu’une telle femme ! À juste titre, Blachère se considérait comme le seul être intelligent qui eût approché d’elle. Les autres l’avaient désirée, jamais ils ne s’étaient enquis du problème qu’elle offrait. Ils ne pouvaient donc deviner les périls de son intimité, ni même en pâtir.

Mais lui, des quelques notions récoltées, une peur effroyable l’envahissait. L’atmosphère qu’elle dégageait, il la sentait abêtissante, meurtrière. La volonté la plus virile se dissolvait, comme désagrégée par le poison de ses yeux et de sa voix. C’était la femelle, dévoratrice des pensers mâles, la brute hostile aux nobles conceptions. Ses idées le fuyaient. Tout travail devenait une torture. Il ne dormait pas. Sa peur grandissait, et la vision des lâchetés et des capitulations probables où l’avenir le réduirait, rendait ses angoisses intolérables. Il s’en alla.

Son départ soulagea Lucie. Blachère lui absorbait inutilement un temps précieux. La route était longue, rude. Elle la parcourait souvent. Autant de journées perdues. Elle se rattrapa. Tout d’abord, elle voulut remédier à un inconvénient dangereux.

Bien que répugnant à fréquenter les mêmes hôtels, elle devait violer parfois cette règle. Ainsi, aux Deux-Œillets, le patron la saluait comme une habituée. Elle entendait les bonnes chuchoter. « Voilà la dame du 3. » Et invariablement, on lui ouvrait la porte de ce 3, la chambre d’honneur, dont on réservait aux hôtes de marque les rideaux vert pomme, le papier rose et le lit d’acajou. Que le hasard y menât une personne de ses relations, elle se trouvait compromise.

Son salut exigeait donc un appartement privé, dans un endroit convenable et assez central pour que sa présence assidue n’y parût pas insolite.

Après avoir battu divers quartiers elle fixa son choix sur le passage Saint-Herbland. Il communique avec deux rues importantes et se brise en angle droit vers le milieu, sécurités appréciables. Une visite à M. Lesire paya les premiers frais. Le vieillard consentit même à ce qu’on mît le local sous son nom.

Lucie, dorénavant, fut chez elle. Nul péril ne la menaçait. Le passage est un peu sombre. Elle entrait par la rue de la Grosse-Horloge, sortait par la rue Grand-Pont. En face de son escalier, se développait l’étalage d’un bouquiniste sans cesse plongé dans la lecture de ses livres.

L’entresol se composait de deux pièces, un petit salon et une chambre. Elle les arrangea gentiment, grâce aux largesses et à la complaisance de M. Lesire, qui servait d’intermédiaire entre Lucie et le tapissier. Les murs, les parquets et les plafonds furent recouverts. Une armoire renferma du vin et des liqueurs. Elle multiplia les glaces.

Combien de fois elle eut à se féliciter de sa décision ! Que de temps gagné ! N’avait-elle qu’un rendez-vous ? Elle l’expédiait en deux heures, et disait à Robert :

— J’ai à peine pris l’air, aujourd’hui, j’étais moulue.

Plusieurs engagements la liaient-ils ? Elle les tenait aisément, sans galoper d’un bout de la ville à l’autre. Au premier favorisé, elle soupirait :

— Hélas ! il faut que tu me quittes, mon ami, j’ai des courses importantes.

Vingt minutes après, le second arrivait. Elle lui mesurait sa part d’entrevue, puis le congédiait avec une excuse analogue. Ainsi du troisième.

— Un vrai salon de consultation, ricanait M. Lesire, que Mme Chalmin régalait de ses confidences, on s’y succède ; l’avantage, c’est qu’on n’attend pas.

De ce « sanctuaire » elle écarta les messieurs de son monde et tous ceux dont elle se supposait connue. Les élus comptèrent parmi la population flottante, représentants de commerce, voyageurs, capitaines de navire, artistes en tournée. Des gens en résidence, elle n’accepta que les professeurs, les officiers ou bien les individus d’un autre milieu que le sien, petits bourgeois, commis de magasin, boutiquiers, clercs de notaire.

N’habitant Rouen que depuis son mariage, ne se tolérant aucune allure excentrique, elle n’avait pas l’incommode notoriété d’une Rouennaise. En outre de faux noms déguisaient sa personnalité, et diverses fables, appropriées à chacun, dépistaient la malveillance.

Ce fut un bizarre défilé des types les plus disparates. Il y eut un Suédois, un ténor, un sous-préfet, un prêtre défroqué, un manchot, et tout cela pêle-mêle, au hasard des rencontres.

Le seul prix de ces intrigues, d’ailleurs, résidait dans les contrastes. Envisagées séparément, elles étaient monotones et banales. Tout au plus, pourrait-on citer un trésorier-payeur, à qui elle soutira un billet de mille francs, un employé télégraphiste qui la battit, un malheureux président de chambre sur qui elle se vengea, et un monsieur « très bien » qui lui emporta toutes ses liqueurs, la pendule et différents objets.

Et toujours il en venait d’autres.

— C’est un lit de rivière que ta couche, disait M. Lesire, l’eau passe, passe, se renouvelle, le lit reste identique.

Aux jeunes et aux vieux, aux beaux et aux laids, aux riches et aux pauvres, elle se livrait avec la même insouciance et la même gaîté. Elle en ramassait à tous les coins, les amenait à de rapides colloques sous quelque porte cochère ou dans quelque rue déserte, les entraînait jusqu’au passage Saint-Herbland.

La poursuite et le déshabillage surtout la passionnaient, la fin l’ennuyait. Aussi les liaisons étaient-elles brèves.

Mais d’autres et d’autres encore se nouaient, se mélangeaient comme des mailles de chaîne qui s’entrelacent par groupes. Pour en former davantage, elle tranchait les anciennes, les vieilles de sept ou de huit jours. Qu’un aspirant se présentât et qu’elle n’eût plus une heure disponible, il fallait lui trouver une petite place. Qui supprimer ? Elle consultait la liste actuelle ; tous ceux qui la composaient, elle ne s’en souciait guère. Un expédient la tirait d’embarras, elle sacrifiait le premier en date.

Et d’autres arrivaient, s’emparaient d’elle, et disparaissaient, comme des vagues qui roulent, s’abattent et s’évanouissent. Et ils ne laissaient pas à la mémoire de Lucie des traces plus profondes que n’en laissent aux galets les vagues défuntes.

Et d’autres têtes s’assoupissaient sur l’oreiller commun, d’autres yeux se fixaient sur sa nudité, d’autres jambes s’allongeaient auprès des siennes, d’autres oreilles entendaient ses râles. En un mois, la liste se modifiait entièrement.

— Combien de « clients » cette semaine ? demandait M. Lesire.

Elle disait un chiffre. Il s’exclamait :

— Tu es insatiable, c’est effrayant ce que tu consommes.

En un moment de surexcitation, elle cria fièrement :

— Je voudrais dix corps pour pouvoir les donner tous à la fois !

Elle vivait en une sorte d’inconscience, d’état hypnotique. Une demi-douzaine d’idées et de sensations immuables constituaient la totalité de ses phénomènes psychiques. En dehors des combinaisons nécessaires à ses aventures et sa sécurité, elle ne pensait plus. Sauf des impressions d’orgueil, elle n’éprouvait rien. La volupté lui semblait fade.

Mais un bonheur profond la pénétrait. Et ce bonheur adhérait tellement à son âme, s’infiltrait si subtilement dans le sang de ses veines, s’amalgamait si intimement avec les atomes de sa peau, avec les molécules d’air qu’elle respirait, avec ses rêves et ses souvenirs, qu’il ne comportait même pas les désillusions passagères et les rancœurs habituelles.

Elle était heureuse comme on est pourvu de bons poumons, d’un bon estomac, d’un bon foie, sans qu’elle le sût, sans qu’elle agît jamais en vue de garder ce bonheur. Toutes ses facultés trouvaient leur emploi. Elle pouvait vivre la vie qu’exigeait sa nature actuelle. Elle assouvissait ses désirs. Elle ne souhaitait pas plus que la destinée ne pouvait lui accorder. Elle était heureuse.

Les événements extérieurs ne la troublaient point. Elle remplissait ses devoirs sociaux ponctuellement et machinalement. Rien ne l’intéressait.

Ainsi, un dimanche matin, son neveu, Louis, d’un ton ferme, lui proposa :

— Voulez-vous, tante, encore une fois, la dernière ?

Elle ne perçut pas son émotion. Elle médita. Un rendez-vous la réclamait. Elle répondit :

— Non, j’ai des courses. Et puis, maintenant que nous l’avons fait, ce n’est plus drôle.

L’enfant, l’après-midi, se glissa chez une cocotte, la maîtresse d’un ami. Il tomba malade. On le chassa du lycée. Robert, indigné, écrivit à sa sœur, Mme Vatinel. Louis reçut l’ordre de partir.

Il tendit le front à sa tante.

Elle ricana :

— Allons, adieu, soigne-toi bien.

L’enfant pleura. La mère, là-bas, la mère pieuse, souffrit beaucoup.

Ce fut le seul amour sincère que Lucie eût inspiré.

Elle ne s’en douta jamais.

Elle ne voyait point ce qui l’entourait. Sa béatitude mettait un nuage commode devant ses yeux. Un mendiant eût vainement imploré son aumône. Elle ne discernait dans la rue que les hommes attachés à ses pas, comme des chiens haletants.

Et ces hommes croissaient en nombre. Le catalogue s’enrichissait. Les pages s’ajoutaient aux pages. La simple énumération de ses conquêtes flattait sa vanité. Elle acceptait, acceptait toujours. Partout elle s’abandonnait, dans son entresol quand les circonstances le permettaient, sinon dans les hôtels borgnes, dans les auberges de campagne, dans les fiacres, dans les bois, dans les blés, sous le soleil ou sous la pluie, sur des draps ou sur de la boue.

C’était la folie de l’adultère, une démence où jamais ne la quittait son sang-froid, où jamais elle n’oubliait ses sages calculs.

Elle eut des caprices d’une heure, elle eut des liaisons de dix minutes. Elle choisit le bureau de son mari pour se livrer au caissier. Son domestique la posséda.

Et son bonheur continuait imperturbable.


Elle tomba enceinte.


De qui ? Elle compta. Elle pouvait hésiter entre cinq ou six concurrents. La prudence de son mari l’exemptait, seul, de tout soupçon.

Elle passa quelques jours d’angoisses affreuses. À quel parti s’arrêter ? Avouer ? S’enfuir ? Une idée la hanta, la domina. Elle résolut l’avortement.

Elle courut chez un de ses anciens amants, le docteur Danègre. Il refusa, mais, à mots couverts, par bribes, lui fournit l’adresse d’une sage-femme.


Jamais elle n’accumula tant de précautions. Elle sautait de voiture en tramway. La tête basse, les yeux à l’affût, elle se dissimulait derrière une ombrelle habilement manœuvrée. La chaleur était suffocante. Pourtant une sueur glacée lui mouillait le dos.

Après d’habiles détours, elle enfila une rue presque déserte. Une enseigne lui indiqua la maison.

Elle subit, sans l’entendre, le cours de morale dont la femme la gratifia et consentit, sans les débattre, à de fabuleuses conditions. Ses idées tourbillonnaient. Elle n’osa même pas exiger les soins de propreté que Danègre lui avait prescrits comme indispensables. Elle avait peur. Le fauteuil où elle s’étendit lui semblait un chevalet de torture. Elle se trompait. La souffrance fut tolérable.

Elle revint à pied. Quelle étape douloureuse ! Elle chancelait. Un poids la tenaillait à l’intérieur, qu’elle s’imaginait le poids d’un objet déplacé et suspendu à des fibres saignantes. Courageusement elle traînait ses jambes alourdies, comme gonflées. À la fin, la blessure se précisa. Ses oreilles bourdonnèrent. Prise d’un étourdissement, elle dut se réfugier dans une boutique où on lui ingurgita du vulnéraire.

Le soir et le lendemain, elle eut encore plusieurs crises qu’elle réussit à dissimuler. Ce fut seulement le deuxième jour que s’opéra la délivrance.

Elle ne voulut d’autre médecin que Danègre et prétendit que la vue de son mari la tourmentait. Robert se retira.

Une heure plus tard, le docteur le rejoignit et lui dit :

— C’est une simple hémorrhagie, j’espère qu’elle n’aura pas de conséquences.

Mais, le quatrième jour, un frisson terrible la parcourut. Ses dents claquaient, ses membres s’entre-choquaient. Le tremblement dura deux heures.

Danègre reconnut les symptômes de la péritonite. Épouvanté, Robert bégaya :

— Vous répondez d’elle ?

Il hocha la tête :

— Est-ce qu’on sait jamais !