Du même à la même.
Oucques, 6 décembre.

Madame,

Nous voilà encore échappés, et comme qui dirait en paradis. M. André ne va pas plus mal, malgré les grandes fatigues et le froid, et quand j’aurai expliqué à madame le bonheur qui nous arrive, elle verra qu’elle peut maintenant être tranquille sur son compte. Mais il me paraît légitime, ayant du temps, de reprendre de plus haut.

D’abord notre nuit n’a pas bien fini, à Coinces, où j’avais pu faire coucher M. André. Sur les cinq heures du matin, voilà une panique partout parce qu’on crie : L’ennemi ! l’ennemi ! Vivement j’attelle, je charge, et me voilà roulant à travers champs, car la route était si encombrée qu’on n’avançait autant dire pas. M. André souffrait plus que la veille, disait-il, et cela me faisait grand’pitié de cahoter tant que cela ce pauvre jeune monsieur ; souventes fois, je lui ai proposé de rester où nous étions, n’importe ce qui arriverait, lui assurant que pour moi, cela m’était parfaitement indifférent de me trouver prisonnier. Mais M. André avait grand courage, il me disait : « Roulez, Barbier, roulez, nous arriverons une fois, et je ne penserai plus au mal, au lieu que si vous me laissez prendre, ils m’emmèneront en Allemagne, et il n’y aura plus moyen de servir. » Madame comprend que je n’avais guère la tête à revoir M. André soldat, mais comme c’était son idée et que cela seul le maintenait, j’avançais tant vite que possible.

Il faut dire à madame que j’étais au courant qu’une ambulance était établie à Ouzouer-le-Marché et que j’avais hâte que les pansements fussent refaits. Mais la question était qui y arriverait le plus tôt, de nous ou des autres, car le canon ne cessait pas une minute et personne ne résistait pour l’instant. Tout le monde se poussait sur la route et roulait comme un fleuve d’eau, une vraie débâcle, quoi ! Bien peu ont pu faire comme nous dans une pareille journée et attraper Ouzouer avant le soir, mais quand nous l’avons atteint j’aurais voulu le canon pour ne pas entendre comme M. André plaignait. C’était pourtant là que la chance allait nous revenir.

J’arrête où je vois un grand drapeau qui n’est pas tricolore, madame doit savoir, et j’explique mon cas à un jeune homme qui se trouvait là. « De Vineuil ! qu’il me dit, lequel donc ? » et le voilà qui s’en vient regarder mon pauvre jeune maître qui faisait peine. M. André le reconnaît, il paraît que c’était un camarade, mais je ne peux pas écrire le nom à madame faute de savoir comment.

Toujours est-il qu’il appelle du monde, qu’on me descend M. André avec bien de la douceur, qu’on le couche, le change et le restaure que c’était un plaisir et qu’il me semblait déjà le voir se reprendre un peu.

Mais tout de suite, il nous est survenu de l’embrouille, parce que les jeunes messieurs voulaient garder M. André, et que lui se fâchait et criait : « Je veux m’en aller, je recommencerai d’ici huit jours, ainsi c’est pas le cas de me faire prendre. Vous voyez bien que l’ennemi sera ici dès demain, je ne veux pas qu’il m’y trouve. S’il le fallait, je repartirais bien maintenant. » Enfin M. André a fini de dire ses raisons, et les autres ont consenti.

Le même soir, par la forte nuit, nous avons repris notre collier de misères, ce n’est que juste de le dire, et avec bien du regret de ma part, nous avons souhaité le bonsoir à ces braves messieurs. M. André n’osait plus se plaindre de la route, puisqu’il l’avait voulu faire. Tout de même, nous avons arrêté au bout d’une heure et demie à une ferme nommée l’Épronnière, où je n’ai pu avoir qu’une laide paillasse avec grand’peine et beaucoup d’argent. Au grand matin, nous sommes repartis, et il s’est trouvé que M. André avait pourtant eu raison, car les Allemands entraient à Ouzouer-le-Marché juste quand nous atteignions, avec deux lieues seulement d’avance sur eux, la forêt de Marchenoir.

Je dirai à madame que nous avions une bonne petite espérance par devers nous. Les braves messieurs de l’ambulance étaient, nous avaient-ils dit, détachés du gros de leur troupe que nous devions rencontrer à Oucques, bien installés dans de belles salles et soignant le monde.

Oucques est bien 10 kilomètres en arrière de la forêt de Marchenoir qu’on allait défendre, et si malheur arrivait encore là, il y avait toujours Vendôme plus loin derrière. À Oucques, M. André disait qu’il allait voir son grand ami M. Durand et bien d’autres. Ainsi s’est fait que cette route-là ne nous a pas tant coûté, et que, dès midi, nous étions rendus, ma jument avait son picotin, et M. André était dans le plus propre lit qu’il ait vu depuis Blois, me disait-il.

Ce serait impossible d’imaginer un plus gentil monde que celui de cette ambulance-là. M. André aurait été leur proche parent que ça n’aurait pas été mieux et les autres malades disent que c’est tout pareil pour eux. Aussi je préviens madame, d’accord avec M. André, que je vas le laisser-là quelques jours pour m’en aller voir ce qui arrive à mon garçon, après quoi je m’en reviendrai. Je donne la journée à ma bête, qu’est quasi fourbue, et je m’en repartirai demain.

On dit qu’on se bat tous les jours, et encore à plus d’une place chaque jour pour retarder l’ennemi. Cela m’a l’air que nous sommes bien malades, mais M. André n’est pas soumis à cette idée-là. Le chirurgien va bientôt lui permettre d’écrire de sa main à madame, et quand même, il y a ici assez de monde lettré pour dire à madame les nouvelles.

Je demeure donc son très-dévoué serviteur,

Joseph Barbier.