Barbier à madame de Vineuil.
Rouvray-Sainte-croix, 3 décembre.

Madame.

J’ai l’honneur de prévenir madame que M. André est ici dans ma carriole avec autant de paille que j’en ai pu trouver et deux couvertures tout laine, moyennant quoi il est en aussi bon état que ça se peut avec l’accident qu’il a attrapé. Faut pas que madame s’imagine que c’est grave, ni qu’il sera boiteux. Pas le moins du monde, c’est deux chirurgiens qui ont promis la même chose. C’est seulement parce qu’une balle a tapé dans le genou qu’il est tombé, mais elle a glissé de haut en bas et on a pu voir en la sortant que ce qui marche dans le genou n’avait rien. Faut pas tout de même qu’il attrape la fièvre, et c’est à quoi nous tâchons de notre mieux et aussi à nous sortir de la bagarre où nous sommes présentement, avec toute l’armée. Le premier jour on a eu le dessus, le second ce n’était plus ça et on s’en va maintenant s’abriter à Orléans. C’est pourquoi M. André est dans ma carriole pendant que la jument mange son picotin, je n’ai pas osé le décharger crainte de retard, mais je commence à informer madame, comme j’en ai reçu l’ordre, de ce qui se passe, et tout de suite nous reprendrons la file pour nous retirer dans un pays plus pacifique.

Faut que madame sache que M. André est un brin trop bouillant ; c’est un défaut de jeunesse qu’y a pas trop à reprocher, mais pas vrai, il n’aurait pas eu ce qu’il a si seulement il s’était tenu plus tranquille. Déjà avant-hier, il avait joué un jeu à se faire casser les os, m’a-t-on dit, toujours de l’avant comme si c’était sa besogne de faire marcher les autres, tant il y a que l’amiral, qui est un officier qui n’est pas pour le moment dans les vaisseaux, mais qui est comme général ici, lui a fait des compliments et l’a nommé lieutenant. Faut croire que ça l’aura animé davantage, car ses camarades m’ont dit qu’il était hier matin encore pis que la veille. Malgré les fusils des Bavarois, qui tiraient tous à la fois, il est entré le premier dans le jardin où je l’ai trouvé.

Madame saura aussi qu’hier soir, à la nuit noire, ayant vu rentrer mon gars bien moulu mais point touché, et apprenant qu’il se fallait retirer de Loigny où ces gueux d’Allemands avaient mis le feu, je me suis faufilé où on croyait que devait être le 39e de M. André. Je trouve sa compagnie à Faverolles, un peu partout, mais lui, point. On me dit que l’on s’était vu battu déjà depuis deux heures de l’aprèsmidi, qu’il y a des masses de tués et que bien sûr il en est. J’en trouve des autres qui l’ont encore vu à midi dans le parc de Goury et ne m’en peuvent rien dire depuis. Mais madame m’excusera de tourner court ici, vu que ma jument a fini son picotin et qu’il me faut en profiter pour éloigner M. André pendant que je le puis.

Je reprends ce soir de Coinces. Nous avons marché quatre heures pour six kilomètres, tant il y a de presse sur la route. M. André ne se trouve pas plus mal ; cette fois il est déchargé, un major l’a pansé, il a un matelas pour lui tout seul dans la salle où j’écris et me charge de dire ses amitiés. Même il a eu du bouillon chaud et va tâcher de dormir pour ne plus penser qu’on est battu.

J’ai laissé l’histoire que je fais à madame à ce que les camarades de M. André ne l’avaient pas vu depuis cette affaire du château de Goury. Faut essayer quelque chose que je me dis, et je m’en retourne atteler ma jument afin d’être en position dans le cas où je trouverais son corps de le rapporter à madame. Je prends ma lanterne pas allumée et tout ce qu’il fallait.

Par bonheur que la gelée permettait d’aller à travers champs ; sans cela, il n’y aurait jamais eu moyen d’arriver. Je coupe au droit sur Goury faisant crochet là seulement où on ne pouvait passer, et bien me tombait d’avoir été tout jeune berger à Lumeau et de savoir le pays par cœur.

Si noir qu’il faisait, c’était déjà pas beau de faire rouler une carriole hier, dans cette contrée-là. On rencontrait des gens par terre et des chevaux morts plus souvent qu’on ne voulait ; il y avait des fusils, des roues et des obus, surtout des morts, restés entre Loigny qui achevait de brûler et Goury où j’allais. C’est en approchant de là que j’ai eu le plus d’ennui à cause des Allemands. J’avais été hélé en plein champ par une de leurs patrouilles, mais il n’y avait pas moyen que je comprisse leur maudit jargon, et ils m’avaient laissé aller après avoir fouillé la carriole et rien trouvé à leur goût, vu que j’avais caché les couvertures sous l’équipage et mis mon bidon entre ma blouse et mon tricot. En abordant le bois du château, voilà bien une autre affaire ! il y avait une sentinelle qui me couche avec son fusil. Je laisse ma bête en plan et je vas à l’Allemand. Je lui explique (faut que madame m’excuse, mais on se tire de là comme on peut et je n’avais aucune volonté de manquer de respect à la famille de madame), je lui explique que je cherche mon garçon qu’est peut-être bien tué, que je voudrais r’avoir son corps qui doit être en dedans du parc, et que je lui donnerai un napoléon d’or s’il me laisse passer. Madame sait sans doute que M. de Thieulin m’avait donné une forte somme pour les cas où son neveu serait à court d’espèces, c’est comme ça que je me suis trouvé en position de tenter cet Allemand qui était dans le fond, à ce que je crois, un brave homme. Il m’a laissé passer, et ma voiture, au petit bonheur. Ainsi j’ai atteint le mur de clôture où le carnage était quelque chose d’horrible. On glissait dans le sang que c’était une pitié.

Je livre ma bête à sa sagesse, vu qu’il n’y avait pas moyen de la mener plus loin, et j’escalade.

Madame me croira si elle veut, mais j’ai passé deux heures et le quart à chercher M. André sous les massifs, partout. Par bonheur encore qu’ils étaient las, les Allemands du château, et qu’ils s’en fiaient à leurs patrouilles et à leurs lignes de sentinelles pour les garder, car il me fallait bien avoir un peu de lumière et ma lanterne qui marchait à droite et à gauche aurait bien pu les intriguer. Ce qui a sauvé M. André d’être gelé est justement ce qui m’a fait tant peiner à le trouver : il était sous deux autres, à une place où il y avait sept corps en tout. Je crois que les batteries avaient porté là ; ça avait pourtant dû être un beau rond sablé avec des bancs à l’entour pour prendre le frais dans l’été. Quand j’ai trouvé M. André, il remuait bien tout seul, et travaillait à se dégager. Je pense qu’il avait été longtemps évanoui à cause qu’il avait eu, avant l’affaire de son genou, une forte entaille de baïonnette (toujours parce qu’il y allait de trop près, à mon avis), qui l’avait fait beaucoup saigner. Cela aussi va bien, et faut pas que madame s’inquiète ; d’ailleurs je n’ai plus aucun autre mal à annoncer à madame.

Madame pensera que M. André a été content de me voir, seulement il était très contrarié était battu, et puis apprenant que j’avais la carriole, il voulait que je prenne aussi son officier qui était là près, pas tout à fait mort. Je voulais bien obliger M. André en tout ce qui était possible, mais cette chose-là ne se pouvait pas. Je m’inquiétais déjà de charger M. André sur mon dos et de passer le mur, et c’est le plus que j’ai pu faire comme la suite l’a prouvé. Je n’aurais jamais pu enlever cet officier qu’était un homme très-corpulent, un père de famille disait M. André. Enfin nous avons gagné la carriole et j’avais une fière peur de ne plus retrouver ma jument, puis M. André souffrait beaucoup porté comme cela, et je sentais en lui tâtant le pantalon, qu’il recommençait à saigner. Faut tout de même que je dise à madame que là et après il a eu un fameux courage, car madame peut croire que par les chemins qu’il m’a fallu suivre pour échapper il y avait des cahots à tout briser,

Il pouvait se faire quatre heures du matin et nous devions nous trouver tout près de la route de Chartres quand j’ai pris confiance vu que nous étions un peu dehors des Allemands. Je tape à une métairie pour avoir de la paille à mettre sous M. André. Je tape et je parlemente longtemps, enfin un grand flandrin jette du grenier dans sa cour deux bottes de mauvaise paille, mais il ne me les veut passer que si je lui donne quarante sous. Je lui crie que c’est pour un blessé et qu’il est un juif fini, il ne veut pas entendre raison. Madame sent bien qu’on ne peut pas, quand on connaît le prix des choses, se laisser faire la loi comme ça. Voyant qu’il n’en voulait pas démordre, et le temps me pressant, j’ai passé par-dessus sa porte avec les pistolets tournants de M. André et je lui ai commandé d’abouler sa paille ou qu’il allait voir… À ce coup-ci il a marché, madame peut croire, et j’ai eu bien de la bonté de lui donner vingt sous. Des gens comme ça, c’est honteux. Madame trouvera avec la mienne une lettre que M. André lui a écrite le premier jour de la bataille et qu’il avait gardée sur lui. Il donnera lui-même bientôt des nouvelles à madame, car quand il aura du repos, j’ai bon espoir qu’il va vite se reprendre et c’est pour moi une besogne bien dure, par le manque d’habitude, que de me faire l’honneur d’écrire à madame.

Pour l’instant, le plus pressé est de nous sortir de la bagarre, car on n’aura rien de bon à manger, ni de lit un peu propre, avant d’être en arrière de l’armée. Madame peut croire que je continuerai à faire de mon mieux pour M. André vu mon devoir pour sa famille et mon attachement pour lui. Mon gars ne me soucie pas trop pour l’instant parce que sa compagnie est des plus avant dans la retraite.

Je prie madame de m’excuser et de me croire son serviteur pour la servir.

Joseph Barbier.