Une famille pendant la guerre/XLIII
Du même à la même. Villepion, 1er décembre, soir.
Victoire encore, chère maman ; je suis bien heureux !
Nous nous sommes battus presque toute la journée et je suis si fatigué que je puis à peine tenir ce mauvais crayon. Je veux vous dire seulement aujourd’hui où s’est trouvé mon bataillon, afin qu’à l’aide des rapports que vous trouverez dans les journaux anglais ou ailleurs, vous puissiez à peu près me suivre.
Ce matin, par un beau temps de gelée, nous quittons Lignerolles ; rien jusqu’à Patay, mais à peine hors de Patay, sur la route de Guillonville, tapage infernal sur toute la ligne, et l’on s’aperçoit que nous recevons en plein les obus des batteries allemandes de Gommiers. À droite, les batteries de Terminiers faisaient le même dégât parmi notre cavalerie qu’on dirigeait sur Muzelles. L’amiral[1] ne perd pas de temps et nous lance, nous d’abord, sur une certaine ferme dont je ne sais pas le nom[2], d’où partait un feu assourdissant. Elle a été ce qui s’appelle enlevée. Je vous raconterai une fois cela, chère maman, s’il plaît à Dieu.
Peut-être parce que j’avais eu une émotion désagréable en recevant l’ordre de marcher contre ces murs crénelés derrière lesquels on ne savait pas trop ce qui se trouverait, j’ai eu un meilleur moment une fois que l’affaire a été faite, que la ferme a été à nous, et que je me suis trouvé gardant des prisonniers. Tout de suite après nous avons marché sur Gommiers, d’où l’ennemi retirait en hâte ses batteries ; mais la plus dure besogne de la journée a été l’attaque du parc de Villepion, d’où je vous écris.
L’amiral s’est mis en personne à notre tête, et c’est en courant que nous avons abordé le mur par-dessus lequel messieurs les ennemis nous visaient tout à l’aise. Je ne sais plus comment nous nous sommes trouvés de l’autre côté. D’abord nous n’étions que quatre, et trop entourés d’Allemands pour pouvoir tirer ; nous avons crossé, littéralement. Les camarades sont arrivés juste à temps, les Bavarois revenaient sur nous. L’amiral m’a parlé et veut que je sois médaillé ou lieutenant. Je sais que vous en serez contente, chère maman, je voudrais tant que mon père le sût aussi !
Les mobiles de Loir-et-Cher ont dû avoir comme nous du tirage, ils ont pris Faverolles à la baïonnette. Il me tarde de savoir le fils Barbier intact aussi bien que moi. Heureusement pour nos blessés que le château de Villepion avait été installé en ambulance par l’ennemi, rien n’y manque. Nos pertes ne sont pas très-considérables, dit-on, mais les blessures par éclats d’obus sont affreuses.
Adieu, ma bien chère maman, je dors tout en vous écrivant. Je pense à notre tranquille maison, à ces prés verts, à ces grands peupliers que jamais canon n’a émus ; les petits sont couchés à cette heure, vous êtes près du feu, Berthe vous lit tout haut et vous lui dites qu’elle bredouille… Ah ! chère maman, quel bonheur que vous ne sachiez pas que nous allons recommencer demain !