Une famille pendant la guerre/XLI
Madame de Thieulin à madame de Vineuil. Château de Thieulin, 28 novembre.
Seraient-ils vraiment tous passés ? Aurions-nous vu la fin de ces longues files de voitures chargées de nos biens à tous ? Je n’ose l’espérer ; mais enfin nous respirons un moment, tandis que tes maux, ma pauvre sœur, ne te laissent pas de relâche. Ce supplice, qui a cessé pour nous, de compter du regard tous ces hommes en se disant avec désespoir qu’ils sont trop nombreux, que résister n’est plus possible, il dure et durera encore longtemps pour toi. Au moins as-tu de bonnes nouvelles de tes guerriers. Barbier m’écrit, dans son langage impossible, que M. André est quasiment un héros, — héros soit, du moins reste-t-il le plus gai des héros.
Si l’invasion t’a laissé un de tes beaux canards, jadis honneur de ta rivière, contemple-le par une de ces larges pluies dont le ciel devrait nous faire grâce au moment où trois cent mille Européens d’un siècle de perfectionnement couchent à la belle étoile, par suite de l’imperfectionnement de deux royales cervelles, contemple, dis-je, ton canard par la pluie, et tu auras une image affaiblie de l’épanouissement que nous ne savons comment témoigner. Ne plus voir de Prussiens nous cause une telle joie, qu’on battrait volontiers des ailes si on en avait ; la respiration est devenue libre, on ose sortir de chez soi, même on se découvre une lueur d’espérance au fond du cœur. Car on peut bien avouer que cette marche en avant des Prussiens à l’entrée de l’hiver est une imprudence. Le premier Napoléon se croyait bien sur aussi du succès en marchant vers Moscou, et pourtant…
Nous ne sommes pas seuls à nous réjouir, chacun de nos voisins en est au même point, et en ce moment n’a rien de plus pressé que de communiquer aux autres de quelle manière il s’est tiré d’affaire. C’est quelquefois lamentable, quelquefois très-drôle. Veux-tu l’histoire du général L… ? Elle pourra te fournir une bonne idée pour un cas semblable au sien.
Tu sais que le vieux général habite *** ; il eut à loger, du 22 au 25, quatre officiers, leurs ordonnances et leurs chevaux. Les choses, d’abord, ne se passèrent pas trop mal. Le vétéran évitait ses hôtes imposés, mais les faisait servir convenablement. Au moment de partir, le 25, les officiers prussiens firent enlever de toutes les chambres de la maison les couvertures qui purent s’y trouver, ainsi que quelques menus objets à leur convenance ; mais la chambre du général fut respectée.
Ils avaient disparu, et le général, sur sa porte, s’essayait à dompter sa mauvaise humeur, quand un parti d’une vingtaine de chevaux environ paraît sur la route, les officiers descendent à dix pas de lui. Le général prévoit le sort qui attend sa maison ; aussi vite que le permettent ses vieilles jambes, il monte à sa chambre, arrache ses tiroirs de commode, les jette sens dessus dessous, il saisit de vieux journaux, les froisse et en jonche le plancher, il défait son lit, casse une bouteille vide et s’assoit tranquillement dans l’ombre de son alcôve. Une halte dans la salle à manger, devenue salle à boire, avait retenu quelque peu ces messieurs ; mais les grosses bottes ne tardent guère à se faire entendre dans l’escalier. On entre à droite, on entre à gauche, on choisit, on laisse, on emporte ; personne ne pénètre dans sa seule chambre. Chacun avait bien poussé la porte, mais voyant ce beau désordre : « Il n’y a plus rien à faire, les camarades ont passé par là, » avaient-ils dit tout haut, et ils s’étaient hâtés de chercher une meilleure place à fouiller.
Les de M… sont encore plus malheureux. Leurs quatre chevaux sont enlevés, ainsi que leurs voitures et toutes leurs provisions de bouche. Le mobilier est sali, brisé ; on a cassé les glaces à coups de crosse et les marbres des cheminées à l’aide des chenets, et l’occupation n’a duré que quarante-huit heures. Pour comble d’insolence, les misérables ont disposé en cercle les fauteuils de ce beau salon tendu de cretonne à fond chamois dont tu peux te souvenir, et les ont laissés ainsi après les avoir tous souillés de leurs infâmes ordures. Il est bien entendu que les caves sont vides partout ; mais cela, en somme, n’est qu’un détail, et il faut pourtant leur rendre la justice de dire qu’ils ont, de nos côtés, épargné les personnes. Certains cantons ont été moins favorisés. Tu sais qu’un ami d’Adolphe, M. Barral, habite près de M…, il est commandant de la garde nationale. À M…, comme ailleurs, on remit les fusils à la mairie à l’approche des Prussiens, mais, par malheur, ceux-ci trouvèrent avec les fusils le registre d’inscription des gardes nationaux et imaginèrent de les rechercher pour les envoyer dans l’Est comme prisonniers de guerre. M. Barral fut des premiers arrêtés, il parle allemand, et essaya de réclamer contre une telle violation du droit des gens. Aucun fait ne pouvait classer un seul de ces prudents gardes nationaux parmi les belligérants. On lui répondit en l’avertissant qu’on ne s’inquiéterait pas du droit des gens, qu’ainsi il dût être prêt à partir avec les autres le lendemain matin pour la frontière. Tu peux imaginer la terreur de Mme Barral et la désolation qui régnait dans tout le village.
Enfin le commandant prussien parut s’attendrir, et prévint Mme Barral qu’il laisserait son mari libre moyennant 25,000 francs espèces. M. Barral consulté répond qu’il ne les a pas, mais qu’il pourrait peut-être réunir 20,000 francs si on laissait libres avec lui dix-neuf de ses gardes nationaux qu’il comptait choisir parmi les soutiens de famille. Le commandant finit par accepter les 20,000 francs, mais pour M. Barral seul, disant que les autres, sans exception, seraient envoyés en Allemagne.
Malgré les supplications de sa femme qui est héroïque tout juste à ma façon, M. Barral a tenu bon et est parti avec tous ses hommes, ne voulant pas, puisqu’il n’en pouvait sauver aucun, séparer son sort du leur. On ne sait pas encore où ils sont. Ils marchaient d’étape en étape avec une escorte, et la pauvre Mme Barral est restée à moitié folle, car elle craint quelque coup de pistolet qui fasse en route payer son mari sa résistance.
Imaginait-on perversité pareille ? Ce qui me vexe, c’est d’avoir été jadis, au nombre de ceux qui, de confiance et bêtement (il faut bien dire le mot), admiraient les Allemands et leur prêtaient toutes les vertus parce qu’ils savaient lire. Lire est beau, et lire nous a manqué, mais lire n’est pas tout. Puis haïr est laid, le fiel de la haine prussienne a suffi pour faire tourner en barbarie une civilisation dont l’envie avait surexcité les progrès. Ce que nous apportent comme une nouveauté les Prussiens du xixe siècle, c’est le rétablissement de l’usage de la mise à rançon. Les brigands de Marathon n’ont pas fait mieux, et l’Europe entière qui s’est émue l’an dernier de leur crime et a manqué supprimer la Grèce pour n’avoir pas su l’empêcher, l’Europe se tait maintenant parce que le brigandage se fait cette fois sur une échelle qui lui impose. Que c’est triste et misérable ! Et les Prussiens font, de la terreur qu’ils inspirent, une spéculation. Voilà le pauvre petit village de *** qui vient de leur donner 1,000 francs pour se racheter du pillage. On se croirait revenu aux guerres du moyen âge.
Ne t’étonne pas, ma chère sœur, si tu restes quelques jours sans recevoir de nos nouvelles. Adolphe était instamment appelé à Chevilly déjà la semaine dernière par son neveu Roland. Le pauvre garçon, après avoir mis en sûreté en Bretagne mère, femme et enfants, est resté depuis un mois tout seul dans son grand vieux château.
Avant Coulmiers, Chevilly s’est trouvé le centre des opérations des Prussiens, et Roland a passé par tant d’émotions qu’il en est tombé malade. Cela nous inquiète, et son oncle veut profiter de ce moment de calme relatif pour répondre à son appel. Je veux y aller aussi ; car mon idée fixe est de ne pas quitter Adolphe. Je suis vraiment passée à l’état de chien caniche et je le suis comme son ombre. Tant pis si je suis ridicule. Il me semble que je puis être pour lui un préservatif.
Si nous partons, ce sera dès demain matin. Penses-tu qu’il a fallu se précautionner d’un laisser-passer du commandant de Brou ? N’est-ce pas affreux ? Leur demander quelque chose et leur dire merci ! Heureusement qu’à Chevilly nous retrouverons la terre française. J’espère parvenir à voir André et tu peux compter aussitôt sur une lettre qui ne parlera que de lui.