Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes, 16 septembre.

Les deux journées qui ont suivi le départ de mon père ont été tristes et mornes comme des journées sans espérance. À deux ou trois reprises, de vagues rumeurs : Les Prussiens sont à Montlévêque ! les Prussiens seront ici ce soir ! — ont traversé le village, mais leur peu de fondement n’a pas tardé à être reconnu. Maman ne s’en est point émue, et notre ordre habituel de leçons et de promenades n’a été troublé que par nos essais pour perfectionner nos cachettes ou mettre en ordre nos approvisionnements. Le 15, vers cinq heures de l’après-midi, par un temps qui ressemblait au beau temps, je gardais les enfants tout au bout des prairies, à cette place que nous aimons, d’où l’on aperçoit les clochers de S… à droite, et devant soi, la chaussée du Chemin-aux-Bœufs qui coupe en deux la plaine avant de s’enfoncer dans les bois. Nous allions rentrer, et je donnais un dernier coup d’œil au soleil couchant qui illuminait glorieusement ce paysage si simple et si calme, je lui en voulais d’être beau comme autrefois quand nous étions devenus si tristes.

« Tiens, dit Robert, voilà des hommes à cheval qui vont sans doute à Thiers par la forêt. »

Trois silhouettes de cavaliers apparaissaient en effet entre nous et le soleil, ils suivaient au petit pas le Chemin-aux-Bœufs. L’un d’eux tourna son cheval du côté de S… et l’arrêta un instant, il me parut se dresser sur ses étriers et inspecter l’horizon. Puis il reprit sa marche suivi des autres ; nous les vîmes cheminer longtemps, enfin ils disparurent dans l’ombre du bois.

« Tu ne sais pas qui ce peut être, Berthe ?

— Non, dis-je avec effort, car Robert m’éveillait à la réalité. — Non, je ne sais pas… mais il nous faut rentrer vite… Maman sera très-inquiète.

— Inquiète ? pourquoi ? nous ne sommes pas sortis du parc.

— Rentrons vite… Robert, je t’en prie, ne me demande rien ! »

Nous avons couru la moitié du chemin, j’entendais les battements de mon cœur, mes jambes étaient singulièrement faibles, j’avais peur, et pourtant je ne savais encore rien, je n’osais approfondir mes pensées.

Près de la maison, deux grands corps vêtus de rouge s’étalaient sur le gazon.

« Berthe ! » me dirent à la fois les deux enfants en s’arrêtant, blêmes de terreur.

Je les avais saisis chacun par un bras :

« Courage ! dis-je à voix basse, allons trouver maman, ce sont les Prussiens ! »

Nous passâmes rapidement devant ces gens, qui ne bougèrent pas.

« Où est maman ? demandai-je à la cuisine.

— Madame est dans la cour, ah ! mamselle Berthe ! »

Je ne voulais que maman, tenant toujours mes deux petits, sages et silencieux, je courus, je m’aperçus à peine que la cour était pleine de chevaux et d’hommes en uniformes rouges, je ne vis bien que maman, et François derrière elle. Elle parlait avec calme, mais d’un ton froid et presque hautain que je ne lui connaissais pas. J’allais me jeter à son cou, son regard m’arrêta et je passai seulement mon bras sous le sien.

Un fourrier lui expliquait qu’elle allait avoir à loger dix-huit hommes et quinze chevaux pendant vingt-quatre heures, un autre écrivait quelque chose à la craie sur la porte extérieure, le gros de la troupe attendait qu’on eut fini chez nous pour pousser plus loin. Quelques hommes ouvraient les portes et regardaient curieusement partout. Le bruit d’un galop effaré a dominé celui des voix, c’étaient le poney et le cheval de jardin qu’on chassait de l’écurie ; les chevaux prussiens prenaient leur place. François n’a pu retenir une exclamation que je n’ai pas à qualifier et il a conduit nos pauvres bêtes dans la petite grange ; ce que c’est que d’être des chevaux de vaincus !

Il a été convenu que les Prussiens occuperaient les chambres au-dessus de l’écurie et que les domestiques nous rejoindraient dans la grande maison, puis tout le monde s’est ébranlé pour préparer le repas prescrit par l’officier. Va, c’est bien dur de se trouver ainsi servir l’ennemi ! et comment faire autrement ?

« Il faut reconnaître qu’ils ont été polis et arrangeants, dit maman une fois rentrée, cela ne s’est pas passé trop mal.

— Pourquoi ne leur as-tu pas parlé allemand ? Ils avaient tant de peine à te comprendre ! »

Croirais-tu que c’est maman, maman si prévenante pour tous et si douce, qui m’a répondu :

« Ma tâche n’est pas de simplifier la leur. Souvenez-vous que, sans nécessité, vous ne devez pas leur faire l’honneur de leur parler allemand. »

Pauvre maman ! son air royal l’avait bien abandonnée quand, vers minuit, entendant les Prussiens chanter à tue-tête, je me suis relevée pour voir si elle dormait. Tes lettres et celles de Maurice étaient sur ses genoux et elle pleurait en les relisant.

Ce matin, nos occupants sont partis sans désordre et sans exigences déraisonnables. François, malgré lui, a été forcé d’écouter quelques-uns de leurs récits. Ils venaient de Sedan et racontaient surtout les exploits des turcos, — des bêtes féroces, disaient-ils.

Des troupes nouvelles n’ont cessé de passer pendant l’après-midi, nous n’avons pas eu à nous en plaindre, mais en ville on est fort effrayé. Ils ont chassé le chef de gare de son logis et l’ont complètement pillé. Ce qu’ils n’ont pu emporter, ils l’ont brisé. Ils ont cassé les marbres des commodes, les glaces, les serrures. Quelques maisons dont les habitants sont partis ont été traitées de même.

Tu te rappelles ces grands arbres qui bordaient la route de Creil ? Je t’ai raconté qu’ils avaient été abattus et laissés en travers sur la chaussée. L’officier arrivé le premier hier en a été furieux et a signifié au maire que si la route n’était pas déblayée avant le soir, il brûlerait la ville.

On ne pouvait douter qu’il n’exécutât sa menace, et force a été d’envoyer des ouvriers pour mettre sur le bord de la route nos pauvres beaux arbres ; ils vont maintenant servir à chauffer les Prussiens.