Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes, 14 septembre.

Nous venons de traverser notre grande douleur — la plus redoutée : — mon père est parti.

Tu n’aimes pas l’élégie, frère André, sois tranquille, je te l’épargnerai. D’ailleurs, je ne prétends pas t’apprendre de quelle tendresse on aime un père comme le nôtre et ce que c’est que cette première heure qui commence une séparation grosse de dangers et dont on ne prévoit pas la durée.

Sans les petits, je ne sais comment maman aurait supporté le dernier moment, le dernier baiser dans la cour ; mais Marguerite et Robert semblaient plus étonnés de voir que papa ne prenait pas le chemin de fer et allait à cheval à Paris que de toute autre chose. Leur surprise et leurs exclamations ont fait une diversion salutaire. François accompagne papa jusqu’à Survilliers et reviendra nous donner des nouvelles de cette partie du voyage qui est la plus dangereuse — car, il faut te le dire, et c’est cela qui a décidé mon père à se hâter, les Prussiens sont à Mortefontaine !

Oui, mon pauvre André, ils y sont ! cela nous les promet ici pour demain ou après-demain. Leurs uhlans peuvent avoir atteint déjà la route de Paris, notre crainte est que mon père ait trop attendu et qu’il les rencontre ! Il se fie à son brave Stanley. — François n’est pas si bien monté, mais il est tout résigné à se laisser prendre. On lui a loué un cheval pour cette expédition, car notre cavalerie est maintenant réduite au vieux poney et à l’objet que tu appelles impertinemment — la rosse du jardin.

Le départ de mon père avait mis le village en émoi, on l’attendait sur la place pour le voir passer. Leblanc, qui, courant à travers bois, avait apporté la nouvelle de l’entrée des Prussiens à Mortefontaine, pérorait au milieu d’un groupe avec l’air important d’un homme dont les moindres paroles font partir pour Paris des colonels du génie. On a interrompu les discours quand mon père a paru, pâle et les larmes aux yeux, mais ferme sur son grand cheval. Il a dit quelques mots pour recommander la prudence à chacun, et comme il savait que quelques trop bonnes âmes se proposaient de traiter de leur mieux les Prussiens pour n’en avoir rien à craindre, il a rappelé que si l’homme prussien blessé ou malade était seulement un homme à secourir, le soldat prussien, dans ses fonctions de soldat, était un ennemi ; et que tout secours à lui donné directement ou indirectement serait un secours donné à l’ennemi contre le pays. Puis papa s’est retourné vers nous, son regard nous a bénis encore une fois ; nous savons qu’il pensait à toi comme à nous.

Le reverrons-nous jamais, André ? Est-ce un pressentiment que ce serrement de cœur qui ne me quitte pas ? Il me semble que tout s’effondre, que tout le monde va mourir et que les premiers partis seront les privilégiés.

Maman me gronderait de t’écrire cela. Elle nous disait hier soir, au milieu de son chagrin : « La parole nous a été donnée pour nous encourager et non pour nous décourager, » et elle met son principe en pratique. Après cet affreux adieu à mon père, elle nous a emmenés dans sa chambre, et a pris la Bible. Elle nous a lu le psaume 121 : « J’élèverai mes yeux vers les montagnes d’où me vient le secours, mon secours vient de l’Éternel !… » Et puis elle a prié pour mon père, pour toi, pour Maurice, pour que la France se défende bien. Les petits ont alors commencé à pleurer et maintenant ils nous assurent qu’ils vont être si sages, si sages ! afin que maman n’ait pas un chagrin de plus.

Soir.

François est de retour, aucun Allemand sur la route, mais une énorme quantité de fuyards se hâtant vers Paris. Il a recueilli en chemin quelques nouvelles. Les Prussiens ont fait, à Mortefontaine, une véritable razzia de bestiaux et de grains. Ils sont allés droit au château, mais ne l’ont pas pillé quoiqu’il soit inhabité ; ils se sont contentés de prendre les chevaux et les vaches et sont repartis en disant qu’ils reviendraient bientôt. Te figures-tu les ennemis se promenant à l’aise dans le beau parc que nous aimions tant, où nous avons fait de si joyeuses parties ? Cela semble un affreux rêve.