Monsieur de Vineuil à madame de Vineuil.
Paris, 14 septembre 1870.

Chère femme, chers enfants,

À vous mon premier moment de liberté. Six heures pour ce voyage que nous faisons si facilement d’ordinaire en deux heures, une visite au général, un coup d’œil à mon bureau : voilà l’emploi de mon temps depuis que je vous ai quittés.

Vous rendre l’aspect de la campagne en avançant vers Paris, est impossible. La panique de nos côtés n’est rien en comparaison de ce que j’ai vu. Cette vieille route de Flandre, si large, ressemblait depuis Louvres à ce que seraient les boulevards si tous les Parisiens se donnaient le mot pour déménager le même jour. L’effet est d’autant plus étrange que tout le monde marche dans le même sens. C’est la fuite d’un peuple entier, un torrent que rien ne semble pouvoir arrêter ni tarir.

Il était plus de deux heures quand j’ai atteint Paris. Décidément les chemins de fer nous gâtent, nous en avions assez, mon cheval et moi de ces onze lieues sans débrider. La ville est calme. Je suis allé immédiatement et tout ruisselant me présenter au général. Il a su me persuader que mon arrivée lui faisait plaisir. « Je craignais que votre femme ne vous retînt, m’a-t-il dit ; — désirez-vous votre fils comme secrétaire ? » La tentation était forte, mais je me suis souvenu de nos résolutions et j’ai répondu simplement que Maurice me saurait mauvais gré de l’enlever à sa batterie.

Au reste, on a peu de temps en ce moment pour causer. À cinq heures, je ferai avec le général la tournée des remparts, j’espère y rencontrer notre cher garçon, puis je prendrai possession de mon bureau ; si je peux, j’ajouterai un mot avant le courrier.

Même jour, neuf heures.

Je rentre, j’ai vu Maurice, tout va bien. Il travaille aux casemates du fort de la Double-Couronne, à Saint-Denis. J’avoue que je l’ai trouvé décidément beau garçon. Ses vingt ans parés d’un commandement, son entrain ordinaire tempéré par un sérieux nouveau chez lui, surtout ses élans de cœur, sa ferveur pour le devoir, tout ce qui nous le rend cher, m’a paru resplendir d’un éclat particulier, là, dans cette boue, avant ce danger qu’on sent venir. Nous ne nous sommes pas dit de longues paroles : « Embrassez-les pour moi ! » m’a-t-il crié. Vous dirai-je que ce message simple a failli décider deux larmes à tomber ? Je ne m’étais jamais senti si loin de vous qu’en le recevant. Je n’ai pu lui répondre qu’un : « Dieu te garde ! » — Il m’a envoyé un bon regard, et j’ai rejoint l’état-major.

Un mot maintenant de la situation. Il semble que tout soit encore à faire comme armement, et pourtant on a beaucoup fait. La tâche est immense. La pluie de ces derniers jours nous est venue en aide en retardant l’artillerie de l’ennemi, aussi personne ne s’en est plaint, on aurait voulu un déluge, et c’est avec une sorte d’amertume qu’on a vu le soleil reparaître aujourd’hui plus brillant que jamais. Paris prend l’aspect d’un camp. Les mobiles font l’exercice sur tous les trottoirs, les soldats traînent partout, on voit peu d’officiers. La population est calme. Il n’y a, hélas ! pas le moindre enthousiasme, plutôt une nuance de stupeur.

Y aura-t-il siège ? C’est là la question. Vous savez de quelle ardeur je désire la résistance, elle seule peut relever notre honneur, mais qui saurait prévoir ce qu’une population si considérable nous laissera faire ? À mon avis, tout dépend du premier moment ; si nous tenons quinze jours, nous tiendrons trois mois, car l’esprit public se ranimera, il s’exaltera par sa résistance même. Il faut donc armer, armer jour et nuit et se roidir sous le premier choc.

Ma femme chérie, mes enfants, vous le voyez, je désire un long siége, et pourtant il me séparera de vous… de vous sans lesquels je n’ai jamais su vivre… et il faudra vous sentir entourés par l’ennemi, en proie à l’inquiétude, peut-être même au danger. Je n’oublie pas André, il est seul. Que Dieu le suive et nous le ramène ! L’heure est solennelle. Dites-vous bien tous et dites à André que votre père a été infiniment heureux par vous, qu’il vous bénit… que chacun fasse son devoir où il est — et adieu !

Mes chers tout petits, Robert et Marguerite, papa n’oublie pas votre cantique :

L’ange de l’Éternel se campe avec puissance
Autour de ses enfants ;
Il les garde et soutient, il est leur délivrance
En leurs dangers pressants.