De la même à la même.
Thieulin, 11 janvier.

Je n’ai point l’âme jalouse, mais je remarque que, d’après tes lettres, tu es exceptionnellement bien partagée en Prussiens.

Veux-tu savoir comment cela se passe par ici depuis qu’ils y sont de nouveau les maîtres non contestés, car nos pauvres petites troupes ont fui maintenant bien loin vers Connerré ou au delà ? Tu auras une seule journée, celle du 9, par exemple.

Dix-huit hussards polonais qui ont couché dans les communs, ainsi que leurs chevaux, prennent congé à neuf heures du matin, non sans avoir bien déjeuné. Leur lieutenant, dans les plus aimables intentions, je n’en doute pas, salue et crie : « Au reffoir ! » Un silence éloquent lui répond.

Deux heures après, un escadron entier complètement ivre. Les hommes se font ouvrir le château, entrent dans toutes les chambres, touchent à tout, se jettent sur les lits, étendent leurs bottes grasses sur les canapés ; je t’épargne les faits les plus graves. L’un se met au piano, un autre monte la pendule du grand salon, enfin ces honnêtes gens tuent le temps de leur mieux jusqu’à ce que leur repas soit prêt. De ce repas je ne dirai rien, car je m’abstiens d’y assister. Pendant qu’ils s’y consacrent, je fais le tour de mes chambres pour voir si aucun n’est resté endormi, et j’en trouve deux qu’il me faut secouer et qui jurent tant qu’ils peuvent. Mais j’aime mieux leurs jurons que le risque d’en garder un seul. Chez le docteur A***, notre voisin, pour un uhlan ivre laissé ainsi une nuit par mégarde, ses camarades ont trouvé moyen d’extorquer une amende. Enfin, voilà mes gens à cheval, fort vacillants ; ils partent.

Trois fourchettes ont disparu, tous les morceaux de savon, des serviettes et une dizaine de petits objets. Par contre, il est resté dans le vestibule un sac à bandoulière où je trouve, entre autres choses, six camisoles de femme, brodées, garnies et attachées deux par deux avec des rubans roses, plusieurs paires de gants de femme neufs, des mouchoirs neufs garnis, un lot de bagues (huit ou dix) attachées ensemble par une ficelle, des photographies de la ville de Chartres, etc., etc.

Il est quatre heures, on sonne. C’est un grand gaillard blond, toujours des blonds ! (il faut absolument que tes fils brunissent).

« Madame, le colonel, quatre officiers et le secrétaire du colonel vont arriver ; ils mettent leurs chevaux à l’écurie, ils disent : Préparez les chambres. »

Nous voilà sens dessus dessous, organisant, arrangeant, nettoyant. On sonne de nouveau, nous descendons, Adolphe et moi ; c’est un officier :

« Je veux que toutes portes restent ouvertes, je veux une chambre. »

Adolphe le conduit dans la grande chambre du bout.

« Pas cela, je veux deux lits.

— Il n’y en a pas.

— Montrez tout. »

Il parcourt, choisit ma chambre d’été, où rien n’avait été préparé.

« Ici, vite, deux lits. »

On se hâte, mais celui-là n’était qu’un chirurgien.

Arrive le colonel, moins brutal, son secrétaire et trois officiers.

Les officiers daignent monter et accepter les chambres prêtes, mais le colonel exige des lits au rez-de-chaussée, il faut en passer par là. Après cela, le dîner. On demande du champagne, et l’on se plaint de n’avoir pas eu de gibier, puis toute la nuit un va-et-vient incessant. Le lendemain ces messieurs ont déjeuné chacun dans son lit, puis sont partis, lis n’ont rien volé eux-mêmes, mais leurs ordonnances ont forcé les armoires de la sellerie et celles des chambres des garçons de ferme, et ont emporté ce qui leur a plu. Je ne parle pas des ordures laissées partout. Comprends-tu la lassitude de corps, d’esprit et de patience qui suit de telles journées ?

Nous voudrions recevoir et soigner ici une douzaine de blessés, ce serait peut-être une sauvegarde, à coup sûr une consolation, mais on ne peut en ce moment nous donner aucun de ceux qui sont à Brou parce qu’ils ont encore besoin des soins journaliers d’un chirurgien, ce qu’ils ne trouveraient pas ici.