Une famille pendant la guerre/LXXVI

De la même à la même.
Thieulin, 14 janvier.

Hier matin, un domestique arriva de la ville avec nos lettres, que les L… se chargent de recevoir à la poste. Il apportait aussi cette fatale nouvelle de la prise du Mans. « Jusques à quand ? jusques à quand ? Seigneur, » disait David, Existerait-il pour nous seuls un malheur sans fond ni terme ? Les détails sont si affreux que je ne veux ni les croire ni les répéter. J’aime mieux penser aux consolations qui nous restent.

André n’était pas au Mans[1], et Paris tient toujours !

Il y avait dans notre courrier une lettre du fils Barbier pour ses parents ; tu sais qu’il a été fait prisonnier à Josnes ; sa lettre était timbrée de Barmen en Prusse ; nous avons décidé de la porter nous-mêmes, et bien vite, à sa pauvre mère. Nous avions besoin de voir un peu de joie pour supporter la pensée de cet abandon du Mans.

Il y a six kilomètres de Thieulin à la ferme. Que fait-on quand on n’a plus ni chevaux ni voitures ? On prend un âne. — J’ai donc pris l’âne de Pierre et même sa petite charrette, afin de rapporter quelque victuaille si la basse-cour de la mère Barbier se trouvait moins dépeuplée que les nôtres, car de ce côté-ci on n’a plus rien, mais rien.

Rouler en charrette à âne quand on a de bonnes fourrures, que le soleil brille sur trois pouces de neige, qu’on a son mari avec soi et qu’on va porter des nouvelles à une pauvre mère inquiète, ne manque pas d’un certain charme. Mais savoir que Chanzy est en déroute et penser que cette neige si belle sert là-bas vers l’Ouest de lit funèbre à tant de braves gens, qu’elle retarde nos canons, gèle les pauvres pieds de nos soldats lassés, qu’elle est enfin, elle aussi ! notre ennemie, cela est affreux. On ne veut plus la voir, et comme elle est partout en bas, on regarde en haut… Ciel du Dieu clément, ciel d’où viennent les pardons, quand donc auras-tu pitié ?…

Cela a été pourtant un bon moment que cette joie de la mère Barbier. Son fils va bien, quoique ayant peine à supporter le dur régime des prisonniers ; on voit que, malgré son apathie native, il sent les outrages qui ne leur sont pas épargnés. Combien d’autres, comme lui, auront appris trop tard ce que coûte cette insouciance de chacun dont se compose l’insouciance du pays ! L’après-midi s’est passée à causer doucement pendant que Cadet, qui nous avait escortés, parcourait le village pour découvrir des vivres. Toute cette partie du pays a été traitée aussi durement que nos environs. Les deux fermes les plus proches de celle de Barbier ont été brûlées entièrement sous prétexte que des francs-tireurs y avaient logé. Nous sommes revenus avec quelque peu de farine, des pois secs, du petit salé, un dindon et un tonnelet de cidre. Dire que cela constitue une fortune au temps actuel dans ce pays du Perche, si riche d’ordinaire !

La nuit tombait comme nous entrions dans le parc ; j’étais morfondue malgré mes fourrures :

« Tu te réchaufferas vite, me dit Adolphe, vois là-bas comme ta chambre est éclairée, quel feu les domestiques t’ont fait !

— Mais je crois qu’on en a fait partout, répondis-je. Qu’est-ce qu’il leur a pris ? toute la façade est illuminée. »

J’étais enraidie de ma longue course et je descendais péniblement de mon équipage quand Thomas et Marie accoururent à la fois :

« Madame, c’est le prince de *** qui est arrivé il y a deux heures avec beaucoup de monde, il est dans la chambre de madame.

— Le prince de *** ! dans ma chambre ! et pourquoi ?…

— Il a voulu absolument celle-là et pas d’autre. J’ai enlevé ce que j’ai pu des affaires de madame et je les ai mises en attendant dans la mienne.

— Vous avez dit au prince que c’était la chambre de madame ? demanda encore Adolphe.

— Certainement monsieur, et même que jamais aucun officier n’avait songé… »

Nous étions entrés dans le vestibule : les candélabres des grands jours étaient allumés, il y avait une sentinelle au pied de l’escalier, des officiers descendaient, causant très-haut, comme chez eux ; on ne se fait pas à ces vues-là. Je devinai que la colère gagnait Adolphe. « Sauvons-nous ! » murmurai-je, et je l’entraînai dans le petit salon, pendant que la pauvre Marie continuait ses récits. À l’en croire, le château devait contenir une trentaine d’officiers et les communs regorgeaient de chevaux et de cavaliers.

— « Cela se complique, dis-je en essayant de rire, voyez si vous pouvez rentrer dans ma chambre et enlever les portraits qui sont à la cheminée ; laissez les grands s’il le faut, sauvez les miniatures.

« Je crois qu’il nous faudra camper ici, ajoutai-je à Adolphe, où irions-nous ? Je ne me soucie pas de rencontrer ces messieurs.

— Non certes ! »

Je crois qu’il commençait un tout petit juron, mon pauvre mari, tant il était hors des gonds, quand on frappa à la porte, et un officier d’une quarantaine d’années, à l’air doux et comme il faut, s’introduisit lui-même :

— « Monsieur le comte et madame la comtesse, je suis le major…, secrétaire des commandements de Son Altesse le prince de ***.

« Son Altesse m’a fait l’honneur de me charger d’inviter madame la comtesse et monsieur le comte à dîner avec elle. Cela serait très-agréable au prince de connaître des personnes aussi haut placées dans la société française et de penser que madame la comtesse ne change pas ses habitudes pour lui. »

C’était très-poli, n’est-ce pas ? et admirablement prononcé,

Adolphe répondit :

— « Le prince de *** sait-il qu’il a choisi la propre chambre de madame ?… Au reste, la question de ses intentions ou de ses procédés n’a rien à voir dans notre résolution : nous ne dînerons pas avec les officiers du roi Guillaume tant que la Prusse sera en guerre avec la France. »

Et il salua de cet air qui veut dire : Maintenant, allez-vous-en !

Notre major semblait, malgré tout, si poli et si brave homme, que j’essayai d’adoucir les angles.

— « Il ne peut rien y avoir de blessant pour les individus dans la décision que monsieur vous communique, dis-je. Dans d’autres lieux, nous avons partagé les repas de médecins allemands qui soignaient avec nous les mêmes blessés ; mais ici, nous asseoir à votre table serait vous recevoir à la nôtre. Nous n’avons point souhaité la guerre, mais puisqu’elle vous fait nos ennemis, nous ne pouvons pas vous traiter comme des hôtes.

— Madame la comtesse, répliqua le major avec une figure assez embarrassée, je comprends, je comprends très-bien ; mais… permettez-moi de dire… le prince de *** est très-jeune, tout à fait charmant, mais très-jeune, et alors il est… volontaire… Il a envie d’avoir des seigneurs français pour causer en français ; il va être contrarié. Je lui donnerai bien tous les bons conseils, mais il sera contrarié, et peut-être il ne sera pas… aimable après qu’il aura été contrarié.

— J’espère mieux de lui, dit Adolphe souriant, quoiqu’il en eût, de l’air contrit de l’ambassadeur, l’honneur du prince de *** le guidera, comme le nôtre nous dirige. »

Le major disparut. Nous convînmes qu’il avait l’air fort brave homme, mais que la situation n’était pas gaie. Évidemment, le prince de *** devait être tout autre chose que commode. « Bast ! dit Adolphe, il ne brûlera toujours pas le château, il ne saurait où se mettre et le froid pique. »

Sur cette réflexion consolante, nous avisâmes à dîner sans, nous montrer. Il y a derrière le petit salon une espèce de vestibule d’où un escalier descend au sous-sol ; par là nous nous fîmes monter une pauvre petite lampe d’office, la seule qui restât, puis du bois pour la cheminée ; enfin, quand la grande table eut été servie, nous eûmes un dîner d’envahis, triste dîner, mangé tristement.

En même temps que la soupe, paraissait de nouveau le major :

— « Je ne voudrais pas être importun, mais, en vérité, si madame la comtesse voulait bien seulement servir le café du prince au salon ? Il va avoir fini… cela arrangera encore les choses. Le prince de *** est un peu… très… mécontent. Croyez, monsieur le comte et madame, que j’ai dit tout ce qui m’a été possible… Je suis désolé quand le prince fait des choses pas bien… Quand le prince a pris la chambre de madame la comtesse, c’est qu’il avait froid et il y avait beaucoup de feu dans cette chambre-là…

— Je ne pense plus à ma chambre, monsieur, répondis-je ; les procédés du prince de *** le regardent, c’est à nous à avoir soin des nôtres. Advienne que pourra ! je ne puis pas aller lui servir le café, mais je vous suis très-reconnaissante de vos bonnes intentions. »

Il parut un peu soulagé.

« Ah ! madame ! c’est que tout ce qui se passe me fait beaucoup de peine. Je voudrais, et d’autres aussi, voir moins de haine dans la guerre. Mon nom est français, madame, mes aïeux ont habité Rouen, puis votre roi Louis XIV les a chassés à cause de leur religion et cela nous a faits Allemands ; mais je ne veux pas de mal au pays d’où vient ma famille et je sais bien que cette guerre-ci est très-durement faite. »

Le pauvre homme se hâta de retourner à son prince et à ses compagnons.

Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir qu’il avait peu d’influence sur eux. Un bruit effroyable nous avertit que les convives quittaient la salle à manger, le grand salon fut brusquement ouvert, la lumière pénétra jusqu’à nous à travers le store baissé, qui cachait de notre côté la glace sans tain ; les voix, les rires, les mouvements de meubles remplirent l’air en un instant

— « Ils veulent peut-être nous vexer, me dit Adolphe à voix basse. »

Le piano fit entendre une valse entraînante ; un cliquetis de tasses l’interrompit, c’était le café.

Nous nous étions assis dans l’ombre, l’un près de l’autre et nous tenant la main. Comme nous nous plaignions mutuellement ! Comme je pensais que je devais aimer mon pauvre mari pour ce qu’il supportait ! Ma main tressaillit dans celle d’Adolphe.

« Qu’est-ce ? » demanda-t-il.

— Une tasse par terre, dis-je. Cela ne fait rien, mais ils vont peut-être s’amuser à cela. »

En effet, une autre se brisa, puis une autre encore. Je crus distinguer le son de la voix du major plaidant doucement. — Un patatras éclatant lui répondit, ce devait être tout le plateau qui tombait. — Adolphe me serra la main à me faire mal, puis il poussa doucement les verrous des portes de communication. Le fait est qu’au train dont allaient ces messieurs, ils pouvaient s’aviser de nous venir insulter nous-mêmes. Bientôt des voix, sinon belles, du moins exercées, se firent entendre ; je ne pouvais distinguer les paroles qu’elles chantaient, c’était sans doute des hymnes guerriers. Puis un demi-silence, et quelqu’un attaqua l’air de la Marseillaise.

Je me croyais vieille, ma chère sœur, je me croyais calme, je me croyais positive, j’avais ri souvent des exaltations patriotiques, la Marseillaise avinée des rues m’avait semblé ignoble ; mais quel élan m’a portée vers toi, mon noble, et pauvre, et beau pays, pendant que ces hommes outrageaient lâchement ton cri de guerre ! — Quand ils avaient réussi à flétrir un vers de leur accent niais, les éclats de rires dérisoires s’élevaient et saluaient ironiquement les grandes menaces que la fortune avait trahies.

— « Ah ! oui ! semblaient-ils dire, le jour de gloire ! Ah ! vraiment ! ils sont bons avec leur : Tremblez, tyrans !… »

Combien dura cette angoisse, je ne le sais, mes larmes coulaient à travers mes doigts qui voulaient les retenir, j’avais oublié où j’étais, je priais que la haine n’entrât pas dans mon cœur. Cette haine cherchée par eux, appelée, raillée d’avance, elle m’aurait rendue semblable à eux. Hélas ! assez d’autres les haïront !… la haine ne m’est pas venue, mais bien le mépris.

Les airs de danse ont succédé. Les grosses bottes ont frappé en mesure le parquet. C’était une soirée longue à passer pour nous. J’ai proposé à Adolphe une partie de dominos, cela nous aurait donné l’ombre d’une occupation. Pendant que je prenais le jeu, Adolphe voulut fermer les persiennes, pour échapper au regard d’une sentinelle qui passait et repassait lentement sur la terrasse. Le soldat arrêta le volet de la pointe de son sabre : « Sie dürfen nicht zumachen. » (Vous ne devez pas fermer.)

Cela était peu de chose auprès du reste. Je renversai doucement les dominos, et tandis que les danses continuaient, que le casque pointu passait et repassait devant la fenêtre, que notre petite lampe fumait, que notre poitrine serrée se gonflait de nouveaux sanglots, nous essayâmes de jouer, mais ce fut un triste essai. Au bout d’un instant, nous regagnâmes notre coin où, du moins, la sentinelle ne nous voyait plus, et, la main dans la main, nous attendîmes.

Les pires choses prennent fin comme les meilleures. Quand une sorte de silence se fut fait, la pauvre Marie introduisit des couvertures et des matelas réellement soustraits à l’ennemi. — Nous n’avions pas toujours été si bien couchés chez Roland au moment de la grande presse des blessés ; mais ce dénûment dans sa propre maison avait quelque chose de particulièrement pénible.

Ce matin, en m’éveillant, par terre sur mon matelas (pardon de cette vue d’intérieur), je m’aperçus qu’Adolphe avait déjà quitté le sien. Il était tout habillé et regardait d’un air mélancolique à travers les carreaux marbrés de givre.

— « Espérons qu’il s s’en iront aujourd’hui, » lui dis-je.

— « Peut-être ; — mais que font-ils ou ne font-ils pas en attendant ? Sais-tu que nous sommes gardés ? Marie n’a pas pu venir jusqu’ici. Il y a une sentinelle derrière cette porte. »

Elle fut encore longue à passer, cette matinée-là. Les sentinelles qu’on relevait ne savaient pas le français et feignaient de ne pas comprendre notre allemand. À dix heures, deux tasses de café nous arrivèrent par les mains d’un soldat. Sur le plateau était une carte de visite du major de *** portant ces mots au crayon : « Avec ses respectueuses civilités et humbles excuses. Partira à midi. »

Vers midi en effet, nos arrêts étaient levés, les domestiques nous rejoignaient, empressés de commencer leurs récits, avant même que les officiers allemands, réunis dans la cour, fussent tous à cheval. Je crus que nos gens exagéraient, mais notre pèlerinage à travers les chambres nous révéla ce que pouvait faire, quand il était contrarié, ce prince « tout à fait charmant ». La dévastation est ingénieuse, il a fallu penser pour si bien détruire en si peu de temps. Trois pièces n’ont aucunement souffert, comme si leurs occupants s’étaient refusés à obéir au mot d’ordre. Je n’ai pas encore eu le temps de m’assurer si nous avons été volés, je ne le crois pas, et d’ailleurs, nos cachettes gardent encore la meilleure partie de nos objets précieux. Mais dans les chambres condamnées on a fait ce qu’on a pu ; et pour te donner un détail, là où il y avait des tentures d’étoffe, elles ont été déchirées à hauteur d’homme, les draps de lit coupés en petits morceaux, la vaisselle broyée plutôt que cassée. Le cabinet de travail d’Adolphe paraissait en ordre au premier coup d’œil, voici ce que le second nous a révélé :

Tu te souviens de ce tableau peint par Van Loo qui nous vient de mon beau-père ? il représente un déjeuner de chasse de Louis XIV. Seul il n’avait pas été caché, parce qu’il est encadré dans la boiserie même, au-dessus de la glace qui surmonte la cheminée ; nous comptions que la difficulté qu’on aurait à l’ôter de là le sauverait. En effet il y est encore ; mais chaque personnage, courtisan, grande dame, laquais, et même Sa Majesté, a été muni d’une petite touffe de crin à la place où une queue pouvait s’imaginer. Le cuir fendu du fauteuil d’Adolphe montre où l’on a trouvé la matière, un poinçon qui est encore là a été sans doute l’instrument.

Souffrir est un art qui s’acquiert comme tout autre, cette dernière vexation a manqué son but. Chevilly nous a appris ce qu’est la vraie douleur, et une douleur vraie préserve des fausses. Une même pensée nous est jaillie du cœur en même temps : combien il vaut mieux endurer de telles choses qu’être capable de les imaginer ! Si l’on était méchant, il y aurait même un amer plaisir à voir ses ennemis tomber si bas ! D’aujourd’hui, j’adopte pour tâche de répéter à tes fils d’abord, puis à tous les jeunes gens, à tous les enfants : Gardez-vous de la haine, la haine rend bête, et puis vous ressembleriez aux Prussiens.

Ce qui achèverait la victoire de l’Allemagne sur nous, serait qu’elle nous donnât ses mœurs. Quand la fortune vous reviendra, vous lui montrerez comment on en doit user au xixe siècle. Votre exemple ne l’élèvera pas peut-être, mais du moins le sien ne vous aura pas abaissés.

  1. Le lecteur sait au contraire qu’André avait rejoint l’armée avant la bataille du Mans.