Une famille pendant la guerre/LXXIV

Madame de Thieulin à madame de Vineuil.
Thieulin, 5 janvier.

Voici, en bien comptant, dix jours que je suis de retour dans mon cher chez-moi, et je n’ai su encore que penser à notre ambulance du Bocage ! J’y pense pour la regretter. J’avais découvert enfin ma vocation (un peu tard, se dit Mlle Berthe en riant). — Ma chère nièce, mieux vaut tard que jamais…

Grâce à la mère que vous avez, vous trouverez sans doute le bon chemin plus tôt que votre vieille tante, et mieux vaudra ; mais si elle l’a trouvé tard, du moins ne veut-elle plus le quitter. Ma vocation, c’est l’infirmerie. On avait eu beau me gâter mon ambulance en dispersant mes pauvres blessés avant qu’ils fussent en état de marcher, jamais je n’aurais pu me décider à la quitter si mes habitudes premières d’obéissance conjugale ne m’avaient ramenée ici dès qu’Adolphe a jugé le moment venu d’y rentrer. Nous avons laissé Roland en possession de l’abbé M*** comme secours et société ; les blessés allemands avaient été évacués sur Orléans ainsi que les Français estimés rétablis, il ne lui restait qu’un petit nombre de malades, il pouvait en effet se passer de nous.

Nous avons trouvé Thieulin occupé par un corps de francs-tireurs qui y vivaient fort à l’aise et n’avaient nul désir de voir revenir les vrais propriétaires. Deux lettres de Vendôme, d’André, nous attendaient. On sent combien la captivité pèse au pauvre garçon, et cela renouvelle mes regrets de n’avoir pu le rejoindre ; mais tu dois être, malgré tout, trop heureuse de le savoir à l’abri des balles et bien soigné par son honnête homme de dentiste. Je te félicite du repos forcé auquel il se trouve condamné.

Pendant qu’il expie sa gloire à Vendôme, Barbier le cherche à Tours ou ailleurs, et je ne sais comment lui faire parvenir un avis. Le service de la poste est complètement suspendu par ici, les routes sont peu sûres. Nous sommes entre les Français au nord et ses Prussiens au sud, et justement dans la zone consacrée aux escarmouches. On nous prend, on nous perd, on nous reprend pour nous reperdre à chaque instant, tout cela sans considérable effusion de sang, grâce au ciel, mais à la grande souffrance de nos pauvres nerfs.

Le canon se fait entendre depuis hier, au nord ; le voilà maintenant à l’est, et aussi au sud. Les francs-tireurs qui occupent le parc et le château sont fort émus et ne savent guère le cacher ; je ne serais pas étonnée de les voir détaler subitement. Mes vœux les accompagneront, mais non pas mes regrets. Nous avons suffisamment joui de la société de ces messieurs, et il me semble que c’est au tour de quelque autre à les posséder. Non qu’ils soient méchants, loin de là, mais ce sont des gens émus, et par cela même émouvants, buveurs, gâcheurs, braillards, en tout ennemis jurés du calme dont nous avions tant besoin et que nous espérions retrouver en retrouvant notre chez-nous.

6 janvier.

Je l’avais bien prévu : nos francs-tireurs s’en sont allés ce matin par une porte comme les Prussiens arrivaient par l’autre ; — ces derniers demandaient depuis combien de temps les francs-tireurs étaient partis. Je crois vraiment qu’ils ont une peur effroyable les uns des autres.

Quelle tristesse de se retrouver entourés de tous ces uniformes ennemis ! Il est trop certain que nous venons d’essuyer encore une défaite. Le général Rousseau a subi deux attaques à la Fourche, près de Nogent ; il a perdu des canons, on ne sait encore combien, et il se concentre maintenant à Margon. Des hussards allemands disent avoir perdu beaucoup de monde à la Fourche et aussi à la Gaudaine, mais je me méfie quelque peu de leurs propos. Ils sont assez malins pour avoir remarqué qu’annoncer de grandes pertes est un moyen sûr d’ouvrir le cœur et les réserves des pauvres Français ; une intention de flatterie leur fait souvent exagérer le nombre de leurs blessés, flatterie étrange et sinistre comme le temps qui l’a vu inventer. De grandes pertes pour eux, c’est la résistance pour nous ; notre résistance, c’est l’espoir ou tout au moins l’honneur.

Adieu, chère sœur. De quoi demain sera-t-il fait ? dit le poëte ; moi je prédis qu’il sera fait de choses tristes, et qu’il en sera de même de bien des lendemains de ce demain.