J. Hetzel (p. 226-228).

Du même à la même.
Vendôme, 4 janvier.

Si vous avez reçu mes lettres du 20 et du 30, vous avez dû voir, chère maman, que l’état de prisonnier n’ouvre pas l’esprit aux idées roses. Je m’indigne contre moi-même de guérir si facilement au son des commandements allemands, des jurons allemands et des clairons allemands, car tout cela s’entend trop bien de la bicoque que nous occupons. Sans mon dentiste, je ne sais pas ce que j’aurais fait, mais il n’y a pas moyen de lui refuser le plaisir de ressusciter par ses soins, et il a si bien le don de me parler de vous au bon moment qu’il me fait faire tout ce qu’il veut. Mes deux camarades vont bien aussi ; le varioleux, après avoir été en grand danger, mange comme quatre, et nous le supplions maintenant de rester aussi varioleux que possible, en apparence du moins, pour tenir à distance nos gardiens.

Car voilà maintenant le danger qui nous menace. Nous guérissons trop vite, et il est fort à craindre que si, par malheur, notre bon état était constaté, nous fussions de suite envoyés en Allemagne.

À six lieues d’ici, une brave dame avait rempli sa maison des blessés du pont de Saint-Hilaire, elle les soignait comme ses enfants. Les Prussiens lui avaient même laissé quelques-uns des leurs, elle les traitait comme les Français. Avant-hier, elle reçoit la visite d’un inspecteur. On lui trie ses hommes, on lui laisse bien ceux qui ne guériront pas, mais les blessés légèrement, ceux qui peuvent se tenir debout, sont mis à part, puis envoyés sous escorte à Orléans. On ne leur a pas caché qu’ils allaient faire connaissance avec la Deutschland. La pauvre dame a prié, supplié, invoqué les soins donnés par elle aux Allemands ; elle a juré de représenter ses chers convalescents à première réquisition si seulement on voulait leur accorder une semaine encore pour achever de guérir ; rien n’a fait. Depuis que cette histoire-là est connue, il y a un nuage de plus sur le front du bon M. Richard. Et comme s’il voulait voiler son nuage par d’autres nuages, sa pipe ne s’éteint plus ; il fume du matin au soir d’un air rêveur ; par moments les bouffées se précipitent : nous comprenons que c’est un accès de rage qui passe.