J. Hetzel (p. 220-226).

André à madame de Vineuil.
Vendôme, 20 décembre.

Chère maman,

J’ai peur que vous ne soyez inquiète de moi. Il n’y a pourtant pas eu de ma faute si vous êtes restée sans nouvelles. Avez-vous reçu mon petit mot daté d’Oucques, 13 décembre ? Je l’écrivais au moment même où le combat s’engageait autour de nous et nous obligeait à nous hâter.

Ce départ-là peut s’appeler le triomphe de Mlle M…, la directrice de l’ambulance. En deux heures, évacuer cent soixante-douze malades ou blessés sans confusion, sans que rien d’essentiel ait manqué à aucun d’eux ! Je vous raconterai cela une fois ; il y a eu de drôles de scènes.

Mais ce qui n’était pas drôle du tout était de se séparer des infirmiers, des médecins, des directeurs, de tous ceux que ce pauvre Barbier appelait si bien un gentil monde. Nous les rechercherons, n’est-ce pas, chère maman, pour leur dire encore merci ? Et puis, les plus malades, les blessés récents ont dû souffrir horriblement, souffrir et périr. C’était un froid noir, âpre, avec du vent ; je grelotte encore en y songeant.

Couché dans la paille, au fond d’une charrette, je n’ai pas bien vu ce que chacun devenait ; on dit qu’une escouade de blessés a remonté sur Fréteval, la nôtre a suivi la route de Vendôme.

Dans les villages, on sortait au-devant de nous, effaré ; nos conducteurs donnaient les mauvaises nouvelles, on s’écriait :

« Ça serait-il possible qu’ils viennent jusqu’ici ! »

Nous laissions la stupeur derrière nous, et nous passions plus loin.

Je crois que nous sommes arrivés à Vendôme vers midi ou une heure ; nous avons pu voir que la population était bonne : on nous a fait tous ranger sur une grande place, les habitants sont venus, et chacun d’eux a choisi ceux des malades qu’il voulait ou pouvait prendre à loger. L’un demandait cinq hommes, un autre dix hommes, quelques-uns vingt-cinq. Notre convoi était le second et n’a pas suffi à occuper toutes les places préparées, mais assez d’autres pauvres diables ont passé depuis, et rien n’aura été perdu.

Je me suis évanoui bêtement avant de m’être vu casé, si bien que je n’ai aucun souvenir entre celui de ces offres de soupe, de lits, de feu, et le moment où je me suis trouvé sur un lit inconnu, dans une petite salle à manger sombre, où pourtant quelque chose de blanc brillait en face de moi dans une espèce de cadre accroché au mur. Le travail d’esprit auquel je me suis livré pour deviner ce que ce pouvait être a manqué me faire évanouir une seconde fois ; aussi pour vous épargner pareil sort, chère maman, je vous apprendrai tout de suite que j’étais chez un dentiste, et que c’étaient les produits de son art, cinq râteliers ou parties de râteliers, qui me regardaient fixement du milieu de leur velours fané. Heureusement qu’aucun d’eux ne faisait semblant de mâcher, je crois que j’en serais devenu fou.

Mon hôte est venu à moi, un brave petit homme tout rond, il était autrefois médecin ; mais, trouvant déplorable l’habitude des clients de payer le plus tard et même le plus rarement possible, il s’est fait dentiste pour toucher son argent de suite et sans difficultés. Il a huit enfants qu’il a fait partir avec sa femme pour la Bretagne : il est resté seulement pour être utile et n’a eu de cesse que quand ses lits ont été occupés. Ses études premières lui servent, et son talent n’est pas à dédaigner, surtout en un moment où les chirurgiens sont si rares.

Ne soyez donc pas en peine de moi, chère maman, ma bonne chance continue. Sans le chagrin de rester là sans rien faire, je serais trop bien.

J’ai commencé par donner beaucoup de peine à mon brave M. Richard. Ce trajet d’Oucques jusqu’ici m’avait ramené la fièvre, et ma cervelle a battu la campagne pendant les deux premiers jours. C’est pourquoi il m’a gardé avec deux autres, tandis que la plupart des camarades étaient acheminés, après quelques heures de repos seulement, sur Épuisay, Saint-Calais, puis le Mans.

Je me suis retrouvé moi-même le 15, à temps pour entendre commencer une canonnade digne d’un jour de bataille. Suivant mon hôte, le général Chanzy voulait garder aussi longtemps que possible la ligne du hoir ; les troupes étaient fermes, quoique abîmées de fatigue ; les choses se passaient avec ordre.

Mon cher régiment, où était-il ? que faisait-il ? Cela était terrible à penser.

Toute cette journée du 15, j’entendis, avec le canon, le bruit des charrois de notre armée qui traversaient la ville et faisaient trembler notre petite maison. À chaque nouveau fourgon qui passait, une de ces affreuses mâchoires, trop facile à la détente, s’entr’ouvrait avec un petit bruit. Il me fallait fermer les yeux pour ne plus la voir. À la nuit, on sut que la ville serait abandonnée et nous avec elle. Mon pauvre dentiste m’a consolé de son mieux ; il m’a parlé raison de votre part, et m’a dit que je serais encore longtemps un embarras pour l’armée. Cela est peut-être vrai ; mais quelle triste nuit ! Je n’étais pas résigné au fond, et je le tourmentais pour avoir, de quart d’heure en quart d’heure, des nouvelles. Et chaque nouvelle était un chagrin de plus.

On jetait dans la rivière un canon trop lourd pour être emmené ; ou bien quelques attardés, qui avaient bu, allaient rester comme prisonniers aux mains de l’ennemi qui s’en glorifierait ; ou bien encore on venait d’apprendre que les Prussiens étaient déjà depuis la veille sur la rive droite du Loir, qu’ils l’avaient traversé à Fréteval après un combat meurtrier pour les nôtres. Les voitures roulaient toujours, les bataillons passaient aussi de temps à autre ; mais on n’entendait ni chant ni cri. Le moment vint où les pas ne marquèrent plus aucune mesure, c’était bien des pas de débandés. Sur tout cela, il neigeait, à ce que disait M. Richard.

Enfin le jour a paru, un demi-silence s’est fait dans le quartier ; mon camarade de chambre, un moblot qui semble avoir la petite vérole, délirait ; il croyait battre le blé dans sa grange.

C’est alors qu’une détonation très-rapprochée, puis une autre, ont fait vibrer les carreaux, un vase de la cheminée est tombé ; il me sembla entendre un sifflement d’obus. M. Richard rentra en hâte et me fit comprendre ce qui se passait.

Vendôme est bâti sur le Loir, entre deux collines ; l’ennemi occupait les crêtes de la rive gauche et tirait par-dessus la ville contre la colline de droite que gravissait encore notre arrière-garde. Les canons prussiens étaient si proches de la maison que nous sentions l’ébranlement de chaque décharge[1]. Bientôt nos canons répondirent depuis ces hauteurs de droite, mais la retraite n’en continuait pas moins, et il fallait s’attendre à recevoir l’ennemi. On se souvenait à Vendôme du sort de Châteaudun, l’appréhension y était grande. Pour moi, chère maman, vous le comprenez bien, une fois les Prussiens là, j’étais un prisonnier…

Cela était dur, et j’ai envié, bien envié le varioleux que rien ne pouvait tirer de son assoupissement.

À midi, j’ai deviné, à l’agitation contenue de mon bon et cher médecin, ce qui devait se passer dans la rue. Avec un grand effort, je suis sorti de mon lit et me suis collé aux vitres pour un instant. Une vingtaine de cavaliers, pistolet au poing, l’air sur d’eux-mêmes, arrogants et calmes, arrivaient le long du jardin du lycée. L’officier en tête prononça un commandement, le son des trompettes éclata, aigu, triomphant, odieux !… Je me rejetai dans mon lit en sanglotant ; mais c’était trop aussi, et même mon père, j’en suis sur, n’aurait pu s’empêcher de pleurer.

Le soir, on sut que le dernier train français, emmenant un solde d’approvisionnement et je ne sais plus quels personnages de la ville, avait pu s’échapper. L’ennemi avait tiré dessus sans parvenir à l’arrêter. Faute de mieux, nous nous en fîmes une petite consolation.

Voilà quatre jours d’écoulés depuis cet affreux 16, j’ai été inscrit comme prisonnier, mais la figure du camarade à petite vérole n’engage pas ces messieurs à nous faire garder à vue. M. Richard nous soigne admirablement, ma chère, chère maman, et je ne serais pas plus sage, croyez-le bien, si vous étiez là.

  1. Vendôme est tout à fait au pied de la colline de gauche.