Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes, 8 septembre.

C’est fini ! et du moins nous n’avons plus à nous débattre contre l’incertitude. Papa a reçu ce matin sa nomination à l’un des bureaux du génie, puis il est décidé que nous restons aux Platanes. Mon père a cédé à toutes les bonnes raisons que maman a su trouver, et depuis ce matin la nouvelle est répandue dans le village.

Si nous avions besoin d’encouragements, nous en trouverions dans la joie générale. Les plus pauvres sont les plus heureux, car ils savent maintenant qu’ils ne mourront pas de faim. La vieille Manon l’a dit naïvement :

« Surtout, mamselle, faites beaucoup de provisions, car nous autres n’en ferons guère. »

Trois familles qui commençaient leurs préparatifs les suspendent ; pour d’autres, l’exemple de maman arrive trop tard. Mardi sont partis les enfants et les petits-enfants de la mère Leblanc. Comme on n’accepte plus de bagages au chemin de fer à cause de l’encombrement, ils n’ont emporté que ce qu’ils pouvaient mettre sur eux. Les enfants avaient trois robes l’une par-dessus l’autre, cela les rendait aussi larges que hautes.

Les de R*** sont partis aussi hier, ne laissant derrière eux que les domestiques. Toutes les maisons bourgeoises sont maintenant fermées ; tu ne saurais croire combien le pays est devenu triste depuis ces départs. Heureusement que nous avons beaucoup à faire ; on va envoyer à Paris deux des vaches et une charrette pleine de vivres, puis il nous faut travailler aux cachettes.

Nous mettons dans des caisses la plus grande partie du linge, les vêtements d’hommes, presque toute l’argenterie ; François descend les caisses dans la cave qui est sous le bûcher. Les tableaux y sont aussi et, en général, les objets auxquels mon père et maman tiennent le plus.

J’y ai mis le beau nécessaire que Maurice et toi m’avez donné à mon dernier jour de naissance. Le maçon va murer l’entrée de la cave, on arrangera devant les bancs et les chaises de jardin, et il faudra être bien habile pour deviner ce qu’il y a là-dessous.

Dans chaque maison on en fait autant avec plus ou moins de mystère. Hier, à nuit noire, François a rencontré au carrefour du Poteau-Neuf une bande de nos voisins, ils revenaient de la forêt où ils avaient enfoui leurs trésors.

Le garde est venu demander à papa s’il devait autoriser certains habitants de Thiers à construire dans les bois des abris pour leurs bestiaux.

Chacun nous conseille de faire quelques dépôts de vivres dans des endroits sûrs. « On ne sait pas ce qui peut arriver, » nous répète-t-on, et ce doute n’est pas le beau côté de notre affaire.

Avec tout cela, le temps marche, et bientôt il faudra voir partir mon père ! Il espérait rester jusqu’au 15, mais les nouvelles de la marche de l’ennemi sont menaçantes, nulle part on ne peut même essayer de l’arrêter et nous pouvons l’avoir ici dans quatre ou cinq jours. Puis on réclame mon père à Paris. Déjà il travaille toute la journée à l’aide de documents et de plans que le général Ch.-L… lui a envoyés par une estafette. Maman s’enferme avec lui, et, quelque effort qu’elle fasse, elle parait chaque jour plus triste. On n’a un bon moment que le soir. Papa prend alors Marguerite sur ses genoux et il explique, en s’adressant à Robert qui le dévore des yeux, mille choses sur la vie des soldats et l’organisation des armées qu’il me semble apprendre aussi.

Mon père a une manière d’enseigner qui n’est pas celle de tout le monde ; l’élément moral tient plus de place dans ses préoccupations que tous les éléments matériels réunis, et l’on voit que sa grande inquiétude pour notre pauvre pays n’est pas qu’il manque de canons ou d’argent, mais qu’il manque d’hommes qui sachent faire leur devoir avec conscience. Je crois que papa est la seule personne à qui je puisse entendre parler des défauts des Français.

Il y a des gens qui semblent prendre plaisir à énumérer les faiblesses et les fautes du temps présent, et qui se réfugient dans le dégoût pour se dispenser de l’action ; il y en a d’autres qui récapitulent les folies et les malheurs passés et en prédisent de plus terribles encore avec un air si découragé qu’on finit par les excuser, eux aussi, de ne rien faire.

Mon père, lui, n’a ni ironie ni désespoir. Il voit mieux que personne nos plaies, mais comme l’on verrait celles d’un être aimé, adoré. Le respect pour la France ne le quitte pas plus que l’amour ; il regrette, il blâme, il aime, il espère, il va combattre ! et nous qui l’écoutons, nous nous sentons toujours mieux unis à cette douce patrie si mal servie, si mal aimée.

Je te quitte pour les leçons de Robert. Le pauvre garçon n’est guère en veine de travail. À chaque coup de sonnette, il court à la fenêtre pour apercevoir l’arrivant et juger à sa mine s’il apporte des nouvelles. Nous vivons dans une fièvre que tu peux concevoir. Qu’est-il échappé de nos troupes ? Aura-t-on de quoi tenir la campagne sous Paris ? Voilà, selon papa, la grande question du moment, et l’on espère toujours quelque dépêche qui nous apprenne sur quoi l’on peut compter.

Le seul point lumineux de notre horizon, c’est Maurice. Il gagne à la résolution de papa ce que nous y perdons, aussi écrit-il des lettres si joyeuses et si triomphantes que maman retrouve un sourire en les lisant.

9 septembre.

Grand émoi hier, comme je finissais ma lettre. Une quarantaine de cavaliers français défilaient sur la grande route. François rayonnait : — « Monsieur, disait-il, c’est bien sûr des éclaireurs, on envoie des troupes, on va essayer de tenir ! Je le disais bien que ça ne pouvait pas se passer comme ça ! »

Enquête faite, ces hommes font partie d’une brigade de cavalerie envoyée pour couper les routes, faire sauter les ponts, enfin préparer à la marche de l’ennemi toutes les difficultés possibles. C’est le général de C… qui la commande. Dès que mon père a vu son nom, il lui a envoyé François avec une lettre le priant d’établir son quartier général aux Platanes. Mais M. de C… n’a pas osé s’éloigner de la ville où les dépêches de la division, qui se succèdent rapidement, le viennent chercher ; les ordres sont, à chaque instant, suivis de contre-ordres, et le plus léger retard pourrait avoir de graves conséquences. Cependant il a trouvé moyen de venir passer une demi-heure avec nous. Qu’il est changé ! Il paraît brisé par la douleur et ne parle qu’avec effort de ce qu’il a vu et de ce qu’il sait. Son fils unique doit être auprès du maréchal Bazaine, sous Metz ; il y a un mois qu’il n’en a eu de nouvelles. Les terribles batailles de Gravelotte et de Mars-la-Tour ont eu lieu depuis et le pauvre père est convaincu que son fils est tué. Il ne parle de lui qu’au passé. « Il était lieutenant au 4e chasseurs, » nous disait-il.

Puis on a passé la revue des amis communs engagés en ce moment. Le colonel A… a été tué à Forbach, et son beau-frère blessé à Reichshoffen. On manque complètement de nouvelles du capitaine Herbauld qui faisait partie du corps du général Frossard. Quant au général de C…, il était à Sedan, et il doit son salut à ce qu’envoyé le matin du 1er septembre, avec sa brigade pour garder la route de Mézières, il a pu encore se retirer à marches forcées sur Paris.

Ses ordres l’obligent à faire couper les routes derrière lui. Tous les beaux arbres de la route de Creil ont été abattus, ils se croisent sur la chaussée et rendent le passage impossible. Mon père a reconduit le général jusque-là, il dit que cette désolation organisée fait mal à voir.

Le matin, à cinq heures, la brigade a quitté S…, et un peu plus tard, un bruit épouvantable a fait trembler la maison. — C’était le grand pont du chemin de fer qui sautait.