Berthe à André de Vineuil.
6 septembre.

Je t’écrivais hier et déjà je reviens à toi, cher frère ; chaque jour amène du nouveau, et un nouveau si triste !

Papa m’a appelée tout à l’heure, dès que les petits ont été couchés.

« Ma grande fille, a-t-il dit, nous réclamons aujourd’hui tes dix-sept ans au conseil de famille, c’est le moment ou jamais de vieillir vite. Nous avons, ta mère et moi, de grands partis à prendre. Tu sais que comme commandant de la garde nationale j’avais rassemblé quelques éléments de défense à S. Je croyais possible, sinon d’arrêter, du moins d’embarrasser les troupes ennemies qui passeraient par nos routes. Eh bien, ce désastre de Sedan a bouleversé toutes les têtes. À quatre heures j’ai reçu de la mairie ordre de licencier la garde nationale ; on prétend qu’il n’y a rien à faire contre les troupes qui sont maintenant libres de marcher sur nous. On va donc ouvrir ses portes ! ou plutôt se sauver en les laissant ouvertes ! Enfin c’est une panique !… Mon enfant, je ne saurais voir tranquillement ces choses-là s’accomplir. D’ailleurs, je puis encore être bon à quelque chose, il y a certains services que je puis rendre. Avec l’approbation de ta mère, qui fait peut-être à ton frère Maurice plus encore qu’à la patrie le sacrifice de ma personne (pauvre papa ! il essayait en vain d’égayer maman), avec l’approbation de ta mère, je viens d’envoyer un télégramme au général Ch.-L… pour me mettre à sa disposition. Je pense qu’on m’emploiera aux fortifications ; cela me rapprochera aussi de Maurice, que sa qualité de polytechnicien désigne à un service du même genre. Le père et le fils aîné seront donc à Paris et assiégés !!! Le second fils, maître André, est à cette heure au Mans occupé à faire l’exercice ; il continuera son apprentissage militaire. Il reste vous, mère, enfants, et c’est vous qu’il s’agit de mettre en sûreté. Je souhaiterais que ta mère m’ôtât tout souci sur votre sort en fuyant, — le mot est laid, mais le fait est justifiable lorsqu’il s’agit de femmes et d’enfants, — d’abord si vous voulez à Brou, chez votre tante de Thieulin ; puis, si l’ennemi avançait, à Tours, en Bretagne, si loin qu’il faudrait pour l’éviter. Ta mère, au lieu de cela, veut…

— Je ne veux rien, a interrompu maman, mais il nous faut réfléchir et chercher le mieux sans nous trop laisser entraîner par nos propres désirs. Nous pouvons fuir, il est vrai, et quelques autres habitants du pays feront de même ; mais combien vont rester ! Ceux-là trouveront bien amère la pauvreté qui les livre à un danger que nous sommes si empressés d’éviter. La panique, dont nous voyons déjà de si tristes effets, va augmenter ; on m’a dit que beaucoup de pauvres gens s’installaient dans les bois ; on ne sait jusqu’où cette terreur peut les mener. Les vingt ou vingt-cinq familles du village resteront si nous restons ; nous sommes seuls à savoir l’allemand et nous pourrons servir d’interprètes. Je crois que notre place est ici. Mais nous te parlons de ceci, mon enfant, parce que si tu éprouvais une trop grande crainte de rester, cela trancherait la question. Nous partirions pour le Perche, pour la Bretagne, nous irions aussi loin que le souhaite la prudence de ton père.

— Pourquoi n’irions-nous pas dans Paris avec papa et Maurice ? ai-je demandé.

— Parce que Paris sera probablement assiégé, a dit mon père. On ne choisit pas une ville assiégée pour y enfermer des femmes et des enfants. Tu sais ce que je me suis donné de peine pour empêcher les paysans d’envoyer leurs familles à Paris ; ces bouches inutiles embarrasseront la défense et peuvent l’abréger. Malgré la consolation qu’il y aurait à être ensemble, je ne crois ni juste ni bien de vous y faire entrer. Cela serait un plus mauvais exemple que la fuite dont la pensée scandalise ta mère. Ce sont des soldats qu’il faut à Paris et des vivres !

— Eh bien, père, je n’ai pas peur du tout de rester ici, et je pense comme maman que nous serons à notre place. Le vieux Hallier, Mme Reboul, puis Augustine, sont venus demander aujourd’hui ce que nous ferions avant de prendre eux-mêmes un parti ; je vois qu’on a très peur.

— Oui, a dit papa, on se souvient des Cosaques en 1815, et l’on s’attend à revoir des sauvages semblables. Grâce à Dieu, les temps ont marché et la guerre ne se fait plus comme jadis. En 1815, la barbarie avait d’ailleurs un prétexte ; c’était des représailles de nos invasions à nous. Cette vieille querelle-là est vidée, il n’y a plus de haine entre les peuples. Si ta mère persiste à rester, ce n’est pas l’occupation allemande que je redouterai le plus dans un canton qui ne se défend pas ; c’est l’isolement, la privation de nouvelles, ce sont les inquiétudes qui en seront la suite. Au reste, nous reparlerons de cela demain ; mais puisque tu écris à André, dis-lui toujours où nous en sommes et que mon départ à moi est décidé. »

Voilà qui est fait, je t’ai tout dit, cher frère ; j’ai mis les mots de chacun pour m’empêcher d’employer ceux qui rendraient ma pensée vraie, celle que j’ai dans le cœur : André, qu’allons-nous faire sans papa, sans toi et sans Maurice ? Nous vous imaginerons tués à chaque bataille dont on parlera ! Il faut que mon père juge le danger de la patrie bien sérieux pour demander du service à cinquante ans passés et quand ce service doit l’obliger à quitter maman. Je t’assure qu’ils font pitié à voir tous deux ; on n’ose plus penser à son propre chagrin.

Et toi qui prétendais qu’une guerre en Europe ne pouvait être qu’une plaisanterie. Qu’en dis-tu, maintenant ? Cette plaisanterie-là nous coûte déjà bien des larmes. T’imagines-tu papa et Maurice aux remparts, toi en expédition n’importe où, maman sans nouvelles au milieu des Prussiens, et tout cela compliqué d’inquiétudes sur les anciens camarades de papa, peut-être sur mon oncle et ma tante de Thieulin et tant d’autres parents et amis ? Oh ! si l’on pouvait avoir une bonne paix !

Écris-nous bientôt. Je ne tarderai pas à te donner des nouvelles, car c’est à moi qu’a été solennellement confié le soin de te tenir au courant.