Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes (Oise), 5 septembre 1870.

Mon cher André,

Hier, vers quatre heures, une pluie d’orage nous avait fait rentrer. Nous étions tous réunis dans la bibliothèque ; Robert et Marguerite, en l’honneur de leur congé du dimanche, coloriaient des images, maman écrivait à ma tante de Thieulin, mon père, l’air très-soucieux, étudiait une carte de l’état-major.

On entendit le certain grincement que tu reproches à la porte d’entrée.

« Ce doit être François, dit mon père en relevant la tête, nous allons avoir des nouvelles. »

Il alla se placer contre la fenêtre et attendit. Je vis combien sa figure était inquiète et lui offris d’aller demander si c’était bien François. Mon père fit un geste négatif sans rien dire et attendit encore. Quelques minutes passèrent ; enfin, n’y tenant plus, il ouvrit la porte pour s’informer lui-même. Nous aperçûmes derrière cette porte une figure si bouleversée, si navrée, si confuse, dirai-je, que j’en poussai un cri :

« François ! qu’y a-t-il donc ?… »

Brave François ! papa l’avait envoyé à S. pour voir si quelque dépêche n’avait pas été affichée à la mairie, et il ne pouvait se résoudre à entrer et à dire ce qu’il savait. Le vieux soldat se révoltait en lui, comme le jeune soldat, mon pauvre frère, a dû se révolter en toi quand tu as appris ce qui s’appellera maintenant et pour toujours Sedan ! c’est-à-dire le plus grand désastre de notre histoire, la ruine soudaine, incompréhensible ; quelque chose d’effrayant au fond duquel on redoute de trouver la honte !

Quatre-vingt mille hommes, l’empereur, l’armée, tout ce qui pouvait se rendre s’est donc rendu ! François semblait abruti, nos questions lui ont arraché la vérité lambeau par lambeau. Il apportait un journal et une dépêche qu’il avait copiée à la mairie. Mon père a voulu la lire lui-même tout haut ; dès la seconde phrase, l’émotion de sa voix nous a gagnés ; maman essayait vainement de comprimer ses sanglots ; François pleurait sans y penser ; mon cher père lui-même, si calme, toujours si ferme, il a faibli aussi, les larmes l’ont gagné, il a jeté l’affreux papier loin de lui, et, se laissant tomber sur un siége, il est resté dans une stupeur qui m’effrayait. On devinait qu’un monde de pensées s’agitaient dans son cerveau, il ne pouvait parler.

L’effroi de Marguerite, dont les huit ans ne comprenaient rien à cette scène, rappela mon père à lui-même ; il l’attira sur ses genoux.

« C’est qu’il nous arrive un grand malheur, Marguerite : les Prussiens ont pris toute notre armée ; il n’y aura plus maintenant assez de soldats pour nous défendre !

— Est-ce qu’ils ont tué Maurice et André, les Prussiens ? fit Marguerite.

— Non, mon trésor. Grâce à Dieu, tes frères sont encore en sûreté ; mais ils ne le seront plus bien longtemps, vois-tu ; tout le monde va se battre. Ce n’est plus la guerre pour faire le mal maintenant, c’est la guerre pour empêcher le mal, c’est la guerre pour nous défendre… »

On vint dire que la vieille Mme de *** était là et demandait les nouvelles. Papa et maman nous embrassèrent, on essuya ses yeux avant de descendre, et chacun se dit que les temps devenaient graves et qu’il fallait prendre sur soi.

Depuis lors, hier et aujourd’hui, nous avons à peine revu mon père et maman ; cependant nous aurions eu grand besoin que l’un ou l’autre nous donnât une espérance. Où était-elle, ta gaieté fameuse, frère André ? Elle seule et nulle autre aurait été capable de nous ranimer ! Sans toi, je n’ai su que traîner les deux petits par la main ; ils ne voulaient pas me quitter et nous errions ainsi dans le jardin, interrompus seulement par le jardinier ou par les bonnes femmes du village qui venaient demander à madame si c’était vrai tout ce qu’on disait.

Faute de madame, on se contentait de Mlle Berthe, qui répétait ce qu’elle avait appris. Marguerite ajoutait :

« Et ça a fait pleurer papa. »

Et Robert grondait Marguerite de dévoiler ainsi la faiblesse de papa :

« C’est que maman et Berthe pleuraient, disait-il, alors ça l’a gagné ! »

Toujours errant, nous avons gravi la butte d’où l’on domine la grande route. De même que les jours derniers, on y apercevait les tristes caravanes des fuyards de l’Est cheminant péniblement avec leurs enfants et leur bétail.

Voilà près d’une semaine que les premiers ont passé ainsi, et l’émigration semble loin de se ralentir ; jamais nous n’en avions tant compté.

Ce spectacle n’était point fait pour égayer les enfants, diras-tu. En effet ; pourtant ils ont eu quelque plaisir à remarquer qu’une charrette quittait la grande route et venait de notre côté, et il a fallu descendre et faire ouvrir la petite porte pour mieux voir ceux qui approchaient. C’était navrant ! Une femme était dans la charrette avec trois petits enfants dont l’un avait à peine deux mois. Quelques matelas, des paquets de linge, des marmites et une cage d’osier où les poules caquetaient plaintivement ; tout cela était encore mouillé de la dernière averse, et l’ensemble avait un air transi qui faisait peine. Le père et ses deux fils marchaient à la tête du cheval, une vache était attachée derrière la voiture, et un chien pareil à Fox fermait la marche. Le petit cortège s’arrêta près de notre groupe, et l’homme demanda poliment où l’on pourrait trouver une goutte de lait pour le tout petit enfant. J’envoyai Robert en demander à Nanette, et, fortifiée par la présence du jardinier qui venait d’apparaître, j’osai questionner ces pauvres gens. Ils venaient de Lorraine. Leur ferme était située tout près de Gravelotte. À l’approche de l’ennemi, ils s’étaient sauvés, emportant ce qu’ils pouvaient, abandonnant le reste avec un secret espoir de le retrouver plus tard. Mais deux jours après la bataille ils avaient été rejoints par un de leurs voisins et avaient appris que tout était perdu.

Quelques soldats français s’étaient réfugiés dans la maison pour y prendre leur repas, un détachement prussien les avait cernés, nos lignards avaient tiré par les fenêtres. Enfin les Prussiens avaient pénétré dans la maison, ils avaient massacré nos soldats, puis tout avait été brûlé : maison, grange, étable. La pauvre famille ruinée avait continué depuis lors à marcher sans savoir où. Elle n’a plus qu’une crainte, celle d’être rattrapée par l’ennemi, et père, mère et enfants répètent à tous ceux qu’ils rencontrent :

« C’est inutile de vous défendre, personne ne peut résister aux Prussiens, ils fusillent tous ceux qu’ils peuvent prendre et brûlent les maisons. Sauvez-vous ! sauvez-vous ! »

Voilà pourtant de quelle façon la panique se répand et s’augmente. On ne raisonne plus, on ne songe qu’à sa propre vie, on ne pense plus au pays, et ceux qui ont entendu cet affreux sauvez-vous ! le répètent à leur tour à d’autres.

Robert était revenu avec le lait pour le baby, et Nanette avait elle-même apporté un gros pain et du vin. Nous avons eu un vrai bonheur à voir ces malheureux se ranimer et jouir un instant. Le petit cœur de Marguerite s’est ému pour les poulets, elle leur a émietté du pain et leur a cherché de l’eau, puis l’on s’est dit adieu. Et comme la charrette tournait notre mur, nous avons tous crié ensemble ;

« Bon courage ! »

Et nous sommes rentrés.

« Berthe, m’a dit Robert qui devint tout à coup très-rouge, je pense que tu n’as pas bien fait de ne rien dire à ces gens sur leur devoir, ils se sauvent et ils font sauver les autres ; c’est très-lâche, tout ça. Moi je ne voudrais jamais faire croire aux Prussiens que j’ai peur d’eux.

— Mon garçon, si tu avais femme et enfants, tu te sauverais peut-être aussi pour les sauver.

— Non, certes, je me mettrais derrière un fossé sur le chemin des Prussiens avec plusieurs fusils chargés, je les attendrais et je les tuerais à mesure qu’ils passeraient. »

Une grosse pluie est survenue et nous a fait rentrer, non sans donner une pensée à cette petite charrette, seul abri maintenant d’une famille naguère heureuse.

Et se dire que tant d’autres dans la situation de celle-là défilent presque toute la journée !

J’ai songé au reproche de Robert. L’ai-je mérité ? Comme c’est difficile, le devoir ! Je ne crois pourtant pas que j’aurais dû faire de la morale à cet homme qui a trois fois mon âge ; mais il y a de bonnes choses que j’aurais pu dire, seulement ces grandes détresses-là causent une sorte de terreur ; on n’avait rien imaginé de semblable auparavant ; on les contemple et on reste muet. Qu’il plaise à Dieu de me rendre bonne à quelque chose !