Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 173-188).


C’est un mastodonte. (page 179)

CHAPITRE xiii

ARRIVÉE DANS LA RÉPUBLIQUE CENTRALE


— Nous avons à descendre par cette échelle jusqu’à une quinzaine de mètres, avait dit André-Phocas de Haute-Lignée, et là, nous trouverons un plateau de granit d’où part notre ascenseur, ou plutôt notre descenseur, car la montée par cette cheminée serait impossible, et c’est par les côtes du Brésil que nous abordons la face supérieure de la terre. Toutes les précautions sont d’ailleurs prises pour éviter la fatigue et le danger, et j’ose promettre que vous allez faire une traversée curieuse et agréable. Vous ne regrettez rien, Mademoiselle ?

— Non, Monsieur le Président

— Nous sommes prêts ? demanda-t-il en langue sous-terrienne à ses concitoyens.

— Oui, répondirent-ils.

— Donc, en route.

Et tous, saisissant l’échelle de corde, disparurent tour à tour dans le gouffre.

À mesure qu’ils entraient dans l’obscurité, les yeux des Sous-Terriens s’allumaient d’une lueur phosphorescente qui éclairait nettement les objets autour d’eux. Le président le fit remarquer à ses compagnons, en leur montrant comment les êtres vivants sont appropriés au milieu où ils doivent exister. Les poissons qui habitent les nappes d’eau souterraines et sans lumière perdent les organes de la vue ; les Sous-Terriens, qui sont faits pour vivre à la clarté d’un soleil central, et dans les profondeurs de la mer, ont des yeux qui fonctionnent comme les nôtres quand ils sont à l’air lumineux, et qui deviennent lumineux eux-mêmes aussitôt qu’ils rejoignent les espaces enténébrés.

Wilhelmine descendit les quinze mètres d’échelle sur les épaules de Congo, qui ne se montrait pas le moins du monde fatigué de sa longue traversée dans les eaux équatoriales, et qui portait fièrement son précieux fardeau. On pouvait être tranquille, il n’arriverait rien à la jeune fille tant qu’elle serait sous la garde du colosse.

Jean Kerbiquet descendit avec l’aisance d’un gymnaste de profession.

Pour le petit docteur, ce fut un peu plus compliqué. Francken était un de ces hommes dont les bras n’entourent pas facilement la circonférence abdominale, et qui, s’ils ont par hasard à se servir d’une échelle, en atteignent péniblement les montants avec leurs mains et les barreaux avec leurs pieds. Si l’on veut considérer que le docteur était sanglé dans son uniforme de mer et peu libre de ses mouvements, on concevra que l’expédition aurait pu commencer par une catastrophe, le pauvre homme étant continuellement éloigné de l’instrument qui le portait par une intempestive rotondité. Il manqua des échelons, poussa des cris de pintade effarouchée, faillit plusieurs fois rouler dans l’abîme, et finit cependant par prendre pied sur la corniche inférieure, rouge comme un coquelicot et soufflant comme un buffle, mais éclatant de rire.

— Vos épreuves sont terminées, Monsieur, lui dit le président. À dater de cet instant, nous allons en voiture.

Et c’était en voiture, en effet, que devait s’achever la descente. Au roc surplombant, une poulie avait été solidement scellée, et sur cette poulie passait un câble métallique dont les deux bouts épissés faisaient un câble sans fin, tournant sur une poulie semblable, à une halte inférieure. Cinq paniers, semblables à des nacelles de ballons, étaient suspendus l’un au-dessus de l’autre à ce câble, qui passait par une ouverture à leur centre, et la longueur des étapes de haut en bas n’était déterminée que par le poids de la corde, qui aurait pu se rompre si cette longueur avait été par trop grande. À la station inférieure, le même appareil était installé, et c’est ainsi, par descentes de cinq à six cents mètres, que les voyageurs s’enfonceraient dans la terre, tant du moins que la cheminée demeurerait verticale, et sans autre fatigue que celle résultant de la manœuvre des paniers, qu’il fallait évacuer pour les décrocher d’un câble et les accrocher au câble inférieur. Ajoutons que les Sous-Terriens, pour éviter toute dangereuse augmentation de vitesse, et pour s’arrêter à chaque palier, avaient inventé un frein spécial et fort ingénieux qui agissait des nacelles mêmes sur la partie remontante du câble, et qu’un homme manœuvrait aisément d’une seule pression de main. Il avait fallu, on le conçoit, un temps considérable pour installer un semblable appareil, mais le président de la République Centrale y avait tenu la main, quoiqu’il fût décidé à achever son existence au fond du Globe, parce qu’il voulait, en cas d’événements imprévus, pouvoir se mettre en relations avec la partie supérieure de la planète.

Et depuis que le gigantesque va-et-vient était établi, André de Haute-Lignée était venu souvent sur la terre, dans l’incognito le plus strict, et dissimulant avec soin son escorte. Il avait ainsi trouvé le moyen de présider une République où on l’adorait et où il se trouvait heureux, et de rester au courant de ce qui se passait dans son ancienne patrie.

— Le tube où nous voyageons, dit-il, quand tout le monde fut assis commodément dans les nacelles et que la descente eut commencé, se dirige verticalement jusqu’au milieu de la croûte terrestre, jusqu’à la zone neutre, jusqu’au point où la pesanteur n’existe plus.

« C’est ce que les hommes appellent, par hyperbole, un gouffre sans fond. S’ils ont eu jamais l’idée de le sonder, ce que je ne crois pas, car son ouverture est située sur un îlot parfaitement désert, leurs sondes se seront rompues sous leur propre poids bien avant d’avoir atteint la région neutre. Et comme nous prenons la précaution, chaque fois que nous redescendons, d’enlever la première échelle de quinze mètres, je ne crois pas que nous courions aucun risque d’être suivis.

« Arrivés au milieu de l’écorce terrestre, nous trouverons une rampe en pente assez rapide, qui se dirige vers le sud-ouest, et qui, lorsque nous l’aurons gravie, car nous monterons à partir de ce moment-là, nous conduira sur la face intérieure de la terre, à quelques centaines de mètres de ma capitale. Rassurez-vous, d’ailleurs, nous grimperons cette rampe sans la moindre fatigue, grâce à une sorte de funiculaire, de chemin de fer à la ficelle, que mes concitoyens ont installé avec les relais nécessaires. Ils nous attendent à l’heure actuelle au point initial, et remonteront à la surface, par groupes, aussitôt que nous serons passés. Ce service est fort bien organisé, car j’en use souvent. »

Et de fait, le voyage donna lieu à si peu d’incidents que nous n’y insisterons pas davantage. Les Sous-Terriens et nos compatriotes s’examinaient beaucoup, naturellement, mais le président avait eu soin de les expliquer en détails les uns aux autres, et, s’ils s’observaient, c’était avec sympathie.

Jean Kerbiquet, suivant l’imputsion de son esprit pratique, s’inquiétait déjà des conditions dans lesquelles aurait lieu l’expédition chez les Kra-las. Francken frétillait dans sa nacelle et s’extasiait chaque fois qu’elle traversait des couches de quartz aurifère, ou des cristallisations géantes, ou chaque fois que des gemmes colossales, enchâssées dans le roc comme dans un chaton de bague, luisaient de mille feux sous les rayons lumineux partis des yeux des Sous-Terriens. Il aurait voulu s’arrêter partout, et emporter des échantillons de tout. Il appelait Wilhelmine pour lui montrer ces richesses, et se répandait en explications géologiques transcendantes, que la jeune fille écoutait d’une oreille, parce que les informations du président des Sous-Terriens l’intéressaient bien davantage. Les hommes amphibies, calmes de leur naturel et faisant peu de mouvements inutiles, ne considéraient pas sans une certaine surprise ce petit homme exubérant qui n’arrêtait ni de parler ni de gesticuler, qui poussait des exclamations enthousiastes chaque fois qu’un caillou brillait à la paroi du puits, et qui se mettait à tout instant le haut du corps hors du panier, au risque de disparaître dans le gouffre.

Congo les avait un peu épouvantés quand il était tombé à l’eau, de l’avant du Pétrel. Il se tenait tranquille, à présent, ne cherchant pas à savoir où il allait, satisfait, du moment qu’il suivait son maître et les amis de son maître. Il s’était assis dans un angle de la nacelle inférieure, et ne donnait signe d’existence qu’aux relais, où sa force musculaire prodigieuse aidait puissamment à la manœuvre des paniers. Pour bien dire il la faisait seul, cette manœuvre, car il joignait à sa vigueur d’athlète une agilité de matelot consommé. Il se coulait le long des câbles, recevait les voitures d’osier, et les accrochait avec une extrême facilité. Puis il reprenait sa place et sa somnolence, sans s’inquiéter de descendre toujours, sans éprouver jamais le moindre vertige, puisque son capitaine et la « Moiselle », comme il l’appelait, descendaient avec lui.

Le voyage dura exactement huit jours, ou cent quatre-vingt-douze heures. Sur ces cent quatre-vingt-douze heures, quatre-vingt-seize furent consacrés au repos, et pendant les quatre-vingt-seize autres, s’il y avait eu à bord un enregistreur spécial, il aurait constaté que le petit docteur Francken avait prononcé un million trente-six mille huit cents mots, soit dix mille huit cents à l’heure, cent quatre-vingts à la minute, et trois par seconde, ce qui est le maximum permis par la Nature aux gosiers humains les mieux entraînés. On connaît même peu de femmes qui puissent arriver à une pareille volubilité.

Et, dès qu’il fut sur la face intérieure de la croûte terrestre, le petit homme pensa tomber assis de frayeur. Il l’aurait certainement fait si ce lui eût été possible. Mais il était maintenu en l’air par une trompe vigoureuse, et qui ne le lâchait pas, malgré ses hurlements.

Ce n’était d’ailleurs pas pour le maltraiter que cette trompe l’agitait ainsi ; c’était simplement pour témoigner qu’elle partageait l’allégresse générale qu’inspirait le retour du Président. Elle le reposa doucement sur ses pieds, et le docteur, ahuri, à demi-ployé en arrière, autant du moins que le lui permettait son ventre, se trouva devant une sorte d’éléphant de proportions si monstrueuses qu’il n’en avait jamais vu de pareil. Mais cet éléphant n’était pas fait exactement comme les nôtres ; il était d’abord beaucoup plus gros et plus élevé ; ses défenses se recourbaient en l’air et la pointe en aboutissait presque devant les yeux, après avoir décrit un cercle à peu près complet ; l’épine dorsale était couverte d’une étrange crinière de longues soies. L’énorme bête, malgré son aspect sauvage, était complètement docile et apprivoisée, car un Sous-Terrien la prit aisément par la trompe et la fit reculer.

— Mais… mais… balbutiait Francken au comble de la stupéfaction, c’est un mastodonte !

— Parfaitement, lui répondit en souriant le président, nous en sommes encore au mastodonte, ici.

— Et vous laissez ces formidables animaux se promener parmi vous ? Ils ne massacrent pas vos sujets ?

— Ils ne massacrent personne, pour cette excellente raison que mes concitoyens sont végétariens et ne leur font pas de mal, et pour cette seconde excellente raison qu’eux-mêmes sont herbivores et qu’ils n’ont pas à chasser pour se nourrir. Ils nous servent de chiens, comme vous pouvez voir.

En effet, dans la foule qui grouillait et criait sur les voyelles les plus diverses autour des arrivants, se dressaient de nombreuses tours grisâtres qui n’étaient autres que de gigantesques proboscidiens. Ils se tenaient très tranquilles, et n’écrasaient, en mettant un pied devant l’autre, aucun des insectes humains qui les entouraient, ce qui leur aurait été de la plus grande facilité s’ils avaient en mauvais caractère.

Francken demeurait ébahi ; il mesurait de l’œil la terrible bête qui l’avait promené à plus de dix mètres d’attitude ; il avait une question sur les lèvres.

— Parlez, docteur, lui dit le Président de la République Centrale ; je crois deviner ce que vous allez me demander.

— Oui, haletait le petit homme. Du moment que vous avez ici des mastodontes, vous avez aussi, peut-être, d’autres animaux antédiluviens ?

— Peut-être. Mais je veux vous en laisser la surprise.

À dater de cet instant, Andréas Francken vécut en état de parfaite jubilation. Peut-être allait-il séjourner quelque temps, lui, humain du xxe siècle, au milieu desittes préhistoriques qu’il n’avait jusqu’alors ras qu’à l’état de fossiles ou sous forme de gravures montrant une reconstitution plus, ou moins exacte.

— Oh ! quel livre je vais écrire ! s’écria-t-il.

Rappelons-nous que Cornélius Van de Boot, en débarquant chez les Kra-las, avait poussé la même et exacte exclamation. Le désir d’écrire un beau livre était probablement dans le cœur de tous les savants de Saardam.

Mais le président lui versa immédiatement une douche en lui disant :

— N’oubliez pas, Monsieur, que vous m’avez promis le secret absolu sur ce que vous verrez ici.

Et Francken en fut tellement suffoqué qu’il resta deux minutes et demie sans rien dire, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé de sa vie. Pour se remettre, il fallut qu’il réfléchit :

« J’écrirai mon livre pour moi-même, et pour le plaisir ! »

Mais il ne put pas communiquer cette réflexion au président, qui avait mis à profit ces deux minutes et demie pour s’occuper de ses autres invités.

Ceux-ci, naturellement, excitaient dans la population sous-terrienne une intense curiosité. Wilhelmine, pour arriver, avait voulu reprendre ses vêtements d’Européenne ; Jean Kerbiquet avait remis son vêtement de capitaine du Pétrel, et Francken le complet veston avec lequel il avait quitté la Hollande. Congo s’était remis dans le costume qu’il portait à bord, costume léger composé d’un pantalon de toile, d’un tricot et d’un chapeau de paille, et qui convenait à la température équatoriale du monde récemment découvert.

La foule circulait autour d’eux sans interruption, ne pouvant satisfaire suffisamment son besoin de voir. Le président avait honnêtement averti ses concitoyens qu’il n’était pas le seul au monde à pouvoir prononcer toutes les voyelles : qu’au contraire il existait à la surface du globe, dont ils habitaient l’intérieur, des millions d’êtres jouissant de la même faculté. Mais comme on ne les avait jamais vus, ces êtres ; comme il y avait toutes chances pour qu’on ne les vit jamais, ils étaient restés à l’état de légende, à l’état de ces fables dont la réalisation pourrait bien se produire, mais dans un vague avenir auquel personne ne songeait.

Et les voir apparaître ainsi, tout à coup, au bout de dix ans d’attente, était une sorte d’événement auquel on ne voulait plus croire, et que le témoignage des sens même, ne rendait pas certain. Les Sous-Terriens s’approchaient ; ils posaient des questions comme si les nouveaux venus eussent pu leur répondre, quelques-uns touchaient leurs vêtements, et surtout ceux de Wilhelmine qu’ils n’avaient jamais vus. Le docteur Francken, avec sa rotondité, leur inspirait une familiarité douce : ils tournaient plus près de lui que des autres. Le petit Hollandais leur parlait, sans réfléchir, que c’était là du souffle perdu. Et d’ailleurs, ça lui était parfaitement égal, puisqu’il faisait seul les demandes et les réponses en riant aux éclats.

Mais ce dont les citoyens de la République inférieure restaient confondus, et ce dont ils restaient à distance respectueuse, c’était Congo, dont la taille et la couleur dépassaient tout ce qu’avait pu inventer leur imagination. Les Sous-Terriens sont, nous l’avons dit, de courte stature ; ils s’émerveillaient déjà de la hauteur de leur président, qui était ce que nous sommes convenus d’appeler un bel homme ; mais leur président lui-même n’arrivait qu’à la poitrine du colossal nègre, et eux ne lui venaient généralement qu’à la ceinture, en sorte qu’ils se demandaient d’où pouvait bien sortir ce monstre, et s’il n’allait pas les dévorer.

Congo s’aperçut de son succès, et poussa un éclat de rire. Il y eut alors une sorte de panique dans la foule. À ce bruit terrifiant, des hommes reculèrent pendant que des femmes et des enfants se mettaient à hurler ; un mastodonte barrit avec aigreur ; il se produisit une bousculade, au cours de laquelle des gens furent jetés à terre.

André de Haute-Lignée dut intervenir et expliquer à ses concitoyens qu’ils n’avaient rien à craindre du géant, et qu’il ne mangeait pas de chair humaine.

— Tais-toi donc, Congo, dit de sa part Jean Kerbiquet.

— Oui, cap’taine.

Et Congo redevint muet comme une brique.

Au cours de la dernière étape, le président avait envoyé en avant des émissaires chargés d’instructions spéciales. En débarquant, et aussitôt après les quelques incidents que nous venons de relater Wilbelmine, Jean Kerbiquet et le docteur furent conduits à trois cabanes spacieuses, construites au moyen des feuilles et des troncs de fougères arborescentes, et dont la légèreté convenait particulièrement au climat invariable et chaud du pays.

Entre ces trois cabanes, une quatrième avait été édifiée avec les mêmes matériaux, et qui devait leur servir de parloir et de salle à manger. Kerbiquet et Lhelma se retirèrent immédiatement, mirent en ordre les objets qu’ils avaient apportés du Pétrel dans des sacs imperméables, et allèrent prendre un repos dont ils avaient grand besoin. Congo s’en fut se tremper dans la mer, qui brisait à trente mètres des cabanes, effaroucha quelques colonies de Sous-Terriens livrés à la douceur de la sieste entre deux eaux, et revint s’allonger en travers de la porte de Lhelma, où il s’endormit instantanément.

Pour Francken, dont la curiosité de savant était éveillée, il lui fut absolument impossible de fermer l’œil. Il tira de son sac hermétiquement clos son appareil photographique, qui n’avait pas souffert, un carnet et un crayon, se confectionna un couvre-nuque avec deux mouchoirs, et partit à l’aventure dans l’île. Car c’était une île, très vaste, où aboutissait la cheminée oblique qui lui avait permis de traverser la croûte terrestre, et cette île se trouvait verticalement au-dessous de la ville de Parahyba, au Brésil.

Tout en marchant, le petit docteur prenait des instantanés et des notes, et faisait ses réflexions à voix haute. Car, si l’excellent homme n’avait pas d’interlocuteurs, il parlait tout seul, pour le seul besoin de ne pas rester silencieux, ce qui lui était particulièrement pénible. Nous donnerons ici la copie des feuilles de carnet noircies au cours de cette promenade ; ils sont rédigés en style télégraphique ou nègre, mais auront l’avantage de donner un récit rapide et exact :

« 25 février 19. ; deux heures vingt-cinq du matin d’après mon chronomètre sub-terrestre.

« Instantané d’un groupe de Sous-Terriens postés devant ma cabane au moment où j’en sors. Très curieux avec leurs narines mobiles et leurs corps couverts d’écailles. Je remarque pour la première fois que leurs mains sont palmées. Femmes gracieuses ; enfants délicats, mais très bien construits. Uniformément cheveux châtain foncé, lisses et droits comme ceux de notre race aryenne. Portent tous ceintures et poignards empoisonnés. Paraissent pas effrayés. Leur parle ; ils rient. Tends la main à un homme ; tous veulent toucher ma main. Ce contact leur semble agréable ; ils le prolongent.

« Je me mets en marche en suivant le bord de la mer, vers le sud. Les Sous-Terriens me suivent. Chemin faisant, je leur demande le nom des objets que je rencontre ; certains d’entre eux ont l’intelligence active et devinent instantanément ce que je désire. Ils répondent ensemble, et chacun sur sa voyelle particulière.

« Un caillou : balfa.

« Je veux faire dire « caillou » à un gamin, il prononce : cailla.

« Un morceau de bois : sastra.

« Une feuille de fougère : carpaballa.

« Du sable : arvarassa.

« Bientôt, la côte se relève et forme un promontoire. J’y monte. Découverte de l’île entière, en forme de fromage de Brie entamé. Très curieux. Apparence exacte que présentait la surface supérieure de la Terre au moment de la formation des continents. Succession, éparpillement d’îles sur la mer, ces îles renfermant souvent des lacs intérieurs. Tout ce qui n’est pas sous l’eau couvert d’une végétation extravagante. Fougères arborescentes surtout. La surface intérieure du Globe serait-elle plus jeune que la surface supérieure ? La présence d’animaux préhistoriques semblerait le prouver.

« Mais alors, l’homme terrestre actuel aurait eu pour prédécesseur l’homme amphibie ? Ceci concorderait assez avec la théorie qui veut que toute existence, sur notre planète, soit sortie de la mer.

« À étudier.

« À la pointe du roc, apparition soudaine d’un mammouth, qui se promène gravement.

« Mammouth : Kasadarallama.

« Les Sous-Terriens n’en ont aucune frayeur. L’animal ne les évite pas. Pour moi, j’aurai du mal à m’habituer à l’approche de ces monstres, auprès desquels j’ai l’air d’un bouchon. Instantané, cependant, du mammouth.

« Au loin, sur la mer, combat entre deux énormes cétacés qui ressemblent à ces baleines, mais qui ne paraissent beaucoup plus grands et surtout plus trapus, plus ramassés de forme. Ceux-là aussi doivent être les prédécesseurs de la baleine blanche qui est en train de disparaître sur la Terre. Leurs mourements sont si violents qu’ils provoquent une sorte de tempête sur l’eau calme.

« Baleine, en sous-terrien : rapraba.

« Tout à coup le combat s’arrête, et les deux cétacés restent complètement immobiles ; ils sont morts. Leurs corps géants flottent inertes.

« Les hommes et les femmes qoi m’entourent poussent des cris de joie. Ils me désignent les baleines, et leurs poignards.

« Poignard : sassa.

« J’en conclus que des humains sont intervenus dans la lutte gigantesque, et y ont mis fin de deux coups de stylet adroits. Et ce doit être la vérité, car, à présent, des hommes circulent autour des cadavres.

« Le combat les a troublés dans leur repos, probablement, et ils l’ont fait cesser pour pouvoir continuer leur sieste.

Quel malheur, d’avoir promis le secret au président ! Que de découvertes perdues, et pour l’Académie des sciences de Saardam, et pour le reste du monde ! »

À cet endroit de sa promenade, le petit docteur Francken cessa tout à coup de prendre des notes. Il s’était baissé et avait ramassé une pierre étrange. Cette pierre était noirâtre et sa surface était parsemée de points métalliques. Il l’examina un instant avec attention, puis la laissa retomber en murmurant :

— De l’or !

Les Sous-Terriens n’avaient paru faire aucune attention à ce caillou.

Quelques pas plus loin, Francken buta dans une pierre semblable, mais où la proportion du métal était encore plus forte.

Enfin, ayant continué sa route sur la grève, il écrasa du pied une pépite d’or pur, et qui pesait probablement plus d’un kilogramme.






Une lutte effroyable commença. (page 226)