Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 189-206).


Un poulpe gigantesque tenait un homme. (page 204)

CHAPITRE xiv

LA RÉPUBLIQUE CENTRALE


Andreus Francken revint alors sur ses pas, suffisamment pensif, mais toujours entouré de ses nouveaux amis, qui l’aidaient à augmenter son vocabulaire, et se dirigea vers le cantonnement des humains supérieurs.

— Je comprends maintenant, se disait-il, pourquoi le président des Sous-Terriens a exigé de nous le secret le plus absolu. Le jour où mes chers compatriotes de là-haut, en effet, connaîtraient l’existence de ce pays et des richesses qu’on y laisse traîner à fleur de sol et luire au soleil, je crois que ses habitants pourraient définitivement renoncer à leur paix. Nous assisterions à une abominable ruée d’aventuriers dans ce séjour jusqu’à présent si calme. Le sang coulerait, sans aucun doute, et ces malheureux, que je vois suffisamment doux et inoffensifs, seraient bientôt transformés en esclaves et en bêtes de somme. Oh ! non, que les hommes ne soupçonnent jamais l’existence de la République Centrale ! Décidément, je n’écrirai pas de livre.

Il rentra au campement quatre heures après en être sorti. Congo s’était éveillé et faisait la cuisine. Que cuisait-il, c’était un mystère, mais le certain est qu’il cuisait quelque chose.

— Tu nous as découvert à manger, Congo ? lui demanda le petit docteur.

— Congo toujours trouver, répondit le nègre en ouvrant ses lèvres sur ses énormes mâchoires, mais sans oser rire tout à fait, de peur d’ébranler les cabanes et d’éveiller leurs habitants comme sous la secousse d’un tremblement de terre.

Il désignait des fourneaux de son invention, creusés par lui dans le sol, et où mijotaient, dans des feuilles odorantes, d’étranges préparations.

— Ça, poisson, disait Congo en montrant le fourneau no  1.

— Et où as-tu pris du poisson ?

— Dans la mer, répondit le géant, suffisamment dédaigneux.

— Je le pense bien. Mais, comment l’as-tu pris ?

— Moi pas pris. Petit homme pris.

— Tout s’explique. Et là, qu’y a-t-il ?

— Oiseau, grand.

Congo ouvrait des bras de trois mètres.

— Où l’as-tu tué ?

— Dans la mer.

— Sur la mer ?

— Oui.

— Avec quoi l’as-tu tué ?

Le colosse montra un arc monumental qu’il avait déjà trouvé moyen de confectionner.

— Ah ! bien. Et dans ce troisième fourneau, qu’y a-t-il ?

— Cochon.

— Comment, cochon ? Quel cochon ? Est-ce qu’il y a des cochons, ici ?

— Oui, cochon, joli, avec un bec.

Francken demeurait perplexe.

— Un cochon joli, avec un bec… Qu’est-ce que ça peut bien être que cet animal-là ? Est-ce que je pourrais le voir ?

Congo tira son rôti du four, le développa des feuilles parfumées, et découvrit… un magnifique ornithorynque, qu’il appelait cochon parce qu’il ne connaissait pas son nom véritable, et qui avait un bec, en effet.

À ce moment, Lhelma sortit de sa cabane, fraîche et jolie. Et le président parut d’un autre côté, venant d’une construction en pierre unique dans l’île, et qui lui serrait de palais.

— Mademoiselle, dit-il à Wilhelralne, vous voudrez bien m’excuser de ne pas vous avoir offert l’hospitalité dans la maison que j’habite, mais c’est ce qu’on pourrait appeler, à proprement parler, « le palais pour un ». Quand je l’ai fait construire, j’étais loin de m’attendre à la visite d’humains supérieurs, et si j’y recevais deux personnes, on ne pourrait plus bouger.

— Je vous remercie, Monsieur le Président, répondit gracieusement Wilhelmine, je me trouve à ravir dans mon feuillage.

— On va vous apporter, Mademoiselle, ce que l’intérieur de la terre produit de légumes et de fruits. Il en est d’excellents. Pour ce qui est de la partie animale de votre régime, j’ai donné des ordres pour qu’on s’en occupe. Mais les Sous-Terriens ne sont ni grands chasseurs ni grands pêcheurs, puisqu’ils sont végétariens, et il se peut que leur inexpérience vous oblige à attendre.

— Oh ! nous y avons pourvu, Monsieur le Président, interrompit Francken en riant, et si vous voulez nous faire l’honneur de partager notre repas, nous vous offrirons du poisson de mer, un albatros, sans doute, et un admirable rôti de porc frais.

— De porc frais ?

— Ou tout au moins un rôti que Congo baptise de cette façon. Mais il sent très bon.

Des Sous-Terriens parurent, portant des racines, des légumes et des fruits que nous ne connaissons plus, sauf quelques uns qui rappelaient par leur forme l’ananas, la mangue et la banane.

Et bientôt, Kerbiquet, s’étant éveillé à son tour, tout le monde passa dans la cabane qui devait servir de salle à manger, où une table et des tabourets avaient été apportés du « palais pour un », et où Congo, solennel à présent, se disposait à faire le service.

Le Président avait invité, pour la circonstance, quelques Sous-Terriens à voyelle franche, choisis parmi ceux qui l’aidaient dans son administration. Ils se présentèrent fort convenablement, et vêtus d’une légère tunique de laine blanche qui les enveloppait jusqu’aux pieds. Sans leurs yeux étranges et la forme spéciale de leurs mains, personne n’aurait deviné à leur attitude des hommes sous-terriens. Ils saluèrent gracieusement Wilhelmine, et se mirent à table sans embarras. Ces amphibies s’étaient déjà civilisés, au contact d’André-Phocas de Haute-Lignée.

Francken, qui était resté quelques instants sans parler, ce qui lui avait été dur, fit pour Lhelma et pour Kerbiquet le récit de sa récente promenade, et énuméra les trouvailles qu’elle avait occasionnées. Il dit comment le dessous de la terre était en retard dans son évolution par rapport au dessus, comment il se trouvait encore, pour ainsi dire, antédiluvien, avec les races d’animaux et d’hommes, probablement, disparues déjà de la surface supérieure. Il fut verbeux, savant et aimable, et en oublia de manger.

Les Sous-Terriens, gens assez silencieux d’habitude, et d’ailleurs trop remplis d’un certain tact natif pour le manifester, se sentaient infiniment surpris de cette facilité d’élocution merveilleuse, et qui permettait au petit homme, premièrement, de verser tant d’articulations sur tant de voyelles différentes, et deuxièmement, de pouvoir parler à jet continu pendant tant de temps sans se fatiguer.

Et, quand il en fut à l’épisode du minerai d’or, Francken s’arrêta deux secondes, et dit gravement :

— Monsieur le Président, permettez-moi de vous féliciter de votre haute vertu.

— Quelle vertu ?

— De celle qui vous permet de rester ici en cherchant à améliorer le sort de ce peuple, tandis qu’il vous serait si facile de remonter sur la terre, et d’étonner le monde par vos richesses.

— Oh ! n’en parlons pas !…

— Si, si, parlons-en ; parlons-en beaucoup, au contraire, car c’est un exemple à méditer. Figurer-vous, capitaine, figure-toi, ma petite Lhelma, que dans le pays où nous sommes, l’or n’est pas plus rare que les cailloux sous nos champs. Je ne m’en suis aperçu qu’à la fin de ma promenade, mais avant de m’en apercevoir, j’avais peut-être écrasé des millions. J’ai sans doute encore de la poussière d’or dans mes semelles. Les Sous-Terriens n’y font d’ailleurs pas la moindre attention. Mais je persiste à penser, Monsieur le Président, qu’un homme comme vous, qui a les moyens de regagner à sa volonté la face supérieure de la terre, qui pourrait en toute facilité s’y conduire en milliardaire, en archi-milliardaire, et qui demeure ici à gouverner ces braves gens, à les rendre le plus heureux possible, sans même vouloir qu’on le sache, doit posséder l’ensemble des plus hautes vertus. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Je suis tout à fait de votre avis, répondit Kerbiquet.

— Et toi, Lhelma ?

— Je crois qu’en effet peu d’hommes seraient capables d’un tel sacrifice, répondit sérieusement la jeune fille.

— Mademoiselle, Messieurs, dit en riant le Président, j’aurai peine à vous enlever quelques illusions, mais il est réellement nécessaire que les choses soient remises au point. Il ne m’a pas fallu, pour me décider à vivre ici, la haute abnégation dont parle Monsieur le docteur ; il m’a fallu, simplement, constater que je m’y trouvais mieux qu’ailleurs. Et je l’ai constaté presque en arrivant, c’est-à-dire le jour où j’ai été assez heureux pour débarrasser les Sous-Terriens de leurs ennemis séculaires, les Kra-las. Ce jour-là, je suis devenu, non seulement le premier de la nation, mais encore un individu pour lequel tous ses concitoyens, du premier au dernier, se jetteraient au feu sur un signe. Je n’ai jamais le temps de rien désirer ; je suis obéi, bien que je ne l’exige pas, comme aucun monarque absolu ne l’a été de ses sujets. Je règne sur un peuple à qui la nature fournit tout ce qui est nécessaire à ses besoins, et qui, par conséquent, ignore la loi dure du travail forcé, la mauvaise foi des transactions, le besoin d’accumuler l’or et les mauvais instincts auxquels il donne naissance. Vous devinez avec quel soin je le laisse dans cette précieuse ignorance, et combien peu je lui fais deviner de la civilisation d’en haut. Moins il en connaîtra, et mieux cela vaudra pour lui, sans doute.

« Il y a de l’or, ici et des pierres précieuses en innombrable quantité ; les Sous-Terriens ne savent pas ce que c’est, et je ne le leur apprends pas ; il y a de la vigne sauvage par monceaux, qu’il suffirait de cultiver pour récolter des millions d’hectolitres de vin, je leur cache le vin précieusement, parce qu’ils vivent et se trouvent heureux sans lui.

— C’est d’une profonde sagesse, interrompit Francken.

— C’est tout au plus de la prudence. Quant à m’en aller parader sur la terre avec des millions que je n’aurais qu’à ramasser, pour ne pas me faire meilleur que je ne suis, j’en ai eu l’idée. Il y a toujours, pour nous autres humains du vingtième siècle, dans l’idée d’émerveiller les contemporains en jetant l’or par les fenêtres, quelque chose de séduisant. Mais, je me suis découragé avant même d’avoir ramassé une pépite. Je me suis vu, là-haut, milliardaire, à la vérité, servi et encensé du matin au soir si vous voulez, mais sollicité aussi, en butte aux entreprises de tous les aigrefins, vivant dans un tourbillon au sein duquel il m’aurait fallu renoncer à toute affection sincère et désintéressée. J’ai eu peur, car ici, parmi tous ces braves gens, je m’étais accoutumé déjà à être aimé pour moi-même, et à une gratitude que n’avilissait aucun motif d’intérêt.

— En outre, l’or et les gemmes n’ont qu’une valeur conventionnelle : celle que nous leur attribuons. En marchant dessus toute ta journée, je finissais par me persuader que c’étaient des cailloux comme tous les autres. J’ai retardé, j’ai atermoyé, j’ai reculé le voyage au cours duquel je devais éblouir les hommes supérieurs, et de fil en aiguille j’ai oublié de les éblouir. Ils ne s’en portent pas plus mal, et moi non plus. Vous voyez qu’en tout ceci la haute vertu n’avait pas à intervenir.

— Monsieur le Président, vous êtes la modestie même, dit Francken, et je ne vous ferai plus de compliments, puisque vous ne voulez pas qu’on vous en fasse. Mais je vais vous demander quelques renseignements, pour mon édification personnelle. Oh ! rassurez-vous ! j’ai renoncé à l’idée d’écrire quoi que ce soit, en remontant sur la terre. Et je pourrais ne pas vous avoir promis le secret que ce serait la même chose ; ces gens-là sont trop heureux dans leur isolement pour que je commette le crime de les faire connaître. Qu’avez-vous fait pour améliorer leur sort ?

— Peu de chose. Deux choses. Je leur ai donné des armes, comme vous le savez, pour se défendre des Kra-las, et un moyen de mesurer le temps, de savoir leur âge, et de se distinguer entre eux par des noms. Ils n’avaient pas besoin d’autre chose, à la vérité, puisque la mer fournit leur nourriture, et que la mer est inépuisable.

« Ah ! si, cependant. Je leur ai donné encore la possibilité d’écrire et de lire leur langue, et c’est de cela, sans doute, qu’ils me sont le plus reconnaissants.

« Le temps, quand je suis arrivé ici, était une chose vague, indéfinie, et qu’on subissait sans y penser. Quant à le diviser en périodes comme nous l’avons fait sur terre, personne n’y avait jamais songé, pour cette bonne raison qu’on ne s’aperçoit pas de la rotation du globe, que les jours et les nuits solaires sont inconnus, ainsi d’ailleurs que les saisons, les phases de la lune, les marées, et, en général, tous les indices qui nous ont permis d’établir un calendrier. Quand je demandais son âge à un Sous-Terrien, il y a dix ans, ou combien de temps il avait déjà vécu, il répondait vaguement qu’il arriverait bientôt aux cheveux gris, ou qu’il se sentait dans sa force, ou que son père était très vieux, etc., etc.

« Dès lors, j’ai inventé une sorte de grand sablier que j’ai réglé le plus minutieusement possible en me servant de mon chronomètre, qui me donnait midi et minuit de la terre. J’y ai joint un basculateur automatique qui le renverse à la seconde précise où il est vide, et un de mes secrétaires y a ajouté un marqueur de sa composition, qui fonctionne chaque fois que l’appareil se retourne, c’est-à-dire de douze en douze heures. Et nous sommes arrivés à une assez grande précision, puisqu’au bout du premier mois d’usage il n’y avait qu’une minute de différence entre l’heure du sablier et l’heure solaire. Cette minute d’erreur, nous l’avons d’ailleurs corrigée depuis.

« Vous voyez d’ici les avantages. Jusqu’alors, les Sous-Terriens, n’ayant rien pour apprécier la fuite du temps, vivaient, dormaient et mangeaient au petit bonheur, et sans aucune régularité. Une cloche sonne maintenant six fois par vingt-quatre heures. Mes gens se règlent là-dessus comme ils l’entendent, et tous s’en trouvent très bien.

— Est-ce qu’il y avait autrefois des malades ? demanda vivement Francken.

— Non ; la maladie est inconnue de ces êtres.

— C’est juste. Et des pauvres ?

— Comment voulez-vous qu’il y ait des pauvres, puisque l’argent est inconnu et ne sert à rien ?

— En effet ! répliqua le petit docteur, légèrement désappointé. Vous disiez donc, Monsieur le Président ?

— L’appareil à mesurer le temps construit, il s’agissait de donner un début à ce temps, d’inventer une ère, si vous préférez. Et il fallait que l’instant choisi fut situé dans l’avenir, puisque le passé était irrévocablement condamné à rester dans l’imprécision. Nous avons alors décidé que le sablier serait mis en marche à l’instant exact où naîtrait le premier enfant Sous-Terrien dans la capitale. Et cette naissance ayant eu lieu le lendemain, à midi précis, pour surcroît de chance, le temps d’ici-bas a commencé. Je l’ai mis en concordance avec celui de dessus la terre, et de même que nous sommes le 25 février là-haut, nous sommes le 25 février. Ici, mais de l’année 11 au lieu de l’année 19.. Quant à l’enfant, dont la naissance a déterminé le commencement de notre ère, il vous suivait tantôt, docteur.

— Comment, c’est ce charmant gamin qui m’a donné ma première leçon de langue sous-terrienne ?

— Lui-même. Une sorte de superstition s’est attachée à lui. D’abord il parle en A, comme vous avez pu le constater, ce qui est l’indice d’une intelligence supérieure, et on le considère comme le symbole d’un progrès dont tout le monde a tiré avantage. Il est gâté et choyé universellement ; c’est d’ailleurs un bambin délicieux.

— C’est touchant, déclara Wilhelmine ; je voudrais le voir

— Rien de plus facile, Mademoiselle ; il ne doit pas être loin.

André de Haute-Lignée dit quelques mots à l’un de ses secrétaires, qui sortit et revint bientôt, amenant un joli enfant à l’air éveillé. Lhelma le prit sur ses genoux, le caressa et lui donna des fruits. Le gamin s’apprivoisa tout de suite et ne bougea plus.

— Il restait, poursuivit le président, à trouver des noms pour des milliers d’individus qui n’en avaient pas, et qui jusqu’alors étaient obligés d’user de longues périphrases pour se désigner les uns les autres, ce qui les gênait beaucoup et amenait toutes sortes de confusions. Nous y sommes arrivés, en ce qui concerne les Sous-Terriens à naître, en leur donnant pour nom la date de leur naissance, dans l’ère que nous venions d’inventer. Cet enfant, par exemple, s’appelle Satrama. Ces trois syllabes, traduites, signifient six-trois-un, ou, sans abréviation, six Mars de l’année Un, qui est le jour où il est né et où a commencé notre temps. C’est assez simple, comme vous voyez.

« À la convention, des usages se sont ajoutés. La première syllabe a fini par servir d’appellation courante, de prénom, si vous préférez ; les autres ont formé une sorte de nom de famille, mais qui ne se transmettra pas de père en fils, puisque chaque individu nouveau aura un nom à lui, déterminé par la date de sa naissance. Ce petit est généralement appelé Sa ; on ne le nomme Satrama que pour rappeler la révolution qui marqua son premier souffle, ou pour parler de lui au sujet d’une chose sérieuse, de son avenir, par exemple.

« Pour les individus qui étalent nés avant le début de l’ère sous-terrienne, la difficulté était plus grande, car nous n’avions absolument rien sur quoi nous baser. Nous nous en sommes tirés par un à peu près. Nous avons supputé approximativement les âges ; nous avons commencé par les enfants, pour lesquels c’était le moins embarrassant. Puis, en usant d’interrogation, de comparaisons, de déclarations que tout le monde apportait avec une extrême bonne volonté, nous avons établi des dates de naissance approximatives, et des noms en conséquence.

« Il est certain que le système pêche par l’exactitude, et que beaucoup de gens ne portent pas rigoureusement le nom qu’ils devraient porter. Mais il était impossible de mieux faire, en l’état où j’ai trouvé les choses, et le résultat principal a été atteint, puisque chacun, maintenant, connaît à peu près son âge, et possède une appellation propre qui le distingue de son voisin. Les archives du nouvel état civil sont tenues dans un grand ordre depuis dix ans, et dans toutes les villes de la République. J’en suis très fier.

— Et vous avez raison, dit Kerbiquet. Par des moyens fort simples, vous avez rendu grand service à ces braves gens.

— Ils l’apprécient ainsi.

— Mais, dit Francken, puisque votre ère commence naturellement à l’année un, comment avez-vous appelé les années antérieures ? Moins un ?… Moins deux ?…

— À peu près. De même que nous disons sur terre quarante ans avant Jésus-Christ, cinquante ans avant Jésus-Cbrist, nous avons introduit avant le nom de l’année une simple lettre qui signifie : antérieurement à l’ère. Ainsi, un enfant né le 1er janvier 11 s’appellera Mamapa, S’il est né le 1er janvier 11 avant l’ère, il s’appellera Mamalpa. Vous voyes que la confusion est impossible.

— En effet. Mais il me reste une objection avant de reconnaître l’entière ingéniosité de votre système.

— Laquelle ?

— Notre calendrier est fait de telle sorte qu’au seul énoncé d’un nom nous savons s’il désigne un être masculin ou féminin. Jean a fait ceci ; Jeanne a fait cela. Mais si l’on me dit que Samatra, ou Satrama, a fait ceci ou cela. Sur quoi me baserai-je pour savoir si Satrama est un garçon ou une fille, puisque, nés le même jour, par exemple, fille ou garçon peuvent porter exactement le même nom ?

— Vous vous baserez sur ceci, que la forme des personnes du verbe sous-terrien varie suivant qu’il exprime l’action d’un être mâle ou femelle. Dans l’exemple que vous avez cité a fait ne se traduit pas de la même façon, suivant qu’il est question de Jean ou de Jeanne.

— Je n’ai plus rien à dire, et tout est parfait. Je vais apprendre le sous-terrien.

Pendant cette conversation, le dîner avait approché de sa fin. Le président offrit à ses hôtes une promenade dans l’île capitale, puis le plaisir d’une fête nautique que les Sous-Terriens avaient organisée en leur honneur. Mais non pas une fête sur l’eau, qu’ils avaient vue cent fois à la surface de la terre ; une réjouissance au fond de la mer, avec les éléments dont ils disposaient et qui ne manquerait certainement pas d’originalité.

Tous acceptèrent avec enthousiasme, et, deux heures après, la digestion faite et les costumes imperméables revêtus, ainsi que les masques d’air comprimé, Lhelma, Jean Kerbiquet et Francken entraient dans les lames et y disparaissaient bientôt, laissant sur le rivage Congo désespéré de ne pouvoir les suivre, parce que le président n’avait pas pu trouver dans sa garde-robe de complet maritime à sa taille.

André-Phocas de Haute-Lignée conduisit ses hôtes et leur fit prendre place sur des roches disposées en demi-cercle, et qu’on avait probablement taillées pour la circonstance, tant elles formaient des sièges commodes. Wilhelmine était à sa droite, Kerbiquet à sa gauche, et Francken partout, car il lui était absolument impossible de tenir en place, dans l’extraordinaire nouveauté de ce décor. Les hauts dignitaires de la République avaient modestement choisi leurs sièges derrière les invités.

Ici, par quinze mètres de fond, la pantomime remplaçait forcément la conversation, et le petit docteur en souffrait beaucoup, car il aurait eu toutes sortes de réflexions à faire. Aussi gesticulait-il et dansait-il comme un possédé dans l’espoir de se faire comprendre, et au risque de déplacer son masque et de se noyer.

La pantomime était elle-même difficile et imprécise, car il faisait, à cette profondeur, à peu près obscur. Une clarté vague et diffuse descendait péniblement de la surface, et les objets qu’elle baignait n’avaient que des contours imprécis.

Devant les invités du président s’étendait une plage semi-circulaire qu’on devinait assez vaste, et derrière c’était le noir, le noir absolu, indéfini et impénétrable.

Tout à coup, ce noir s’illumina brillamment. Trois ou quatre mille Sous-Terriens, serrés les uns contre les autres, et juchés sur toutes les aspérités des rochers, venaient, à un signal, d’ouvrir les yeux en même temps. Le fond de la mer, la scène, si nous pouvons nous exprimer ainsi, s’éclaira comme si on y eut jeté le faisceau lumineux d’un projecteur électrique et tous les détails s’y accusèrent avec une extraordinaire netteté.

Nos amis distinguaient un sol de sable fin, parsemé de roches sombres, ou toute une végétation s’attachait : anémones de mer aux nuances délicates, de gigantesques coraux, des éponges majestueuses. Toutes sortes d’animaux à carapaces ou à coquilles grouillaient là-dedans, tandis que s’allongeaient des algues comme des chevelures, ou que passaient en éclairs argentés des ventres de poisson.

Si cela avait été possible, les spectateurs venus de la surface de la terre auraient poussé un grand cri de stupéfaction. Ils le retinrent, sauf Francken, qui faillit boire un flot d’eau de mer à cette occasion.

— C’est admirable !… C’est merveilleux !… cria t-il sans réfléchir que personne ne pouvait l’entendre. Regarde, Lhelma !… Regardez, capitaine !… Dieu ! que c’est beau !

Une lampée d’eau amère lui rentra dans la gorge et lui coupa la respiration. Il rajusta en hâte son masque et toussa cependant trois minutes. Puis le spectacle l’immobilisa.

Les quatre mille yeux phosphorescents se fermèrent. Quand ils s’ouvrirent à nouveau de la poitrine de nos amis, un cri d’horreur faillit s’échapper. Sous leurs yeux, un poulpe gigantesque tenait un homme. Ses énormes bras le fouettaient, le serraient, l’enlaçaient des chevilles au col, tandis que ses ventouses cherchaient à coller à la peau et à sucer la vie. Le malheureux se débattait, cherchait à se dégager de l’étreinte formidable, à saisir la calotte qu’il suffit de retourner pour dégonfler le terrible animal et en faire une loque inerte et inoffensive ; il n’y parvenait pas. Les gros yeux du monstre, à fleur de tête, luisaient de férocité satisfaite. Les tentacules se resserraient.

Tout à coup, on vit le poulpe desserrer sa multiple étreinte ; il s’immobilisa, et monta lentement à la surface. Le Sous-Terrien qui s’était livré au monstrueux animal, terreur et horreur des mers, était tranquillement debout sur le sable, son stylet à la main.

Il venait, cependant, de jouer un jeu dangereux ; le poulpe pouvait lui paralyser les bras et l’étrangler dans la même seconde ; il pouvait, d’un seul effort, lui briser la colonne vertébrale. On l’aurait secouru, certainement, mais l’aurait-on secouru à temps ?

La dernière scène de cette représentation unique fut certainement la plus originale, et celle qui obtint le plus grand succès.

Une jeune fille parut dans le cercle de lumière, ayant à la main une baguette de roseau sous-marin. Elle salua gracieusement, et fit dans l’eau des signes mystérieux, à la suite desquels des centaines de poissons accoururent de toutes parts et s’arrêtèrent autour d’elle.

Elle se mit en marche autour du cirque, et le troupeau, composé d’êtres grands et petits, de toutes espèces et de toutes formes, la suivit avec docilité. Elle quitta le sol et s’éleva dans les flots, y décrivant des courbes compliquées. Son cortège imita ses mouvements, se serrant, se pressant pour l’approcher davantage. Elle redescendit, et s’étendit sur le sable comme pour s’y endormir. Les poissons se mirent à croiser au-dessus et autour de son corps en un nuage si épais qu’elle devenait invisible. Le tourbillon d’argent dura quelques secondes, et la jeune fille se leva tout à coup. Les êtres gracieux qu’elle avait si admirablement domptés, s’écartèrent alors et formèrent un cercle de vingt mètres de diamètre, dont elle était le centre, et qui se mit à tourner comme un épais ruban de métal.

Puis, sur un signal, cette flamme s’éparpilla en milliers d’étincelles, qui s’enfuirent dans toutes les directions.

Francken était arrivé au paroxysme de l’enthousiasme, on dut le secourir. Son admiration était devenue telle qu’il lui fallait absolument applaudir et crier. Il oublia tout, l’endroit où il se trouvait et l’utilité de son masque. Il l’arracha et suffoqua immédiatement. Ses voisins le saisirent et le transportèrent à la surface, où haletant, crachant, toussant, se démenant comme un diable, il put enfin donner libre cours à sa joie.

Cet incident mit fin à la représentation sous-marine, à laquelle avaient été conviés les humains supérieurs.