Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 87-101).


Nous étions bien définitivement perdus. (page 100)

CHAPITRE viii

RÉCIT DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE CENTRALE


Jean Kerbiquet fut le premier à reprendre son sang-froid. Le petit docteur regardait avec des yeux aussi ronds que son ventre cet homme-poisson qui venait de se transformer en homme ordinaire, et même en président d’une République dont il n’avait jamais entendu parler, Les matelots s’écarquillaient devant cet individu couvert d’écailles, qui tuait les requins d’un coup d’aiguille, restait sous l’eau comme dans le hamac, et venait ensuite causer français comme s’il n’avait jamais fait autre chose. Plougonnec mâchait des choses étranges, et se tirait les cheveux pour s’assurer qu’il était bien éveillé.

— Voulez-vous, Monsieur le Président, dit Jean Kerbiquet, me faire l’honneur d’accepter l’hospitalité et un lunch à bord du Pétrel, que vous voyez là-bas, immobilisé par un accident de machine ?

— Monsieur, répondit l’étranger, je regrette de répondre à votre politesse par un refus, mais j’ai rompu depuis quelque temps toutes relations avec les hommes qui vivent à la surface de la terre. Le commerce d’autres hommes m’est devenu beaucoup plus agréable, et je n’éprouve aucunement le désir, je vous l’avoue franchement, de revenir à mes rapports anciens.

— Permettez-moi d’insister, Monsieur le Président. En dehors du plaisir que j’aurais à vous recevoir, et de l’honneur que vous me feriez en acceptant mon invitation, je désire avoir recours à votre expérience des choses de la mer, que je crois grande, pour m’aider dans l’œuvre que j’ai entreprise, et d’où dépendent sans doute le salut et la vie de plusieurs personnes.

— S’il en est ainsi, Monsieur le marquis, je ne saurais me faire prier plus longtemps. Mon expérience est à votre service, et elle est ancienne, sinon grande comme vous l’avez supposé. Ayez l’obligeance de vous rendre à bord ; je vous y rejoindrai dans quelques minutes. Je n’y vais pas avec vous dans votre baleinière, parce que sous ce soleil torride, je fondrais. Ayez l’extrême obligeance, en arrivant, de me faire préparer une cabine où je poisse retirer mon costume de mer. Je vais trouver les gens de ma suite, qui sont ici dessous, à vingt mètres environ de profondeur, et qui me donneront de quoi me vêtir convenablement. J’accepterai à bord du Pétrel l’hospitalité pour vingt-quatre heures. C’est tout le temps dont me permettent de disposer les affaires de l’État. À tout à l’heure, Monsieur le marquis.

André-Phocas de Haute-Lignée, président de la République Centrale, salua aimablement, remit son masque, et s’enfonça dans la mer, verticalement, sans un seul mouvement du corps.

Il n’avait pas encore dit grand’chose, mais il faut convenir que ce qu’il avait dit était de nature à éveiller la curiosité. « République Centrale… ma suite est à vingt mètres de fond… je fondrais si je restais au soleil… » Il y avait de quoi, sans doute, dans ces bizarreries, provoquer les réflexions des auditeurs. Et l’homme n’avait pas le moins du monde l’air d’un mystificateur. Il paraissait fort sérieux et fort distingué, au contraire, et ce qu’on avait vu de lui venait à l’appui de ce qu’il annonçait. C’est en plein mystère que Jean Kerbiquet, que le petit docteur nageaient à présent, tandis que l’extraordinaire amphibie, récemment découvert, se promenait entre deux eaux.

Ils revinrent à bord, mirent Wilhelmine au courant de ce qui venait de se passer, et Kerbiquet fit préparer une cabine, ainsi qu’on le lui avait demandé. Congo se multiplia pour installer le lunch dans le salon du bord ; on débarrassa le pont du mieux qu’il fut possible des morceaux de fer qui l’encombraient et, pour la circonstance, on tira Van Tratter de sa cabine, où il pâlissait sur un texte japonais. Le brave homme, en bras de chemise, était, comme d’ordinaire, absent de la planète et ébouriffé ; il avait des zébrures d’encre sur la figure, et ne soupçonnait en aucune façon ce qui s’était passé auprès de lui, la nuit précédente : l’accident de machine, l’arrêt dans la marche et l’incarcération de Johann Wurtzler. Peut-être ignorait-il qu’il eût quitté Saardam. Chaque fois qu’on le traînait parmi ses semblables — aux heures du repas, par exemple — il y arrivait avec l’air d’un Sélénite changé de globe, et personne n’avait pu le décider encore à paraître sur le pont. La dernière bouchée au bec, suivant l’expression populaire, il filait s’enfermer avec ses chers dictionnaires, et le Pétrel aurait pu alors naviguer les mâts dans l’eau et la quille en l’air qu’il ne s’en serait probablement pas ému.

En entendant parler, cependant, du président de la République exotique, il consentit à se laisser coiffer, à se laisser enlever l’encre qu’il avait sur la figure, et à se laisser mettre une redingote. Puis, ses bons yeux toujours surpris derrière ses lunettes, il pénétra au salon, qu’il voyait pour la première fois.

Quelques instants après, le nageur mystérieux émergeait auprès des murailles du Pétrel, dont l’échelle avait été abaissée. Il y prenait pied, se baissait sur l’eau, recevait d’une personne, dont on ne vit que la main, une cassette assez volumineuse et hermétiquement close, et montait sur le pont, où Jean Kerbiquet l’accueillait et lui souhaitait la bienvenue, son équipage rangé derrière lui. En même temps, les deux canons du yacht commençaient la salve de vingt et un coups, dite d’honneur, qu’on accorde aux chefs d’États.

Le président de la République Centrale parut flatté. Il retira son masque, et répondit par des paroles cordiales au salut du jeune capitaine.

Et maintenant, tout le monde pouvait l’examiner à l’aise.

C’était un homme grand, très droit, le port aisé et noble, les traits du visage réguliers. Il était couvert d’écailles des pieds au col, mais à présent qu’on le voyait de plus près, il était facile de remarquer que ces écailles ne constituaient pas autre chose qu’un vêtement. L’homme paraissait un peu trop gros pour l’apparence de son visage, qui était plutôt maigre, mais la forme du costume devait encore produire cette impression. Il portait une ceinture, et à cette ceinture cinq ou six poignards semblables à celui dont il avait usé pour combattre le requin.

On le conduisit à la cabine qui lui avait été préparée. Il y demeura quelques minutes, et en ressortit sous la forme d’un parfait gentleman, habillé comme pourrait l’être le plus méticuleux de nos élégants, ses vêtements coupés, seulement, dans une étoffe qui ne rappelait que fort vaguement nos draps terrestres. Jean Kerbiquet le mena vers le salon, ou eurent lieu les présentations.

— Monsieur le Président, voici mademoiselle Wilhelmine Van Tratter, engagée à la recherche de son parrain, un savant membre de l’Académie des sciences de Saardam, disparu à la suite d’un naufrage, et dans des circonstances toutes particulières dont je vous demanderai la permission de vous faire part en réclamant l’aide de vos lumières. Mademoiselle est de nationalité hollandaise, mais elle parle le français comme nous… mieux que moi, devrais-je dire.

« J’ai le plaisir. Monsieur le Président, de vous présenter Monsieur le docteur Andreus Francken, de nationalité hollandaise, également, et qui s’est joint à notre croisière par goût personnel pour les aventures.

Le président eut un regard vague pour le ventre circonférent du tout petit homme. Mais il était beaucoap trop courtois pour laisser voir sa surprise.

— Tous mes compliments, Monsieur, dit-il. Il y a déjà quelque temps que je ne vis plus sur la terre, mais il me semblait, lorsque je l’ai quittée, que le goût des aventures s’y perdait de plus en plus, et je suis heureux de constater que mes anciens compatriotes n’ont pas oublié toute ardeur et tout entrain. L’amour des aventures mène à de fort belles choses.

— Enfin, Monsieur le Président, j’ai l’bonneur de vous présenter Monsieur Julius-Ludovic Van Tratter, membre de l’Académie des sciences de Saardam, oncle de Mademoiselle, et linguiste distingué. Monsieur Julius-Ludovic Van Tratter passe pour parler et écrire toutes les langues du globe.

André-Phocas de Haute-Lignée eut un sourire indulgent.

— Je félicite Monsieur de sa profonde érudition, dit-il, mais je doute qu’il connaisse tous les langages de la terre. Ah ! si vous aviez dit, capitaine, toutes les langues qu’on parle sur la terre, je m’inclinerais. Mais il en existe d’autres, sans sortir de la planète, et celles-ci, je ne crois pas que Monsieur Julius Van Tratter en ait jamais entendu prononcer un mot.

Van Tratter, à ces propositions exorbitantes, avait consenti à descendre des étoiles. Il s’était légèrement hérissé. Un idiome dont il ne connaîtrait rien… dont il ne soupçonnerait pas l’existence… sans sortir de la planète !… Était-ce à lui qu’il fallait raconter de semblables billevesées ? Van Tratter aurait volontiers éclaté tout de suite, mais il réfléchit qu’il avait sous les yeux un président de République, et se contenta d’esquisser un demi-sourire de pitié.

— Vous ne me croyez pas. Monsieur, poursuivit le haut dignitaire. Il m’est cependant aisé de vous convaincre. Traduisez, si vous pouvez, la phrase suivante. Je vais vous la dire de deux façons, comme on la prononce dans l’air et comme on la prononce dans l’eau. Et je vous prie, à l’avance, de me croire incapable d’une plaisanterie de mauvais goût.

Le président dit alors :

— En l’air : « A matra, parabara katradaça rarapabatra, dapa, sarasarapa, dama.

Puis, ayant annoncé qu’il allait parler dans l’eau, il répéta des lèvres les mêmes articulations, mais sans faire entendre aucun son. On reconnut seulement les syllabes aux mouvements de la bouche.

Van Tratter regardait, médusé. Malgré l’assurance qui venait de lui être donnée, il n’était pas très certain de ne pas servir de jouet au président central. De fait, a matra, parabara, et cœtera, ne disaient rien à sa prodigieuse mémoire, et le discours qu’on venait de prononcer avait été aussi complètement perdu pour lui que si on le lui eut versé de Jupiter ou de Saturne. Kerbiquet, Francken et Lhelma paraissaient d’ailleurs aussi surpris que lui.

— Si j’arais mes dictionnaires… balbutia le vieux savant…

— Vos dictionnaires ne vous seraient ici d’aucun secours, Monsieur Van Tratter ; aucun livre humain ne vous donnera la clef du langage que je viens de parler devant vous, pour cette raison que ce langage, ce n’est pas sur la terre, qu’on en use, mais dessous.

— On parle sous la terre ! bégayait Van Tratter, abasourdi.

— On parle sous la terre une cinquantaine de langues complètes, répondit tranquillement l’homme qui venait de sortir des flots, et un millier d’idiomes ou de patois particuliers.

À ces mots, il se passa quelque chose de tragique. Julius-Ludovic Van Tratter se dressa de toute sa haute taille. Puis il étendit les bras, les yeux au plafond, et s’écria :

— Mon Dieu !… mon Dieu !… jamais je n’aurai le temps d’apprendre mille idiomes avant de mourir !… Mon œuvre est détruite et je suis déshonoré !

Il chancela et parut vouloir s’abattre. Congo se précipita pour le recevoir dans ses bras. Mais il se redressa et quitta le salon à grandes enjambées, défendant à sa nièce de le suivre. Lhelma fit semblant de lui obéir, mais elle alla, deux minutes après mettre l’œil à la serrure de sa cabine. Le savant avait ôté sa redingote ; il était ébouriffé ; il avait déjà de l’encre après, la figure ; il feuilletait avec frénésie un immense bouquin ; il était sauvé ! Van Tratter avait oublié ; rien ne subsistait plus dans son esprit encombré de la terrible peur qu’il venait d’éprouver en voyant se dresser devant lui plus de mille langues nouvelles à apprendre.

Lhelma reparut au salon ; tranquille, et ce fut elle que le capitaine Kerbiquet chargea d’exposer pour le président de la République Centrale le but de l’expédition du Pétrel. André de Haute-Lignée avait promis d’ailleurs, après ce récit, d’expliquer le mystère dont il se montrait environné, et c’est avec une impatience facile à concevoir qu’on attendait ses éclaircissements.

Wilhelmine raconta en grands détails ce que nous savons déjà et qui était relatif à son parrain Van de Boot et aux deux Anglaises. Elle fit une traduction orale du document tracé, in extremis pourrait-on dire, par le savant.

André de Haute Lignée, qui l’avait jusqu’alors écoutée avec beaucoup d’attention, ne put retenir un vif mouvement de surprise quand elle vint à l’apparition des quadrumanes géants. Mais il n’interrompit pas, et garda son calme. Quand tout fut terminé, quand il connut par le menu les détails du naufrage et de la capture, il demeura quelques instants silencieux.

Puis, d’une voix grave :

— Mademoiselle, dit-il, Messieurs, j’ai peine, je vous l’assure, à augmenter vos inquiétudes, mais j’estime qu’en toute circonstance il vaut mieux connaître la vérité que vivre dans un espoir condamné à ne conduire à rien. Ceux qui entretiennent cet espoir, sachant qu’il mènera fatalement à la déception, sont à mon avis coupables, et je ne les ai jamais imités. Messieurs, vous êtes des hommes ; Mademoiselle, vous êtes courageuse et forte, ce que vous faites en ce moment le prouve. Écoutez donc, sans trembler, ce que je crois devoir vous dire à la suite de votre récit : Cornélius Van de Boot, et les deux femmes qui ont été enlevées en même temps que lui, sont très probablement perdus. Ces singes géants…

André de Haute Lignée s’arrêta.

— Écoutez, reprit-il au bout d’un instant ; je vais vous faire, en quelques mots, le récit de ma vie. Vous y trouverez tout ce qui peut vous renseigner sur la situation actuelle des gens que vous recherchez. Je m’offrirai aussi à vous aider dans votre tâche, et je puis vous y aider grandement. Je vais plus loin ; sans moi vous ne pourriez rien faire. Mais, c’est à une condition : que rien de ce qui va se dire maintenait ne dépassera les limites de ce salon ; que vous le considérerez comme un secret de vie et de mort, et que rien ne pourra jamais vous l’arracher des lèvres. Il le faut ainsi pour éviter l’incursion des hommes dans un domaine jusqu’à présent inconnu d’eux, et pour empêcher une guerre si affreuse que notre planète n’en aurait encore jamais vu de semblable, elle qui a déjà bu tant de sang. Puis-je compter sur votre absolue discrétion, sur une discrétion qui dure entière jusqu’à votre mort, et même après ?

— Vous avez ma parole de gentilhomme, dit Jean Kerbiquet.

— Vous avez ma parole de médecin, dit Andreus Francken.

— Je vous le promets, dit simplement Lhelma.

Congo sortit sur un signe de son maître, et le président commença :

— Merci, dit-il. Je compte sur vous. Sachez donc que ce que vous avez appris, ce que les savants croient, ce qu’ils publient sur la conformation intérieure de notre planète est erroné et faux.

— Oh ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Absolument faux. Je suis probablement le seul homme qui, à l’heure actuelle — car je suis un homme pareil à vous, Messieurs — connaisse l’exacte vérité des choses. Et si je la connais, je me hâte de l’ajouter, ce n’est pas que j’ai été plus audacieux ou plus perspicace que les autres : c’est que le hasard m’a pris par la main et m’a conduit vers le secret. Toujours est-il qu’il faut abandonner, dès maintenant et pour toujours, vos croyances anciennes sur la constitution du globe. Le feu central n’existe pas ; la croûte terrestre est vide, ou du moins remplie d’air, à l’exception d’une sphère lumineuse qui éclaire la cavité intérieure. La pesanteur ne s’exerce pas, comme on le pense ici, de la surface au centre, mais bien des deux faces de la croûte au milieu de son épaisseur. Et ces deux faces sont habitées. Voilà, Messieurs, ce qu’il faut croire, parce que je l’ai vu.

— Oh ! s’écriait Francken, émerveillé.

— Est-ce possible ! disait Jean Kerbiquet

— Pourquoi pas ? demandait tranquillement Lhelma, qui, en brave petite Hollandaise qu’elle était, n’avait pas perdu un seul instant son calme.

— Pourquoi pas, en effet ? reprenait le président. C’est Mademoiselle qui a dit le mot de la situation. Pourquoi pas ? Pourquoi un monde habitable ne serait-il pas habité ? Pourquoi, dans la Création, y aurait-il une place perdue ? Pourquoi la vie ne serait-elle pas installée là comme ailleurs, puisqu’il y avait tout ce qu’il faut pour qu’elle s’installe ? Parce que nous ne le savions pas ? Ce n’est pas une raison suffisante, il faut en convenir, et l’Organisateur des Mondes nous montrerait bien d’autres surprises, sans doute, le jour ou il nous permettrait de franchir les limites de notre atmosphère.

Tout en parlant, l’homme amphibie avait pris un crayon et un morceau de papier, et dessinait une figure schématique de sa théorie.

Kerbiquet, le petit docteur et Lhelma étudièrent assez longuement le croquis tracé à la hâte. Et les deux hommes, après avoir réfléchi, finirent par dire ce qu’avait dit la jeune fille en conséquence d’une simple intuition : « Pourquoi pas ? »

— Il faut, maintenant, poursuivit le président, que je vous raconte comment j’ai découvert ces vérités, qui révolutionneraient la surface de la terre si elles y étaient connues, ce qui, je l’espère, ne se produira pas de longtemps. Soyez tranquilles. mon intention est d’être bref.

« Il y a dix ans, Mademoiselle, il y a dix ans, Messieurs, j’étais simple terrien supérieur comme vous, et capitaine au long cours comme Monsieur le marquis. Je suis né à Québec, et ceci vous expliquera, que je parle aussi aisément le français.

« Il y a dix ans, donc, le navire que je commandais, le Canadien, un joli trois-mâts dont il ne reste pas une planche, partit pour un voyage entre Québec et Buenos-Ayres avec un chargement de pétrole. Il fut pris par le mauvais temps jusqu’à sa sortie du Saint-Laurent, c’est-à-dire après avoir doublé l’île du cap Breton, et la tempête ne nous quitta plus jusqu’à notre arrivée dans les parages où nous sommes en ce moment même. Ce que fut cette traversée, je n’essaierai pas de vous le décrire. Je préfère vous le laisser imaginer, et prier le capitaine Kerbiquet d’en chercher un tableau dans ses plus mauvais souvenirs. Je naviguais depuis longtemps déjà, et n’avais encore rien rencontré de pareil. Nous étions pourchassés sans un instant de répit par une mer en furie ; le pont du Canadien était rasé comme si vingt volées d’obus y eussent passé. Nous n’avions plus ni bordages, ni passerelle, ni boussole ; nous dirigions notre gouvernail au moyen d’un cabestan qui, par hasard, était resté debout ; nous avions perdu deux hommes de l’équipage, enlevés par les lames et qu’on n’avait même pas pu songer à secourir ; nous étions à demi-morts de froid, de fatigue et de faim, car le gros temps ne nous laissait même pas le loisir de casser un morceau de biscuit. Nous étions dans un état lamentable, continuellement trempés par les paquets d’eau qui nous arrivaient de l’arrière et nous couvraient en grand ; nous étions amarrés par des cordages à tout ce qui voulait bien tenir encore, et près, je vous assure, de nous abandonner définitivement, tant nous nous sentions démoralisés.

« Un jour — cette course à la mort durait depuis longtemps déjà et la tempête redoublait de violence — un jour je venais de faire le point tant bien que mal et de constater que nous nous trouvions juste au nord des îles Fernando-Noronha, c’est-à-dire tout près de l’endroit où nous sommes en ce moment, lorsqu’une fumée intense et nauséabonde se mit à sourdre par les interstices des capots fermant les soutes à pétrole. L’acharnement du sort n’avait pas été complet jusqu’alors, paraît-il. Nos épreuves n’avaient pas été suffisamment cruelles : le chargement brûlait.

« Comment s’était-il allumé, sur ce navire à voiles où on ne faisait pas de feu, même pour la cuisine, depuis plusieurs jours ? D’où était partie l’étincelle qu’il fallait pour ce nouveau désastre ? Je ne l’ai jamais su et ne le saurai jamais. Mais une chose était bien certaine et indiscutable : quelque chose se consumait, et ce quelque chose ne pouvait être que du pétrole, dont nous reconnaissions parfaitement l’odeur.

« Affolés, nous cherchâmes à noyer les cales, au risque de sombrer. Le danger de la mer disparaissait pour nous devant la perspective d’être brûlés vifs. Mais nous étions mal outillés ; l’Océan nous avait presque tout enlevé ; l’eau que nous pûmes envoyer en trop petite quantité excita l’incendie au lieu de l’apaiser. Vers trois heures, le pont d’avant éclata sous une explosion formidable, qui tua deux hommes encore.

« Les autres se réfugièrent à l’arrière, et se mirent à contempler, hébétés, la haute colonne de flammes qui jaillissait des cales. Cette fois, nous étions bien définitivement perdus. Le navire, entièrement en bois, allait être mangé par l’incendie en quelques minutes, et quand le feu nous atteindrait nous n’aurions qu’une ressource : nous jeter à la mer furieuse qui, elle aussi, aurait bientôt fait de nous dévorer.

« Deux matelots, excédés de désespoir, devinrent subitement fous et se jetèrent dans les flots. Ils furent instantanément engloutis ; nous ne les vîmes même pas reparaître.

« Et je restai seul, sur le couronnement d’arrière, avec le cuisinier du Canadien et un mousse, un pauvre gamin de quinze ans qui pleurait d’épouvante.

« Quelques minutes passèrent ; une lame traîtresse le cueillit à mes côtés sans qu’il m’eût été possible de le retenir. La flamme gagnait, cependant, vers l’arrière, avec une grande rapidité ; nous en sentions la chaleur, qui deviendrait bientôt intolérable. Devant nous, c’était comme un immense bol de punch qui flambait, violemment secoué par la mer démontée,

« Et nous recommandions notre âme à Dieu ; ce n’était plus pour nous qu’une question de quelques secondes, lorsqu’un choc effroyable se produisit. Les îles Fernando-Noronha, sur lesquelles nous courions et que la grandeur du péril nous avait fait oublier, venaient d’un coup de leur éperon rocheux de compléter la catastrophe. Le Canadien s’écrasa dans un énorme feu d’artifice, et continua de flamber au sec, sur une sorte de boulevard de pierres plates où la force d’impulsion de la tempête l’avait lancé.

« Je vis mon compagnon décrire en l’air une énorme parabole, et piquer sa tête droit dans le brasier. Pour moi, je fus aussi projeté en avant, bien entendu, mais mon heure dernière n’avait pas sonné. Je tombai sur le côté du navire, dans une lacune de la chaussée rocheuse remplie d’eau. Péniblement, je me tirai hors de l’atteinte des lames qui déferlaient avec fureur autour de moi. J’eus la force aussi de me traîner assez loin du bateau, qui continuait de brûler à grand bruit et dont la chaleur me suffoquait, et au-dessus de la ligne d’algues qui m’indiquait la limite de la haute mer.

« J’eus fait, alors, tout ce qu’il m’était humainement possible de faire pour la protection de ma vie, et, m’abandonnant pour la suite aux soins de la Providence, je m’évanouis… ».