Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 103-122).


Je me crus sous l’empire d’une hallucination. (page 103)

CHAPITRE ix

APPARITION DES SOUS-TERRIENS


« … Quand je repris conscience, poursuivit le président de la République Centrale, je n’étais plus à la même place, j’entendais encore la rumeur violente de la mer, mais je ne la voyais plus ; j’eus l’impression de me trouver au sommet d’une montagne et au flanc intérieur d’un cratère de volcan. Il faisait nuit noire, et des hommes m’entouraient.

« D’abord, je n’eus de tout ceci qu’un sentiment très vague. Puis l’intelligence me revint par degrés, et je remarquai que ces hommes n’étaient pas semblables à moi. Ils en étaient même si différents que, pendant quelques instants, je me crus sous l’empire d’une hallucination causée par la fièvre.

« Les individus qui me soignaient, qui me gardaient peut-être, étaient plus petits, généralement, que la moyenne humaine ; leur corps nu, sauf une ceinture où pendaient des poignards, était couvert d’une peau sombre où je croyais voir le reflet d’écailles de poissons, mais d’écaillea excessivement fines. Quant au visage, il me sembla tout particulier. La bouche était figée dans la position que nous donnons à la nôtre pour prononcer certaines voyelles, A, O, U, par exemple. Le nez était à peu près pareil au nez humain, mais les ailes des narines étaient mobiles : non pas légèrement dilatables comme les nôtres, mais susceptibles de s’appliquer entièrement contre la cloison médiane et de former une fermeture hermétique. Les yeux étaient puissamment phosphorescents ; la scène étrange, à laquelle je prenais part n’était éclairée d’aucune lumière extérieure ; on ne voyait au ciel ni lune ni étoiles, puisque la tempête était encore dans toute sa violence et que les nuages noirs se suivaient sans interruption. Et, cependant, j’en voyais tous les détails presque aussi bien que si elle se fût passée en plein jour.

« Je restai pendant quelques minutes comme ahuri. Je vous l’assure, il me semblait vivre un cauchemar. Je n’étais cependant pas au bout de mes surprises. Les hommes étranges m’avaient étendu sur un lit de sable doux ; ils étaient agenouillés autour de moi ; ils paraissaient me soigner avec sollicitude et surveiller anxieusement mon retour à la conscience. Quand ils me virent ouvrir les yeux, un cri de joie sortit de leurs poitrines. Deux ou trois sur les vingt qui se trouvaient là, me parlèrent ensemble, et je tombai dans la plus profonde stupéfaction. L’un avait dit :

« — Para Kasara ?

« Un autre :

« — Poro Kosoro ?

« Et le troisième :

« — Piri Kisiri ?

« Ils avalent demandé la même chose, évidemment, et ce quelque chose s’inquiétait de l’état de ma santé. Mais dans quelle langue, je n’en avais pas la première idée, et pourquoi les mêmes articulations sur trois voyelles différentes, c’est ce que je ne pouvais pas m’expliquer non plus. Mais, puisque j’avais deviné le sens de la question, je voulus instinctivement y répondre, et je dis :

« — Je me sens beaucoup mieux, merci », ou quelque phrase approchante. Alors il se passa quelque chose d’excessivement singulier. Les hommes aux yeux phosphorescents se regardaient entre eux ; puis, ils me considéraient avec une expression de physionomie qui paraissait être de l’admiration ; ils se désignaient ma bouche, très différente des leurs, et échangeaient des réflexions avec volubilité. Mais je remarquai que des lèvres du même individu sortait toujours la même voyelle, sur les articulations les plus diverses. Celui qui avait dit : « Para Kasara » ne prononçait que les A ; celui qui avait dit : « Poro Kosoro » ne prononçait que les O, etc., etc. Et chacun d’eux semblait ne pas pouvoir produire d’autre son que celui que j’avais entendu dans sa bouche.

« Le premier me dit, comme s’il eût voulu faire une expérience :

« — Za mapa ratara calpa.

« Je crus comprendre qu’il désirait m’entendre répéter, et je répondis, sans savoir naturellement ce que je disais :

« — Za mapa ratara calpa.

« Un autre me dit :

« — Zu mupu ruturu culpu.

« Et je répétai :

« — Zu mupu ruturu culpu.

« Un troisième articula :

« — Zo mopo rotoro colpo.

« Et je répétai :

« — Zo mopo rotoro colpo.

« Alors les hommes écailleux devinrent graves ; la sollicitude qu’ils me témoignaient se teinta d’un respect profond ; certains d’entre eux s’éloignèrent comme s’ils ne s’étaient pas sentis dignes de m’approcher, et les autres ne me parlèrent plus qu’après avoir incliné la tête comme pour un salut.

« Et je soupçonnai que je devais cette déférence subite à la faculté que je possédais, et qu’ils ne possédaient pas, de prononcer toutes les voyelles. Je m’en assurai, en disant des phrases quelconques en français. À chacune d’elles, l’expression de l’admiration s’accusa. Quant au respect qu’on me montrait, il s’était rapidement transformé en vénération ; c’est à peine si les Sous-Terriens, car vous avez deviné que depuis quelques instants je vous parle d’eux, ne se prosternaient pas devant moi.

« Et voici, car je ne veux pas vous la faire attendre plus longtemps, l’explication de leur attitude, que je ne saisis, moi, qu’à la longue.

« Les Sous-Terriens viennent au monde avec la bouche conformée de telle façon qu’ils pourront, dans le cours de leur existence, prononcer toutes les articulations, toutes les consonnes et les combinaisons de consonnes, mais une seule voyelle. Celui qui est né pour dire A ne dira jamais autre chose que A ; celui qui est né pour dire O ne dira jamais autre chose que O. Ils parleront tous la même langue, ou du moins les articulations de la même langue, celle du pays où ils sont venus au monde — car il y a sur la face interne du globe autant de nations différentes que sur la face extérieure — mais ce sera chacun sur sa voyelle particulière, et sans pouvoir en changer. Ils se comprendront, bien entendu, parce que malgré la différence des sons c’est le même idiome qu’ils pratiquent, mais ils seront marqués dès la naissance d’un signe indélébile, et qui les distinguera jusqu’à la mort. Car on meurt sous terre comme dessus, bien qu’on y vive beaucoup plus longtemps.

« Mais ce n’est pas tout : non seulement les Sous-Terriens sont marqués pour toute leur existence du signe de leur voyelle particulière, mais encore l’espèce de la voyelle qui leur a été attribuée, ou imposée par la Nature, sera en rapport direct avec leur intelligence, avec leur esprit, avec le génie qu’on leur verra déployer. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

— Oui, monsieur le président, répondit le petit docteur Francken, et ce que vous nous dites est certainement ce que j’ai entendu de plus intéressant dans ma vie. Mais un exemple préciserait utilement, sans doute, une théorie aussi nouvelle pour nous.

— Un exemple ?… Attendez. Un supplément d’explication, plutôt. Vous savez que les voyelles de la langue française sont normalement divisées en trois groupes :

« 1o Voyelles franches : A, E. I, O, U ;

« 2o Diphtongues : EU, OU ;

« 3o Nasales : AN, ON, IN, UN.

« Les gosiers Sous-Terriens prononcent, individuellement, toutes ces voyelles, et quelques autres encore que nous n’imitons qu’avec une extrême difficulté. Eh ! bien, tous les individus qui articulent sur des voyelles franches sont remarquablement intelligents ; on rencontre parmi eux les novateurs, les orateurs, les guerriers, les politiques, tous ceux qui, à un titre quelconque, doivent briller, percer comme nous disons, et arriver à la notoriété. Les Sous-Terriens, qui prononcent leur langue sur des diphtongues, en EU ou en OU, sont d’une intelligence moyenne, et ne feront jamais rien de très extraordinaire, quoi qu’ils entreprennent. Ce sont eux qui forment la majeure partie des populations. Ils suivent ceux de leurs compatriotes qui parlent en voyelles franches ; ils les admirent, mais ils ne les égalent pas. Ils indiquent le niveau ordinaire de l’intellectualité de leur pays. Et voilà bien le mot qui leur convient : ils sont ordinaires, très capables de bénéficier d’un progrès acquis, mais incapables de le réaliser eux-mêmes. Vous ne les verrez jamais faire œuvre d’imagination, ou inventer, ou créer un mouvement d’initiative. Ils sont ce qu’ils sont, et cela leur suffit, tandis qu’il faudrait aux voyelles franches une activité perpétuelle, une recherche sans arrêt, une marche ininterrompue vers l’amélioration.

« Quant à ceux des Sous-Terriens qui parlent en voyelles nasales, et qui sont très peu nombreux, fort heureusement, ce sont de pauvres êtres assez ternes, assez tristes, assez lourds, et qui ne comptent pas beaucoup dans les nations. Je suppose qu’ils seraient très malheureux s’ils vivaient sur terre au lieu de vivre dessous, car ils sont inoffensifs et doux, sans défense, sans aucune rapidité de spéculation, et se verraient bien vite accablés par les intrigants et les méchants. Ils vivent machinalement et matériellement, sans penser à grand’chose ; on les protège quand ils ont besoin d’être protégés, parce qu’ils ne pourraient pas le faire eux-mêmes. Ils naissent, traversent l’existence, et disparaissent sans laisser plus de trace qu’une pierre dans l’eau. Ils restent indifférents à tout, et tout reste indifférent pour eux ; ce sont les zéros de l’humanité sous-terrienne.

« Vous devinez si, dans les familles, on attend avec anxiété le premier bégaiement des petits enfants, pour savoir sur quelle voyelle il se produira. Si c’est sur un A ou sur un O, joie générale ! Si c’est un EU ou sur un OU, les gens se résignent : un ordinaire de plus. Mais, si c’est sur un AN ou sur un ON bien caractérisé, sur le grognement que chacun redoute, vous verriez les figures s’allonger, et la consternation devenir complète. C’est un incurable innocent qui vient de s’affirmer.

« Pour en revenir, donc, à mon histoire, le jour où je fus recueilli par des Sous-Terriens après l’incendie et le naufrage du Canadien, c’était la première fois que des voyelles franches avaient eu l’audace de monter par une des cheminées que traversent l’écorce terrestre ; c’était la première fois qu’ils voyaient le dessus du Globe, et c’était la première fois aussi, par conséquent, qu’ils apercevaient un homme d’ici. Tout était aussi nouveau pour eux, sous le soleil, que tout le fut pour moi chez eux, quand ils m’eurent décidé à y aller. Mais n’anticipons pas.

» Ma taille, d’abord, les étonna beaucoup, et les invita à penser que je pouvais bien être d’une essence supérieure à la leur. J’étais cependant assez mal au point quand ils me découvrirent, évanoui sur les rochers, mourant presque de fatigue ou de faim, près d’un objet inconnu, près d’un bateau qui dut leur faire l’effet d’un moustre vomissant des flammes.

» Et quand j’eus parlé, l’idée qu’ils avaient pu avoir intuitivement de ma supériorité ne fit qu’augmenter. Un homme, qui prononçait aussi aisément toutes les voyelles, ne pouvait être pour eux qu’un profond génie. J’avais, en articulant quelques phrases banales, gagné pour jamais leur admiration.

« Nous passerons, si vous voulez bien, sur la longue série d’efforts qu’il nous fallut pour arriver à nous comprendre. Quand nous y fûmes à peu près parvenus, je dus leur expliquer ce qu’était la face supérieure de la Terre ; ce qu’étaient surtout les jours et les nuits dont ils n’avaient aucune idée, la cavité intérieure étant continuellement éclairée de la même façon par une sphère centrale dont l’éclat ne varie pas.

« Quand nous en fûmes là, les Sous-Terriens en voyelles franches, qui s’approchaient seuls de moi, les autres se tenant toujours à distance respectueuse, tinrent une conférence mystérieuse, puis m’arrivèrent dans l’attitude de gens qui ont une requête embarrassante à présenter.

« Ils m’expliquèrent alors que l’intérieur de la croûte terrestre est divisé en trois zones habitables, indépendamment des frontières des différentes nations : la zone centrale, un anneau limité à peu près par des lignes correspondant à nos tropiques du Cancer et du Capricorne, et deux zones extrêmes, placées sous nos calottes polaires. Entre elles se trouvent, me disaient encore les Sous-Terriens, deux espaces arides et déserts, où personne ne va jamais, parce qu’il n’y existe pas d’eau. J’ai oublié de vous dire que les Sous-Terriens sont amphibies. Dans la zone centrale habitent les humains que je vous ai décrits, et dans les zones polaires, où on les relègue aussi soigneusement que possible, des sortes de monstres… ceux que votre ami Van de Boot a vus au cap Horn, bien que je ne les eusse pas cru capables de découvrir le chemin qui mène à la surface de la Terre. Ces monstres sont des Sous-Terriens inférieurs, si je puis m’exprimer ainsi. Ce ne sont pourtant pas des animaux ; ce sont des hommes. Ils n’obéissent pas à l’instinct ; ils pensent et ils parlent. Et je serais bien embarrassé pour les comparer à quoi que ce soit qui existe sur la Terre.

« Les Sous-Terriens en avaient une peur folle, et cette peur était justifiée, malheureusement. De temps à autre, les Kra-las traversaient l’anneau désertique et pénétraient dans la zone centrale, où ils massacraient tout ce qu’ils trouvaient. Ils le faisaient, non pas dans le but d’emporter du butin ou de conquérir des territoires, mais simplement pour assouvir leur soif de sang. Leurs incursions, jusqu’à ces dix dernières années, étaient à peu près périodiques ; elles se produisaient environ tous les deux ans. Dès que leur retour était prévu, les Sous-Terriens entraient dans une agitation extraordinaire. Ils ne manquent pas de courage, ils étaient disposés à se défendre, mais ils étaient mal armés : ils ne possédaient que des poignards et des lances, et ne parvenaient pas à repousser leurs ennemis sans se faire décimer. Quand les Kra-las repartaient, les malheureux pays qu’ils avaient envahis étaient couverts de sang et de cadavres. Et quand ils avaient disparu, les gens vivaient dans l’attente affreusement angoissée de leur retour.

« Les Sous-Terriens, qui m’avaient recueilli, et qui me prenaient pour un génie transcendant, m’expliquèrent qu’une attaque allait se produire dans six mois environ contre leur pays, et me demandèrent d’aller avec eux, et de prendre la direction de la défense.

« — Quelles armes possédez-vous ? leur demandai-je.

« Ils me montrèrent leurs poignards et leurs lances.

« — Quelles armes possèdent les Kra-las ?

« — Ils n’en ont pas, me répondirent-ils.

Alors, j’acceptai. L’idée m’était venue de faire confectionner aux Sous-Terriens des armes à feu, voire des pièces d’artillerie, et de massacrer si bien les monstres qu’ils n’eussent plus envie de revenir de longtemps.

« Et les choses eurent lieu suivant ce programme. Je passe rapidement sur mon curieux voyage et sur mes découvertes car mon intention est à présent de vous emmener sous terre, si vous voulez m’y suivre, et là, de vous aider à retrouver Van de Boot, si c’est encore possible. Et je veux vous laisser le plaisir de la surprise au cours de cette peu banale expédition. Sachez seulement que six mois furent employés à confectionner des fusils, des canons, de la poudre, des boîtes à mitraille, et à former des artilleurs. Et que, lorsque les Kra-las se présentèrent, prêts à tout égorger comme c’était leur habitude, on les laissa tranquillement venir à bonne portée, et on les accueillit par une telle volée de fer et de plomb qu’il n’en resta pas beaucoup debout, et que ceux-ci s’enfuirent dans un désordre facile à imaginer. Il y a de cela dix ans, et on ne les a pas revus, du moins sur ce point du territoire central, car d’autres nations, qui n’ont point voulu nous imiter, reçoivent encore leur désastreuse visite.

« À la suite de cette aventure, les Sous-Terriens ont absolument voulu que je fusse leur chef. Ils ont déposé, purement et simplement, le roi qui avait cessé de leur plaire, et m’ont élu à sa place. Je n’ai cependant pas voulu accepter le titre de souverain, j’ai pris celui de président de la République Centrale. Et, depuis, j’ai toujours habité là-bas, pour des raisons que je vous expliquerai en détail plus tard, mais spécialement parce que je me trouve beaucoup mieux sous la terre que dessus.

« Et maintenant revenons, si vous le voulez bien, à votre ami Cornélius Van de Boot et aux deux dames qui ont été capturées en même temps que lui par les singes géants. Ainsi que je vous le disais tout à l’heure, il y a, hélas ! quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’ils aient été massacrés à l’heure actuelle. Les Kra-las ne font habituellement pas de prisonniers, et je suppose que s’ils en font, par extraordinaire, ils ne doivent pas les garder longtemps. Cependant, s’il reste un seul espoir de sauver ces malheureux, l’humanité la plus stricte nous fait un devoir de ne pas le négliger. Voici donc ce que je vous propose :

« Je vais vous équiper pour la vie sous-terrienne, et vous emmener, — ou du moins ceux d’entre vous qui en sentiront la curiosité — dans la capitale de la République dont je suis le président.

« Arrivés là, je lèverai un corps de volontaires, car j’en ai le pouvoir, et nous tenterons une expédition contre les Kra-las du pôle sud, dans le but de les contraindre à restituer leurs prisonniers… s’ils les ont encore. Que dites-vous, Mademoiselle et Messieurs, de cette proposition ?

— Que ce serait folie à nous de ne pas l’accepter, Monsieur le Président, puisque c’est la seule chance qui nous reste de revoir les gens que nous nous sommes promis de secourir. Pour mon compte, je suis prêt à vous accompagner, déclara Kerbiquet

— Pour mon compte, ajouta Francken, je serais désolé qu’on me laissât en arrière.

— Et je voudrais être du voyage, dit Lhelma, pour être la première à embrasser mon parrain, si nous le retrouvons.

Mais elle s arrêta soudain

— Ah !… Et mon oncle, que j’oubliais ?

— Pour ce qui est de ton oncle, ma chère enfant, lui dit le petit docteur, je te conseille de le laisser où il est pendant le temps que nous passerons sous terre. Il ne pourrait pas emporter ses quintaux de dictionnaires ; il s’ennuierait profondément, et ne nous serait d’aucune utilité. En outre, si nous venions un jour à nous trouver dans une situation dangereuse, ou seulement difficile, tu sais aussi bien que moi qu’il est incapable d’un geste pour s’en tirer. Je crois qu’il est préférable de le laisser à bord du Pétrel jusqu’à notre retour. Le capitaine donnera des ordres pour qu’on le surveille et pour qu’on en ait soin. Et, sois tranquille, si nous l’avons quitté récitant du thibétain, nous le retrouverons écrivant du lapon et ne se doutant même pas que nous nous sommes absentés.

— Mademoiselle, dit alors le président, ce que je vais ajouter n’est pas pour vous dissuader de venir avec nous, mais il est de mon devoir de vous avertir que l’expédition à laquelle nous nous préparons sera pénible et, à certains moments, périlleuse. La zone centrale est fort agréable à habiter, mais nous aurons un long voyage à faire à travers la contrée déserte pour nous mettre en contact avec les Kra-las et, dans cette région, il faut que vous en soyez prévenue, nous ne pourrons employer que des moyens de transport extrêmement primitifs. Quand nous serons chez les quadrumanes, nous aurons à compter avec leur résistance. Ce que nous allons faire ne s’est encore jamais vu chez les Sous-Terriens. Une incursion au pays des Kra-las, ce sera quelque chose comme le monde renversé, puisque eux seuls, jusqu’à présent, envahissaient chez les autres. Ils ne se laisseront pas faire, et nous aurons probablement à nous battre. Vous serez protégée, bien entendu, et à vrai dire je ne crois pas que la lutte dure longtemps, puisque nous avons des armes à feu et qu’ils n’en ont pas, mais il faut prévoir les hasards des combats, et les mauvaises chances momentanées qui peuvent se produire. En outre, si vous nous accompagnez, tous devrez revêtir, ainsi que ces Messieurs, un costume semblable à celui que je portais tout à l’heure et qui est indispensable là-bas, la plupart du temps, car l’eau est la règle générale et, la terre ferme l’exception, sauf dans la région déserte. Réfléchissez donc bien ; voyez s’il n’y a rien dans ce que je viens de vous dire qui vous effraie, et ne prenez votre décision qu’à bon escient.

— Mes réflexions sont faites, Monsieur le président, répondit simplement Lhelma ; je pars.

— J’en suis très heureux. Je suis heureux surtout de vous avoir bien jugée dès le premier abord. Vous êtes une brave jeune fille.

À partir de cet instant, les préparatifs du départ furent poussés avec une extrême activité. Le président de la République Centrale revêtit son costume de mer et son masque, et s’en alla faire sous les flots une course mystérieuse d’où il revint avec trois équipements semblables au sien, et au sujet desquels il donna les explications suivantes :

— Pour vivre avec les Sous-Terriens, qui sont des amphibies naturels, il a fallu, de toute nécessité, que je me transforme en amphibie artificiel. Et voilà comment j’y suis arrivé : ce costume, qui m’enveloppe entièrement, est bardé de fer et très pesant, pour me permettre de m’enfoncer dans l’eau quand je le désire. Quand je veux, au contraire, remonter à la surface, je n’ai qu’à y faire pénétrer une partie de l’air comprimé que contient mon masque, et, allégé, je reviens vers l’atmosphère. En outre, sous l’écaille, on a placé une épaisse couche de graisse qui m’empêche de souffrir du froid ou de l’humidité. Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, que les Sous-Terriens natifs n’ont pas besoin de toutes ces précautions, et qu’ils vivent dans l’eau, — comme nos hippopotames et nos baleines, par exemple, — sans en être le moins du monde incommodés.

« Quant au masque, c’est une sorte de merveille. Il a été inventé par un Sous-Terrien à voyelle franche d’une intelligence remarquable, qui est maintenant sous le Pétrel, dont j’ai fait mon secrétaire particulier, et que je vous présenterai bientôt, car il fera le voyage avec nous. Ce masque est construit de façon à protéger complètement du contact liquide la bouche, le nez et les yeux. Il comporte un réservoir d’air comprimé à haute tension, et un régulateur qui donne à mes poumons la quantité exacte d’oxygène qu’il leur faut. Ce qu’a d’admirable cet appareil, c’est de contenir, sous un volume extrêmement réduit, de l’air pour de longues heures, et même de quoi gonfler le costume et permettre la remontée quand il le faut.

« Vous avez pu remarquer que je porte à la ceinture cinq ou six poignards de petites dimensions. Vos costumes en sont pourvus aussi. Ces armes sont destinées à combattre, et à vaincre sûrement les gros animaux qu’on rencontre dans la mer. Je vous recommande, par-dessus toutes choses de ne pas vous piquer avec ces joujoux. Ils paraissent assez inoffensifs, mais la pointe en a été trempée dans un terrible poison, qu’on obtient en distillant le suc de certaines plantes sous-terrestres, et la blessure en est invariablement et instantanément mortelle. »

Kerbiquet, Lhelma et le docteur Francken s’en furent essayer leur costume de mer. Les deux premiers s’y introduisirent sans difficulté ; pour le troisième, ce fut une autre affaire ; il ne dut d’y pénétrer qu’à l’extrême élasticité des tissus, et quand il rentra dans le salon, ainsi équipé en sauvage obèse, ce fut par un éclat de rire homérique qu’on l’accueillit. Le petit homme riait d’ailleurs plus fort que tous les autres, et le spectacle de sa face ronde, rose et chauve, surmontant son corps trop grassouillet et sanglé dans l’uniforme sous-marin, n’était véritablement pas banal.

Le départ fut fixé au lendemain matin. Il était entendu que le président, Kerbiquet, Francken et Lhelma se rendraient par mer, et en compagnie de la suite resté au fond, jusqu’aux îles Fernando-Noronha, et que là aurait lieu la plongée dans la croûte terrestre, par une cheminée connue des Sous-Terriens.

Quand la nuit eut passé, Jean Kerbiquet fit venir Plougonnec et lui dit :

— Patron, je m’en vais en expédition avec M. le président, avec le docteur et avec Mademoiselle Wilhelmine. Il se peut que je sois absent un mois, trois mois six mois, un an, ou même davantage. Vous ne vous en inquiéterez pas. Dès que l’arbre de couche sera réparé, ou avant, si le vent s’élève, vous rallierez les îles Fernando-Noronha, qui sont dans le plein ouest ; vous vous mettrez à l’ancre dans une baie abritée, et vous m’attendrez. Voici la clef de la caisse du bord. Vous en userez pour vos besoins comme vous l’entendrez.

« Vous aurez soin d’une façon toute particulière du passager que nous laissons avec vous. S’il veut aller à terre, vous ne l’en empêcherez pas ; mais vous le ferez accompagner pour qu’il ne lui arrive rien.

« Quant au prisonnier… »

Ici, Plougonnec rougit violemment, et fit tourner son bonnet dans ses doigts avec plus de vitesse. Kerbiquet ne s’en aperçut pas.

— Quant au prisonnier, comme nous ne pouvons pas le garder indéfiniment, comme d’ailleurs, nous n’en avons pas le droit, vous trouverez sur mon bureau, dans ma chambre, la plainte que j’ai formée contre lui à l’adresse des autorités françaises. L’île où vous allez relâcher se trouve sur la ligne de paquebots de Pernambuco à Marseille. Vous vous arrangerez pour en attendre un au passage, pour lui faire des signaux, et pour lui remettre Wurtzler et le papier. C’est bien compris ?

Plougonnec continuait à tourner sa casquette et ne répondait pas.

— Eh bien ! s’écria le capitaine, dont la patience n’était peut-être pas la vertu dominante, vous n’avez pas compris ?

— Pardon, excuse, commandant, répondit enfin le vieux marin, pour ce qui est d’avoir compris, ça y est, vu qu’un mousse y pourrait s’tirer d’affaire dans une consigne comme ça ; seulement…

— Seulement ?

— Seulement, que pour donner ce failli chien de mécanicien à un navire de passage, je n’sais point trop comment j’pourrai m’y prendre.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, commandant, quand j’ai été tout à l’heure pour lui porter sa pitance, j’ai trouvé la cage vide et l’oiseau déniché.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— La vérité du bon Dieu, capitaine. C’calamar de terrien de malheur a trouvé le moyen d’ouvrir un sabord, cette nuit, et où il a pu filer, c’est ce qu’il faudrait demander au diable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix minutes plus tard, le président de la République Centrale, en costume de mer, descendait l’échelle du navire et faisait sur les eaux calmes un signe mystérieux. Les marins du Pétrel voyaient surgir du fond une vingtaine d’hommes sombres, qui ne montaient cependant pas jusqu’à la surface, mais dont les yeux éclairaient la profondeur de la mer. Ils se rangeaient en cercle, entre deux eaux, comme pour accueillir et escorter André de Haute-Lignée. Celui-ci descendait dans les flots. Lhelma, Kerbiquet et le docteur Francken le suivaient. Tous quatre se mettaient à un métre de la surface, et le cortège entier s’avançait vers la proue du Pétrel, en ce moment tournée vers les îles Fernando-Norhona.

Et comme il passait le beaupré, sous l’œil surpris des hommes de l’équipage, un énorme paquet noir tomba dans la mer dont il fit rejaillir l’eau de tous côtés…

Et les Sous-Terriens ayant, au bout de quelques brasses, émergé à la surface, parce qu’ils voulaient respirer et n’avaient plus d’indiscrétions à redouter, les Sous-Terriens reparurent aussi, le président d’abord, puis Francken frétillant et joyeux, quoique son masque l’empêchât de causer et que ce fût pour lui un supplice, puis Kerbiquet, calme et fort comme à l’habitude, puis Lhelma, qui ne paraissait pas trop dépaysée dans son nouvel élément, et, enfin, près de la jeune fille, une tête crépue et colossale, soufflant bruyamment et légèrement ahurie, la tête de Congo.

— Veux-tu rentrer, mauvais matelot ! hurlait Plougonnec, debout à l’extréme-avant du Pétrel. Veux-tu rentrer ! Le capitaine, il n’a pas dit que tu pars. Veux-tu t’en revenir ?

Mais Congo fut superbe. Il se retourna, mit les épaules hors de l’eau, puis une main à la hauteur de son visage, et décocha au vieux maître d’équipage le plus magistral pied de nez des temps contemporains.

Il reprit ensuite tranquillement sa coupe, et vint se replacer auprès de Wilhelmine, qu’il n’abandonna plus.






Ce n’était plus qu’un paquet inerte. (page 131)