Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 79-86).


Le requin fondit sur le plongeur. (page 85)

CHAPITRE vii

UN AMPHIBIE ARTIFICIEL


À bord, personnel et passagers paraissaient plus ou moins consternés. Sur le Pétrel, ce joli navire où tout le monde était amical et confiant, une aventure pareille ! Plougonnec maugréait, sans s’arrêter, des choses à peu près incompréhensibles, mais où revenaient avec fréquence les faillis chiens de matelots d’eau douce et les calamars de terriens de malheur ! S’il avait tenu Wurtzler dans un coin, malgré ses soixante ans, le Bavarois aurait probablement passé un vilain quart d’heure. Il l’avait bouclé lui-même, de crainte de surprise, et gardait dans ses poches la clef du cadenas qui lui amarrait une cheville à la barre de fer.

À l’arrière, la préoccupation était aussi forte, bien qu’elle se traduisît d’autre façon.

— Il n’y a pas à s’alarmer, expliquait le capitaine Jean Kerbiquet. Le pis qui puisse nous arriver est que mes hommes ne réussissent pas à remplacer l’arbre de couche. Et j’admets facilement qu’ils n’y réussissent pas, car c’est délicat et difficile, surtout en pleine mer. Mais, même en ce cas, nous ne serions pas le moins du monde en danger. Nous devons être tout près de terre, à cinquante mille à peu près du cap Saint-Roch. Le calme ne durera pas éternellement, et le premier coup de vent peut nous y conduire. En outre, nous sommes en ce moment sur le passage de trois grandes lignes de paquebots : la ligne de Pernambuco à Dakar et à Bordeaux, la ligne de Melbourne à Liverpool, et celle du Havre à Rio-de-Janeiro. Nous aurions bien du malheur si nous ne trouvions pas un bateau qui nous prenne en remorque jusqu’à un port quelconque où nous nous ferons réparer. C’est un retard, et c’est regrettable à cause de votre compatriote, qui est peut-être en danger pendant que nous nous immobilisons ici, mais, ce n’est qu’un retard.

À midi, le point exact donna 3° de latitude sud, et 32° 3’ de longitude ouest.

Tous les passagers étaient sur le pont, protégés par les tentes et surveillant la mer, qui donnait, à cet instant, l’aspect d’un immense miroir de plomb. On n’y voyait ni une voile ni une fumée ; l’air vibrait sous la chaleur torride, et de gros nuages cuivrés pendaient du ciel.

Tout à coup, retentit le cri sinistre que les marins n’entendent jamais sans frémir :

— Un homme à la mer par tribord arrière !

Il faut avoir entendu ce cri, surtout quand il est poussé par une sombre journée de tempête, pour savoir ce qu’il peut éveiller d’angoisses et faire naître de craintes dans les cœurs les plus courageux. Un homme à la mer, dans la brume, dans l’écume, dans l’écroulement irrésistible des lames, dans le bruit assourdissant de l’eau qui bouillonne, c’est presque toujours la perte d’une existence humaine, la lutte désespérée d’un malheureux contre la mort, et son abandon aux monstres de l’Océan. La manœuvre qu’il faut faire pour retrouver un homme à l’eau est longue et délicate. Le navire est lancé ; il lui faut du temps pour s’arrêter, faire route en arrière, et rencontrer le point exact où l’accident a eu lieu. Et quand c’est fait, souvent, le naufragé a déjà osé toutes ses forces ; il a coulé ; on ne le reverra plus.

Au cri de : « Un homme à la mer », tout le monde, à bord du Pétrel, s’agita. Le capitaine saisit sa jumelle, et se mit à étudier la surface de l’Océan. Plougonnec compta ses hommes, pour savoir lequel manquait.

Et, à l’instant même, Jean Kerbiquet commandait :

— Une baleinière et quatre hommes !

Le maître d’équipage lui criait, d’en bas :

— Capitaine, je ne sais pas qui ça peut être. J’ai tout mon monde.

— Votre prisonnier ?

Plougonnec se précipita.

— Il est là, capitaine.

Le problème devenait embarrassant. D’où pouvait bien sortir cet inconnu, qu’on voyait distinctement flotter sur la mer, et qui, d’ailleurs, n’avait pas le moins du monde l’air d’être en détresse, puisqu’il ne manquait personne à bord et que les eaux étaient complètement désertes jusqu’à l’horizon ?

— Qu’on m’attende ! cria Kerbiquet. J’y vais moi-même.

— J’y voudrais bien aller aussi ? demanda Francken.

— Embarquez, docteur.

Tous deux montèrent dans la baleinière, ainsi que le patron Plougonnec et cinq hommes de l’équipage. Le docteur s’était muni de sa boîte à médicaments, en cas de besoin. L’embarcation tourna sur ses pistolets et descendit à l’eau. Les six hommes se mirent aux avirons de toute leur énergie, tandis que le capitaine barrait sur le naufragé en expectative, qui paraissait très tranquille sur la mer et faisait lentement la bouteille à rafraîchir.

Francken, sa jumelle aux yeux, ne le perdait pas du regard, et émettait tout haut ses réflexions :

— Eh bien ! capitaine, disait-il, voilà un individu que son danger n’impressionne pas beaucoup. Il nous regarde venir, une main en visière au-dessus des yeux pour se protéger du soleil, et ne fait pas un seul mouvement Quel singulier noyé est-ce là ? Ma parole d’honneur, il a l’air chez lui, dans l’eau, comme nous sur le plancher des vaches. Je n’ai jamais rien vu de pareil.

La baleinière avançait à grande allure, cependant, et la distance entre elle et le bizarre nageur diminuait à vue d’œil. Bientôt chacun put le distinguer nettement et sans le secours d’aucune lunette. L’homme était toujours immobile sur l’eau, la tête et les épaules dehors, la main en parasoleil sur les yeux. Francken déclara alors qu’il avait une sorte de masque sur le visage, et que son torse et ses bras étaient recouverts d’écailles vert sombre. La curiosité augmenta naturellement.

Et quand la barque ne fut plus qu’à une quinzaine de mètres, l’étrange individu s’enfonça lentement, sans un mouvement ressemblant à ceux de la natation ou de la plongée, comme un ludion dans son bocal. La vue des hommes ne paraissait d’ailleurs pas l’avoir effrayé. Il avait quitté la surface sans hâte, et s’était arrêté à deux mètres de profondeur, d’où il étudiait, sans se troubler, les faits et gestes des habitants de la baleinière du Pétrel. Le petit docteur, curieux par nature comme une femme et naturaliste très distingué par-dessus le marché, bouillait d’impatience. Il s’agitait sur sa banquette et poussait de vives exclamations. Jean Kerbiquet n’était pas moins intéressé. Le père Plougonnec, qui avait cependant « bourlingué » sur toutes les mers, comme il disait, et qui avait vu toutes sortes de bêtes aquatiques, se demandait à voix haute « ce que ça pouvait bien être que ce négociant-là, qui avait une tête, des bras et des jambes comme un homme, et qui respirait dans la tasse comme un poisson naturel ? »

— Existerait-il une race d’hommes amphibies ? demanda Jean Kerbiquet au docteur.

— Je n’en avais jamais entendu parler, répondit Francken, mais je vous avoue que ce que nous voyons me confond. Ceci est bien évidemment un homme, malgré les écailles ; il ne peut pas y avoir le moindre doute à ce sujet ; son attitude, sa façon de nous observer le prouvent surabondamment, et cependant, voici près de cinq minutes qu’il est sous l’eau sans en paraître le moins du monde incommodé. Je n’y comprends rien.

— Faisons-lui des signes, dit Kerbiquet. Si c’est un homme, il nous répondra.

Et le jeune capitaine allait essayer une télégraphie transmarine inédite, lorsqu’un cri d’effroi partit de la poitrine des matelots qui se tenaient à l’avant. Ces hommes venaient de voir passer sous la quille de la baleinière une grande ombre rapide, et cette ombre se dirigeait droit sur l’être inconnu qui se tenait entre deux eaux.

— Un requin ! s’écria Francken. Le malheureux est perdu !

Il y eut une minute d’inexprimable angoisse. Le tigre des mers, comme on l’a si justement appelé, décrivait de grands cercles autour de ce qu’il considérait déjà comme sa proie, et cherchait la façon dont il allait l’attaquer.

L’homme cependant, ou de quelque façon qu’on voulût l’appeler, l’être sous-marin qui se trouvait à cette heure exposé à un aussi grave péril, n’avait pas bougé de sa place ; il ne donnait pas le moindre signe de terreur. On le vit seulement, quand le requin raccourcit le rayon de sa promenade circulaire, tirer de sa peau — de sa propre peau écailleuse aurait-on dit — une sorte de courte dague qu’il garda dans la main.

— Vous voyez bien que c’est un homme, disait Jean, puisqu’il a des armes.

Tout le monde, à bord de la baleinière, suivait avec anxiété les péripéties de cette lutte inégale, entre un monstre dans son élément, et un être humain, jouet chétif perdu en plein Océan.

Ce ne fut d’ailleurs pas long. Le requin, après avoir tourné quelques minutes dans l’eau transparente, fondit tout à coup sur le plongeur qui l’attendait. Il s’était légèrement enfoncé pour l’attaquer en remontant et lui happer un membre au passage. Le requin en effet a la bouche disposée en dessous et ne peut pas aborder ses ennemis de front, mais seulement en leur présentant le ventre.

L’homme fit avec beaucoup d’aisance une sorte de demi-culbute qui eut pour résultat d’éloigner ses jambes des mâchoires meurtrières. Et quand l’énorme poisson, ayant manqué son coup, et lancé de bas en haut, passa devant son visage, il le piqua, mais sans y mettre de force, dans la blancheur jaunâtre de sa face abdominale. Instantanément, le monstre entra en convulsions : pas une goutte de sang ne rougit la mer ; deux secondes après, le requin flottait à la surface, inerte.

— Dague empoisonné d’un poison violent, murmurait Francken. Décidément, nous sommes bien en présence d’un homme.

Le nageur, victorieux, avait tranquillement remis son arme dans sa gaine, et reprit son observation des passagers de la baleinière du Pétrel.

Évidemment, ce qui venait de lui arriver ne le troublait en aucune façon et faisait partie de la série d’incidents de sa vie journalière.

Jean Kerbiquet eut l’idée d’agiter au bout d’un aviron son mouchoir blanc. Le nageur changea immédiatement d’attitude. À la vue du symbole de paix, il regagna la surface, et se rapprocha de la barque.

Puis, il ôta de ses yeux et de sa bouche un masque spécial, et dit :

— Qui êtes-vous ?

— Jean-Fabien-Maurice-Noël-Alain de Kerbiquet, marquis de Plougoven et capitaine au long cours, répondit le marin.

— Et moi, Messieurs, je suis André-Phocas de Haute-Lignée, président de la République Centrale, répondit l’inconnu en saluant gracieusement de la main.

Tout le monde le contemplait, légèrement ahuri.