Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/19

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 247-257).

CHAPITRE XIX.

dame veuve regnaud.


Madame Regnaud était une de ces excellentes personnes qui se font aimer par tous ceux qui les connaissent, pour l’aménité de leur caractère et les qualités de leur cœur. Sans être ce qu’on peut appeler riche, elle jouissait d’une honnête aisance et vivait retirée, avec sa fille Mathilde, dans une de ses maisons, No 7, rue St. Charles.

Ce fut chez madame Regnaud que le capitaine Pierre de St. Luc avait témoigné le désir de se faire transporter, au sortir de l’habitation des champs.

Quand la voiture arriva à la porte de la maison, Trim pria son maître de lui permettre d’aller prévenir madame Regnaud, et, passant par la cuisine, il courut lui dire que son maître venait lui demander l’hospitalité pour quelques jours ; qu’il était d’une grande faiblesse et d’une excessive excitation nerveuse ; que la plus grande tranquillité lui était nécessaire, et surtout qu’il fallait éviter de faire la moindre allusion à ce qui avait circulé sur son compte.

Il est facile de s’imaginer l’étonnement de madame Regnaud en apprenant que Pierre de St. Luc, non seulement n’était pas noyé, mais qu’il était à sa porte lui demandant l’hospitalité. Elle avait connu Pierre tout enfant, et l’avait vu grandir sous les soins de M. Meunier. Elle se sentit toute joyeuse du choix que Pierre avait fait de sa maison, et elle se promit bien de ne rien épargner pour lui procurer tout ce qui pourrait lui être agréable, en attendant qu’elle put apprendre les particularités du mystère de sa résurrection.

— « Vous prendé garde de dire à mon piti maître que mossié Meunier il été mort ; li sé rien, rien de rien. »

Et Trim, sans attendre la réponse de madame Regnaud, courut à la voiture pour aider son maître à descendre.

Madame Regnaud courut ouvrir elle-même la porte à Pierre de St. Luc, qui descendait de voiture soutenu par son fidèle esclave. L’air pur d’une belle matinée de Novembre avait ramené un peu les forces du capitaine, et les couleurs de ses joues, un peu excitées par le trajet, ne lui donnaient pas tout à fait la physionomie d’un revenant, auquel s’attendait la bonne madame Regnaud.

— Et d’où viens-tu donc, mon cher Pierre ? lui dit-elle en le tutoyant.

— Vous n’y pas parlé à li, à c’t’heure, di tout ; li l’a son la tête malade ; disé rien di tout ! moué va couri cherché médecin ; dit Trim tout bas à l’oreille de madame Regnaud, en tirant la manche de sa robe.

— Tu as raison, lui répondit-elle, en lui faisant un signe ; puis se retournant vers le capitaine qui s’était assis sur un petit canapé :

— Repose-toi là un instant, en attendant que Mathilde ait préparé ta chambre. Nous allons envoyer chercher le docteur ; quel docteur veux-tu avoir ?

Mathilde entrait en ce moment dans l’appartement. C’était une belle jeune fille de dix-sept ans, nouvellement sortie du pensionnat de madame Langlade. Son maintien modeste et ses cheveux noirs, lissés en bandeaux plats sur ses tempes, lui donnaient une expression de gracieuse timidité qui contrastait avec ses grands yeux créoles noirs, vifs et brillants, qu’ombrageaient de longs cils soyeux. Elle relevait d’une maladie nerveuse, contractée au pensionnat. Sa figure était pâle, et quelque chose annonçait chez elle une souffrance de l’âme qui avait survécu aux souffrances du corps.

En apercevant le capitaine, elle fit une respectueuse révérence,

— Eh bien, Mathilde, lui dit avec bonté madame Regnaud, ne reconnais-tu pas M. de St. Luc que tu avais coutume d’appeler, quand tu étais petite, ton cousin Pierre ? Viens donner la main et embrasser ton cousin.

C’est une grande fille maintenant, et je suis bien sûr que tu ne l’aurais pas reconnue, n’est-ce pas Pierre !

— Oh ! non, certainement que je n’aurais pas reconnu mon espiègle de petite Mathilde dans cette belle et gentille demoiselle.

Mathilde baissa la vue ; et ses joues et son front se couvrirent des plus vives carnations.

— Avance donc, Mathilde, et viens embrasser ton cousin ; je suis bien certaine qu’il n’a pas oublié, lui, le temps où il te faisait sauter sur ses genoux et qu’il t’appelait sa petite grichou. Allons, viens donc, Mathilde, faut-il que j’aille te prendre par la main ?

Pierre, qui s’aperçut de l’extrême confusion de la jeune fille qu’il voyait pour la première fois depuis quatre ans, se retourna vers madame Regnaud, et lui dit d’une voix qu’il cherchait à rendre calme, mais dans laquelle se trahissait malgré lui une certaine émotion :

— Oh ! ne pressez pas mademoiselle Mathilde, nous sommes presqu’étrangers maintenant ; bientôt j’espère que nous renouvellerons notre connaissance et qu’elle n’aura plus peur de celui qu’elle appelait son cousin Pierre !

— Non, non, reprit madame Regnaud, je n’aime pas les cérémonies. Allons, Mathilde, Pierre ne vient pas ici pour te faire la cour ; il vient chez moi comme chez sa maman, pour se rétablir durant sa convalescence, je veux que vous soyez comme frère et sœur ; ainsi, mes enfants, embrassez-vous.

— Eh bien, oui, reprit le capitaine, soyons frère et sœur, viens m’embrasser, Mathilde, viens comme autrefois.

La jeune fille s’approcha toute confuse et se penchant vers Pierre, celui-ci déposa sur son front un baiser plein de respectueuse bienveillance pour la fille de la respectable madame Regnaud.

— Je suis un peu faible, continua le capitaine, si vous me le permettez, je me coucherai un instant.

— La chambre de Pierre est-elle prête, Mathilde ?

— Oui, maman.

— C’est bien, nous allons lui donner le bras pour l’y conduire, pendant que Trim courra chercher le docteur. Et quel docteur veux-tu qu’on envoie chercher, Pierre ?

— N’importe lequel, je ne crois pas qu’il y ait rien de sérieux ; envoyez chercher le médecin de la maison.

— Nous n’en avons pas.

— Eh bien ! envoyez chercher le docteur Rivard.

En entendant prononcer le nom du docteur Rivard, Mathilde tressaillit et sa figure exprima une telle sensation de frayeur que le capitaine en fut frappé, quoiqu’il fît semblant de ne pas s’en être aperçu.

— Pas celui-là, Pierre, répondit madame Regnaud d’une voix brève ; j’ai des raisons pour que le docteur Rivard ne mette jamais les pieds dans ma maison.

L’agitation de madame Regnaud n’échappa pas à l’œil du capitaine, non plus qu’à Trim, qui avait aussi remarqué le mouvement et la terreur de Mathilde. Le capitaine réfléchit quelques minutes, puis il dit à Trim d’un air indifférent, d’aller chercher le premier médecin venu.

Pendant que Trim était allé chercher le médecin, madame Regnaud aida au capitaine à se transporter dans la chambre que lui avait préparée Mathilde. Celle-ci était sortie de l’appartement pour cacher sa confusion et la vive agitation que le nom du docteur Rivard lui avait fait éprouver. La chambre dans laquelle Pierre fut conduit avait été préparée avec une véritable coquetterie. C’était une chambre assez spacieuse, dont les fenêtres donnaient sur un jardin de fleurs ; un tapis de Bruxelles recouvrait le plancher ; sur une couchette de bois d’acajou surmontée d’une moustiquaire de mousseline blanche, placé dans une alcôve, un lit de duvet recouvert de draps blancs de fine toile, attendait le capitaine. Sur un petit guéridon, placé au milieu de la chambre, il y avait un superbe bouquet de fleurs, dans un vase de cristal, dont les odorantes émanations embaumaient l’appartement. Un large fauteuil à bras était auprès du lit. Un miroir, sur une petite table à toilette, reflétait toutes les parties de la chambre.

— Pierre, tu te trouveras bien dans cette chambre, j’espère, c’est celle de Mathilde ; la meilleure et la mieux aérée de toute la maison.

— Pourquoi la priver de sa chambre, la pauvre enfant ?

— Ça ne la prive pas du tout, au contraire c’est elle-même qui l’a offerte, quand Trim nous a annoncé que tu étais en voiture à la porte.

— Elle est toujours bonne, j’allais dire ma petite Mathilde, mais c’est une grande et belle demoiselle maintenant !

— Elle n’est pas mal, n’est-ce pas ?

— Bien, très-bien !

— C’est bon, j’aime que tu la trouves de ton goût. Pauvre enfant, si jeune, sans père, sans protecteur que moi sur cette terre, où il y a tant de méchantes personnes !…

Un gros soupir vint interrompre madame Regnaud, dans l’œil de laquelle le capitaine vit rouler une grosse larme.

— Ne vous affligez pas, ma bonne dame Regnaud, je lui servirai de protecteur quand je serai à la Nouvelle-Orléans, et quand je n’y serai pas, je suis bien sûr que vous n’aurez qu’à vous adresser à monsieur Meunier…

— M. Meunier ! s’écria madame Regnaud ; puis regardant Pierre, avec des yeux étonnés, elle se rappela ce que lui avait dit Trim, et s’apercevant que la conversation fatiguait le capitaine, elle lui dit affectueusement :

— Couche-toi, Pierre ; je vais t’envoyer Toinon pour te déshabiller ; un peu de sommeil te fera du bien.

— Pas besoin, je crois que je puis me déshabiller tout seul.

À peine le capitaine eut-il le temps de se mettre au lit que Trim arriva avec le docteur Fortin. Le docteur, après avoir examiné le capitaine, déclara qu’il n’y avait rien d’alarmant, un peu de fièvre mais bien légère et beaucoup de faiblesse. Il recommanda un peu de bouillon et du repos, surtout d’éviter tout ce qui pourrait l’exciter ; après quoi il partit en promettant de revenir dans l’après-midi.

Après avoir pris un bon bouillon de volaille que Mathilde lui prépara de ses mains, le capitaine s’endormit d’un profond sommeil. Madame Regnaud et Mathilde s’assirent auprès de son lit, et Trim courut à bord du Zéphyr donner à M. Léonard des nouvelles de son maître. Trim fit un paquet dans lequel il mit des hardes et du linge blanc pour le capitaine, et après l’avoir porté chez madame Regnaud, il retourna auprès de M. Léonard qui avait fait choix de cinq hommes bien armés et auxquels il donna des provisions pour deux jours. Trim conduisit ces cinq hommes à l’habitation des champs où ils devaient rester en compagnie de Tom, avec ordre d’arrêter toute personne qui s’y présenterait.

En revenant de l’habitation des champs, Trim entendit les cloches qui sonnaient les glas de son maître et il se hâta de se rendre à l’église, où nous l’avons vu assister à l’enterrement.

Vers les quatre heures de l’après-midi, le docteur Fortin alla voir le capitaine qui dormait d’un profond sommeil, ne s’étant pas réveillé depuis le matin.

— Comment le trouvez-vous, M. le docteur ? demanda madame Regnaud à voix basse, tandis que Mathilde cherchait à lire sur sa figure ce qu’il en pensait.

— Je le trouve assez bien. Il ne faut pas le réveiller ; laissez-le dormir tranquillement ; ça ne sera rien, je pense. Quand il se réveillera, laissez-le prendre du bouillon et manger un peu de volaille. Voici une petite fiole dont vous lui ferez prendre la moitié ce soir, s’il a la fièvre. Je reviendrai demain matin, et je verrai ce qu’il y aura à faire.

— Et que pensez-vous de sa plaie au front ?

— Ça ne sera rien ; elle commence à se cicatriser ; il serait bon de lui tenir un linge mouillé sur le front pour diminuer l’inflammation. Demain, je pense qu’il pourra se lever sans danger et manger comme d’habitude.

Le capitaine dormit encore plus d’une heure après le départ du docteur Fortin. En se réveillant, il aperçut Mathilde au pied du lit, la tête appuyée dans une de ses mains et pleurant ; sa couture était tombée sur le tapis. Sa mère l’avait laissée seule pour aller surveiller les préparatifs du souper, lui ordonnant de venir l’avertir aussitôt que le malade se réveillerait. Le capitaine, par délicatesse et pour ne pas causer de confusion à cette jeune fille en la surprenant au milieu des pleurs, fit semblant de continuer à dormir et se retourna dans son lit. Mathilde tressaillit, ramassa sa couture et s’essuya les yeux ; un profond soupir s’échappa de sa poitrine, et alla réveiller jusqu’au fond de son cœur la sympathie de Pierre. « Pauvre enfant, pensa-t-il, il y a quelqu’amour désappointé ou quelque grande douleur dans son cœur si candide ! hélas, si jeune ! »

Quand il crut que la jeune fille avait eu le temps de sécher ses pleurs, il fit un mouvement et se frotta les yeux. Mathilde courut aussitôt appeler sa mère, qui apporta un bouillon. Le capitaine se sentait considérablement rafraîchi par son paisible sommeil.

— Il me semble que j’ai dormi bien longtemps, dit-il, quel heure est-il ?

— Six heures vont sonner,

— Six heures ! Ah ! mon Dieu ! pourquoi ne m’avez-vous pas réveillé ? J’aurais voulu aller à bord du Zéphyr.

— Allons, Pierre, soit raisonnable, tu ne peux pas sortir aujourd’hui, le docteur a défendu de te laisser sortir et de trop parler. C’est après demain dimanche, tu te reposeras encore toute la journée, et lundi tu pourras sortir, lui dit affectueusement madame Regnaud.

— Où est Trim ?

— Dans la cuisine.

— Faites-le venir ici, s’il vous plaît.

— Tu vas aller chercher M. Léonard, lui dit-il, quand Trim fut arrivé ; tu lui diras de venir ici.

Le capitaine se sentit assez de force pour se lever et prendre le souper en famille que madame Regnaud fit servir dans sa chambre. Il mangea avec appétit et fit la conversation pendant près d’une heure, avec madame Regnaud et Mathilde, qui évitèrent avec soin tout ce qui aurait pu l’impressionner.

Quand Trim revint accompagné de M. Léonard, le capitaine était couché et reposait profondément. Afin de ne pas interrompre le sommeil du capitaine, dont il avait un si grand besoin, M. Léonard s’en retourna à bord promettant de revenir le lendemain matin. À neuf heures Trim recommanda au nègre Toinon d’aller veiller au pied du lit de son maître, tandis qu’il alla attendre le docteur Rivard à sa sortie de chez M. le Juge de la Cour des Preuves, où il savait qu’il devait passer la soirée.

Trim n’avait que des soupçons contre le docteur, et il espérait, en l’épiant, découvrir quelque chose qui pût lui servir de preuves. La rue était parfaitement déserte quand il arriva près de la demeure du Juge. Les lampes jetaient par intervalles une sombre clarté. Le temps s’était refroidi ; Trim boutonna sa blouse de gros drap de pilote, et attendit, marchant de long en large pour se réchauffer. Bientôt il vit arriver un homme qui passait ; il ne remarqua point qu’il s’arrêtait à quelque distance et se cachait dans l’ombre d’une porte de cour. Un instant après il en vit arriver un autre, qui se baissa pour regarder dans l’obscurité, et se cacha derrière une pile de briques à quelques pas au-delà de la maison. Quelques minutes après il vit venir seul un petit homme couvert d’une redingote et tenant une canne à la main. Le petit homme chantait ; il passa près de Trim, qui fit semblant de chercher quelque chose, et retourna sur ses pas en continuant à chanter :

« Montre-moi ton petit poisson. »