Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/20

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 257-264).

CHAPITRE XX.

dix heures du soir.


Au moment où le docteur Rivard sortait de chez le Juge de la Cour des Preuves, la pendule sonnait dix heures. Il se dirigea du côté de la pile de briques, qui se trouvait dans la direction opposée à celle où était Trim, qui s’était effacé le long du mur, en entendant ouvrir la porte lorsque le docteur sortit. Deux petits coups distincts frappés discrètement sur le rebord de la banquette, servirent de signal aux différentes personnes qui s’étaient placées en embuscade. Trim entendit parfaitement résonner les coups sur le pavé, mais il était si loin de s’imaginer qu’ils fussent à son adresse, qu’il n’y fit pas la moindre attention, croyant que c’était la ronde de quelques gens du guet du bout de la rue ; Trim laissa le docteur prendre de l’avance et se mit à le suivre de loin, sans bruit et les yeux fixés sur lui, ce qui l’empêcha de remarquer une ombre qui se projetait sur le mur au moment où il arrivait à la pile de briques ; en même temps une brique lancée avec force vint le frapper à la poitrine, et deux hommes s’élancèrent sur lui, armés de bâtons. L’attaque fut si vive et si imprévu que Trim en fut d’abord tout étourdi ; il glissa sur le pavé et tomba.

Avant qu’il eût le temps de se relever, il fut saisi et ses deux mains furent fortement attachées derrière le dos avec un mouchoir.

Le docteur, voyant Trim au pouvoir de Pluchon et de ses gens, sentit monter à ses lèvres un sourire diabolique.

— Ah ! ah ! murmura-t-il, tu ne m’échapperas plus !

— Vite, vite, une voiture ! pour le porter à l’habitation des champs, s’écria Pluchon.

Une des personnes se détacha pour aller chercher une voiture et revint bientôt avec une espèce de barouche de louage. Trim fut jeté dans la voiture, dans laquelle entrèrent aussi deux hommes pour veiller le nègre. Pluchon s’assit à côté du cocher, qui partit dans la direction de l’habitation des champs.

Quand il entendit Pluchon donner l’ordre de le conduire à l’habitation des champs, il se sentit soulagé d’une grande inquiétude, et il se réjouit à l’idée que ses assassins allaient être pris à leur propre piège.

Les chevaux, lancés au grand trot, ne tardèrent pas à arriver en vue de l’habitation des champs. L’étage inférieur était enveloppé dans la plus profonde obscurité ; une lumière faible jetait sa pâle lueur sur les murs gris de la chambre supérieure où la mère Coco-Létard recélait ses marchandises.

En arrivant, Pluchon fit entendre le signal accoutumé ; personne ne répondit. Il répéta le signal, et cette fois une figure se montra à la fenêtre et regarda avec précaution. Personne ne bougea dans la voiture. Pluchon répéta pour une troisième fois le signal, en l’accompagnant d’un énergique juron. Enfin la fenêtre s’ouvrit et une voix demanda :

— Qui va là ?.

— Parbleu ! des amis, répondit Pluchon d’un ton vexé, venez nous ouvrir.

— Vous pouvez entrer, la porte est ouverte. À propos, que voulez-vous ?

— Nous sommes trois, et nous vous amenons un nègre marron, qui ne marronnera plus après ce qu’il s’est attiré.

Trim, en entendant la voix de Léon Létard, car c’était bien lui qui avait parlé du haut de la fenêtre, sentit un frisson lui courir par les membres ; et la réaction que lui causa ce désappointement était d’autant plus grande qu’il avait eu plus de confiance dans sa libération et plus d’espoir de se saisir de ses agresseurs, et de parvenir par là à la découverte des auteurs de l’attentat commis sur son maître.

— Eh bien ! entrez, continua Léon ; je suis seul ici, maman Coco et François sont à la ville, et moi je souffre d’une foulure au pied.

— Entrons, dit Pluchon, en sautant à terre ; puis courant à la portière : allons, vous autres, sortez-moi cette paillasse de laine noire, et faisons vite.

Trim était parvenu, durant le trajet, à élargir assez le nœud du mouchoir pour pouvoir en sortir ses mains, et il se tenait prêt à toute éventualité.

Pluchon ouvrit la porte ; la salle d’entrée était dans la plus profonde obscurité. Trim crut remarquer trois à quatre personnes droites, immobiles et adossées au mur.

— Holà ! là, une lumière, monsieur Léon.

Et, tout en disant cela, ils poussèrent Trim dans la maison et refermèrent la porte. Trim, tout doucement, dégagea ses mains de ses liens. À peine furent-ils entrés que Pluchon et ses compagnons furent saisis, chacun aux deux bras par des mains de fer.

— Trahison ! cria Pluchon.

— Silence ! ou vous êtes mort, répondit une voix sombre d’un accent si péremptoire, que Pluchon et ses deux acolytes sentirent que de la menace à son exécution la transition serait brusque, s’ils n’obéissaient pas ; ils se turent.

— Est-ce toi, Trim ?

— Oui, Tom, répondit Trim en se levant debout et se plaçant contre la porte.

En ce moment, Léon, accompagné de deux matelots armés de pistolets, parut avec une lumière au haut de l’escalier. La figure cadavéreusement bleue de Pluchon, reflétait toutes les terreurs de son âme. Un secret pressentiment lui disait que le jour des rétributions était arrivé, et son cœur, si froidement méchant dans l’exécution d’un crime, s’affaissait sous le poids de ses propres forfaits, plus par poltronnerie que par remords.

— Quel est celui qui conduit la voiture ? demanda Tom à Trim à demi-voix.

— Un charretier appelé au hasard.

— Allons-nous l’arrêter ou le laisser partir ?

— Laissons partir li, li n’y connaît rien à mon l’affaire.

Tom sortit un instant, et congédia le charretier, après lui avoir payé sa course.

Ayant fermé la porte aux verroux, il fit garrotter les trois nouveaux prisonniers que l’on conduisit dans le magasin à l’étage supérieur.

— Mais tu saignes, Trim, lui demanda Tom aussitôt qu’ils furent montés au magasin. Qu’as-tu ? Comment tout cela est-il arrivé ?

— Oh ! pas grand chose ; moué l’a eu un piti rixe avec ces trois l’hommes là.

— Mais tu es blessé 1

— Pas blessé, égratigné l’un peu ; mais ce qui l’été bien pu terrible, c’est que mon la blouse, toute neuve, est déchirée.

— Ta blouse, ça n’est rien ; voyons la blessure.

Tom examina la blessure de Trim ; elle était légère et de peu de conséquence. Tom la lava avec de l’eau de vie, ainsi que deux ou trois contusions qu’il avait à la tête. Après ce pansement, Tom se fit raconter tous les détails de l’aventure de la soirée.

— Maintenant, continua Trim, moué va m’en l’aller trouver mon maître : li peut l’être inquiet si moué pas retourné. Prendé bien soin de ces prisonniers, surtout de c’ti là ; il été un fameux coquin ! faut pas li échappé di tout !

Et il désigna Pluchon qui tremblait de tous ses membres.

— Que ça ne t’inquiéte pas, c’est mon affaire.

— Ah ! disé donc, comme li fait ti que c’ti là, et il montra Léon, li l’été libre ?

— Ruse de guerre, je t’expliquerai cela plus tard.

Pluchon jeta un regard désespéré sur Léon, se sentant presque défaillir, à l’idée qu’il avait tout découvert.

— Bonsoir, Tom !

— Bonsoir, Trim !

Trim se hâta de retourner chez madame Regnaud, choisissant de préférence les rues les plus fréquentées, de crainte de faire quelque rencontre désagréable, à cette heure avancée de la nuit.

À la bourse St. Louis, où il y avait grand bal ce soir là, Trim, en passant près d’un groupe de trois à quatre personnes, qui fumaient leurs cigares à la porte du café, s’arrêta, en entendant mentionner le nom du capitaine Pierre.

— Je crois vraiment qu’elle ne détestait pas le capitaine, disait une des personnes du groupe ; mais sans présomption, je puis avouer qu’il n’avait pas de chance ; et pourtant c’était un bel homme, et brave, ma parole, très-brave !… Pauvre St. Luc !… mourir si jeune !

Trim reconnut la voix éclatante du comte d’Alcantara.

— Pourquoi n’aurait-il pas eu de chance ? demanda un des fumeurs.

— Vous êtes un farceur, répondit le comte d’Alcantara, vous voudriez que je vous confiasse mes intimités ; c’est mon secret. Tout ce que je puis vous dire, sans blesser les convenances, c’est que le capitaine était fort jaloux de moi… Pauvre capitaine, il avait bien tort, que Dieu bénisse son âme, car, foi de gentilhomme, ce n’était pas moi qui courait après la petite, c’était elle qui s’était éprise de moi et me poursuivait partout… hem ! hem !…

— Vous ne poétisez pas un peu, comte ?

— Réalité, mon cher, réalité ; et si son amie, mademoiselle Thornbull, était ce soir au bal, vous en verriez bien d’autres ! celle-là, elle était folle de moi, c’est le mot, folle ; une véritable frénésie ! et jalouse !… Aussitôt que je parlais à Miss Gosford, Miss Thornbull devenait rouge, bleue, blanche ; c’était la même chose de Miss Gosford quand je parlais à Miss Thornbull.

— Mais il me semble que la jolie Anglaise n’a pas eu ce soir l’air de vous adorer.

— Oh ! les filles ! s’écria le comte en se dressant sur ses talons et regardant les étoiles en tournant les yeux, qui peut se vanter de les comprendre ? Profondes comme l’abîme, qui peut sonder le fond de leurs cœurs ? Elles ne paraissent en public qu’avec un masque sur toutes leurs actions, une déception dans leurs regards, un mensonge sur leurs lèvres… Mais dans l’intimité… Mais dans le tête-à-tête ! Allez, je m’y connais.

Trim ne resta pas pour entendre la fin de la conversation. Il se rendit chez madame Regnaud où il arriva au moment où Toinon se disposait à fermer les portes à clef, n’espérant plus qu’il vint cette nuit coucher à la maison ou auprès de son maître, qui dormait du sommeil le plus tranquille, ne s’était pas réveillé une seule fois de toute la soirée.