Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/18

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 232-247).


CHAPITRE XVIII.

le devoir l’emporte sur les objections.


Aussitôt que le juge de la Cour des Preuves eut quitté le docteur Rivard, celui-ci chercha Trim des yeux, décidé à le suivre et à avoir une explication avec lui. Le docteur connaissait parfaitement Trim et sa sagacité ; il craignait qu’il n’eût découvert quelque chose, qui aurait pu peut-être lui causer de l’embarras par la suite. Mais Trim était disparu, et le docteur s’en retourna chez lui fortement inquiété à l’endroit du nègre, quoique d’ailleurs tout semblât lui sourire. Le reste de la journée il ne put chasser de son esprit l’impression que la vue et la présence de Trim lui avait faite.

— Oh ! oh ! maître Trim, se disait-il à lui-même en marchant seul à grands pas dans son étude, tu veux te mêler des affaires qui ne te regardent pas ; prends garde que je ne te trouve encore sur mon chemin ; tu t’en repentiras ! voudrais-tu épier mes actions, par hasard ? nous verrons.

À huit heures le docteur se rendit au pied de la rue Bienville, où l’attendait Pluchon.

— Eh bien, M. Pluchon, quelles nouvelles ?

— Rien, aujourd’hui, rien.

— Tu n’es pas allé à l’habitation des champs pour savoir des nouvelles du capitaine ? et du serpent à sonnettes ?

— Non, je n’y suis pas allé, j’ai eu bien autre chose à faire ; mais je me propose d’y aller demain matin de bonne heure.

— C’est bon. S’il y a quelque chose d’important, tu viendras me le dire chez moi ; si au contraire tout a été comme il faut, tu me conteras ça ici demain soir.

— Convenu.

— J’ai besoin de savoir une chose, M. Pluchon ; il faut que vous l’appreniez de la mère Coco, voici : c’est de savoir quel est l’enfant qu’elle a conduit à l’hospice des aliénés, sous le nom de Jérôme, il y a à peu près une dizaine d’années ; quel est le nom des parents de l’enfant, s’ils vivent encore, où ils sont, et comment l’enfant lui a été remis et par qui. Je tiens à savoir tout cela, c’est important.

— J’en parlerai à la mère Coco ; est-ce pour l’orphelin dont vous vous êtes fait nommer tuteur ?

— Ça ne vous fait rien, M. Pluchon ; faites ce que je vous dis et voilà tout ; ne parlez pas de moi à la mère Coco. Quand vous aurez obtenu d’elle ce que je désire apprendre à l’égard de l’enfant, vous lui direz que, si quelqu’un, n’importe qui, la questionne sur le même sujet, elle ait à répondre « qu’elle ne s’en rappelle pas du tout, si ce n’est que ceux qui lui remirent l’enfant, pour le conduire à l’hospice, lui dirent : que son père était immensément riche. »

— Oui, docteur.

— À propos, je vais avoir besoin de vous dès ce soir.

— Comment ça !

— Je m’en vais de ce pas chez M. le Juge de la Cour des Preuves, vous savez où il demeure ?

— Parfaitement.

— Je crains qu’il n’y ait quelqu’un qui épie ou fasse épier mes pas ; ce n’est peut-être qu’une fausse crainte, mais enfin je le crains ; je voudrais que vers dix heures vous veniez faire un tour auprès de la maison de M. le Juge, et si vous voyez Trim, le nègre de Pierre de St. Luc, je veux que vous l’empoigniez.

— Trim !

— Oui, Trim.

— Mais on ne l’empoigne pas comme ça !

— Prenez deux ou trois hommes avec vous, quatre, six même s’il le faut ; et si, au moment où je sortirai de chez monsieur le Juge, il me suit, sautez-lui dessus, baillonnez-le et conduisez-le chez vous ; je ne voudrais pas qu’il soupçonnât que je me sois mêlé de cette affaire.

— Je ne pourrai pas le conduire chez moi.

— Et pourquoi ?

— Parceque, d’abord, je n’ai pas de place convenable pour le mettre en sûreté ; en second lieu, parceque je n’ai personne pour le garder, et que je ne puis rester à la maison toute la journée. Mais laissez faire, je sais où le mettre.

— Et où le mettrez-vous ?

— À l’habitation des champs.

— Oh ! non ; oh ! non, pas là. Je ne voudrais pas pour tout au monde qu’il vit son maître !

— Son maître, soyez tranquille quant à celui-là, il ne reviendra plus pour raconter son histoire, à moins que ce ne soit une histoire posthume !

Le docteur ne fit pas attention au trait de finesse de Pluchon, qui lui parut de mauvais goût.

— Faites comme vous voudrez, lui répondit-il brusquement ; ne manquez pas toujours de venir ce soir à dix heures, même un peu avant.

— J’y serai et bien accompagné !

— Comment saurais-je que vous êtes arrivé ?

— En passant sous la fenêtre, je chanterai :

« Montre-moi ton petit poisson. »

— C’est très-bien.

Le docteur, en quittant Pluchon, se rendit, tout droit chez le juge, où il arriva, comme la pendule sonnait huit heures et demie.

— Vous êtes ponctuel, docteur, lui dit le juge en le voyant entrer.

— Ça toujours été une de mes maximes, ponctualité dans le devoir, répondit le docteur Rivard, en faisant un profond salut au juge.

— Je le sais, mon cher docteur, je le sais ; c’est une maxime que vous pratiquez à la lettre. Entrons dans mon étude ; le temps est un peu frais, malgré la belle et chaude journée que nous avons eue ; j’ai fait préparer un bon feu, et nous nous chaufferons en parlant d’affaires.

Le juge approcha deux fauteuils de la grille, dans laquelle pétillait un feu de bois de cyprès jetant une brillante flamme. Après quelques minutes de silence, pendant lesquelles le docteur examina furtivement l’expression de la physionomie joyeuse du juge, ce dernier prit une lettre de son portefeuille et la présentant au docteur Rivard :

— Lisez ceci, mon cher docteur ; j’aurai ensuite quelques questions à vous faire.

Elle était adressée à

« L’hon. Tancrède R…
Juge de la Cour des Preuves,
Nouvelle-Orléans. »

Le docteur ouvrit la lettre et lut attentivement ce qui suit :


St. Martin, 31 octobre 1836.

Mon cher Tancrède,

« Aussitôt que j’eus reçu ta lettre, je me suis rendue, suivant ton désir, chez le vénérable curé de la paroisse, messire Curato, auquel je la communiquai. Il se rappelle fort bien avoir marié en 1820 le 19 mars, monsieur Alphonse Meunier à une demoiselle Léocadie Mousseau, duquel mariage naquit un enfant, qu’il baptisa, le 21 mai 1823, du nom de Alphonse Pierre. Léocadie Mousseau mourut à la paroisse St. Martin des suites de ses couches. Le petit Alphonse Pierre fut mis en nourrice chez une femme du nom de Charlotte Paquet. Cette femme était une bonne personne, mais son mari parait avoir été un fameux ivrogne et un mauvais sujet, du nom d’Edouard Phaneuf. Au bout de quelques mois, Phaneuf et sa femme partirent pour Bâton-Rouge, emportant l’enfant avec eux, dont on n’entendit plus parler depuis.

C’est tout ce que j’ai pu obtenir de renseignements.

Le petit Jules est bien portant, il ne s’ennuie pas du tout. Maman est un peu mieux, quoiqu’encore bien souffrante de son rhumatisme. Nous nous plaisons tous bien ici. Je pense retourner avec les enfants la semaine prochaine. Adieu, mon cher Tancrède. »

Ta femme affectionnée,
Éloïse R…

Le docteur Rivard, après avoir parcouru la lettre, prit une prise de tabac, pour cacher l’émotion que cette lecture lui avait causée, quoiqu’il s’attendit bien, d’après ce que lui avait dit Jérémie, à quelque chose de semblable de la part du Juge. Après s’être mouché, il remit tranquillement la lettre au juge sans lui dire un mot.

— Eh bien, docteur, que dites-vous de cela, reprit le juge après avoir un instant examiné l’impression que la lecture de cette lettre pouvait avoir faite sur sa figure.

— Ma foi, je ne comprends pas, monsieur le juge, où vous en voulez venir, répondit le docteur avec la plus parfaite indifférence. Je savais depuis longtemps que monsieur Meunier avait eu un enfant de son mariage avec cette demoiselle Mousseau dont parle cette lettre ; mais la mère mourut en couches et l’enfant est mort depuis longtemps, du moins à ce que j’ai toujours entendu dire à ce pauvre monsieur Meunier.

— Comment, l’enfant mort ! reprit le juge avec vivacité.

— C’est ce que monsieur Meunier a toujours cru, quoiqu’il me semble lui avoir entendu dire qu’il n’avait jamais pu en obtenir de preuve certaine.

— Ah ! continua le juge, comme si un poids eut été ôté de dessus sa poitrine, monsieur Meunier n’a jamais eu de preuve certaine de la mort de son enfant !

— C’est ce qu’il m’a dit, du moins, quoiqu’il fût bien persuadé que son pauvre petit Alphonse n’existât plus.

— Savez-vous ce qui a porté M. Meunier à croire à la mort de son enfant ?

Le docteur Rivard se passa la main sur le front, et demeura quelque temps plongé dans la plus profonde réflexion, comme s’il eut voulu rappeler à sa mémoire d’anciens souvenirs.

— Pardonnez, je suis obligé de recueillir mes souvenirs, la chose m’était tellement échappée de l’esprit.

— Prenez votre temps, docteur.

Et le juge tisonna le feu, dans lequel il jeta quelques éclats de cyprès. À la lueur de la flamme qui reflétait sur la figure du docteur, on eut pu voir une certaine hésitation qu’il surmonta néanmoins bien vite, et, après s’être servi d’une prise de tabac, il reprit :

— En effet, je me rappelle que le petit Alphonse fut mis en nourrice, comme le mentionne votre lettre, chez une excellente femme, l’épouse d’un nommé Phaneuf, qui était absent depuis un an. Au bout de quelques mois, Phaneuf revint, demeura quelque temps avec sa femme à la paroisse St. Martin, d’où il partit avec elle pour Bâton-Rouge, emmenant l’enfant.

— Oui ! c’est bien ce que m’écrit ma femme.

— Après quelques mois de résidence à Bâton-Rouge, la femme de ce Phaneuf mourut ; le petit Alphonse fut confié aux soins d’une veuve, dont le nom m’échappe en ce moment ; qui en eut soin pendant un an ou plus.

— Et où était Phaneuf tout ce temps-là ?

— Il était parti sans que l’on sut où il était allé.

— C’est extraordinaire, néanmoins, que monsieur Meunier ne se soit pas alors plus occupé de son enfant !

M. Meunier n’était pas à la Louisiane quand sa femme mourut. Il fut obligé de partir le lendemain du baptême de l’enfant pour la Jamaïque, d’où il s’embarqua pour aller à Canton pour affaire de commerce. Ce ne fut qu’après une absence de dix-huit mois qu’il revint.

À son retour, il se rendit immédiatement à la paroisse St. Martin, où il apprit en même temps la mort de sa femme et la disparition de son fils ! Le parrain et la marraine de l’enfant ne demeuraient plus à St Martin. Il se rendit de suite à Bâton-Rouge pour y chercher son fils. La femme de Phaneuf était morte. Phaneuf n’avait pas reparu ; La veuve, qui avait pris soin de l’enfant pendant près d’un an, avait quitté l’endroit sans que M. Meunier put savoir de quel côté elle s’était dirigée ! Il revint alors à la Nouvelle-Orléans, où il subit une longue maladie, pendant laquelle il me confia ce que je viens de vous raconter.

— Et ne put-il obtenir d’autres renseignements sur son enfant ? demanda le juge vivement intéressé.

— M. Meunier fit faire les plus minutieuses recherches, il n’épargna ni l’or ni l’argent, il envoya des exprès dans toutes les directions. Pendant deux à trois ans toutes ses recherches furent inutiles. Il désespérait de jamais retrouver son fils, quand un jour il reçut une lettre qui lui disait : « que la femme, qui avait la dernière eu soin de son enfant à Bâton-Rouge, avait été vue à la Nouvelle-Orléans, avec l’enfant qui était bien chétif. » Cette nouvelle réveilla toutes les douleurs de ce pauvre M. Meunier ; il fut obligé de garder le lit pendant plusieurs jours. Les recherches furent renouvellées par toute la ville et les faubourgs ; la police fut employée, les plus généreuses récompenses furent offertes. Inutile ! rien ! il ne put rien découvrir. Il n’y avait point à la Nouvelle-Orléans de femme de ce nom-là… c’est curieux que je ne me rappelle pas du nom !

— Ne serait-ce pas la femme Coco-Letard, reprit le juge en souriant.

Le docteur se leva tout droit, de l’air le plus étonné ; c’est ça, s’écria-t-il, c’est ça ! c’était son nom, Coco-Letard ! comment l’avez-vous appris, M. le juge ? ou plutôt comment l’avez-vous deviné ? c’est un nom si peu commun !

— Continuez, docteur, je vous dirai cela tout à l’heure.

Le docteur se laissa tomber dans le fauteuil, plutôt qu’il ne s’y assit. Il se passa à plusieurs reprises la main sur le front.

— C’est étrange ! dit-il, comme se parlant à lui-même… puis reprenant son récit, il continua : M. Meunier avait fait donner dans tous les journaux le signalement de son fils, tel que l’on le lui avait dépeint. Quelques mois après on vint apprendre à M. Meunier qu’un enfant, de quatre à cinq ans, s’était noyé en jouant sur le bord de la levée. La description de l’enfant correspondait parfaitement au signalement qui en avait été donné dans les journaux. On lui rapporta aussi qu’une femme du nom de… comment l’appelez-vous ? ah ! Coco-Letard ! pleurait son enfant qui s’était noyé.

— C’est étonnant ! interrompit le juge dont l’intérêt était excité au plus haut degré, c’est étonnant !… continuez, mon cher docteur.

— Je me trouvais en ce moment avec M. Meunier, nous montâmes tous deux en voiture. Quand nous arrivâmes sur la levée, la vieille femme n’y était plus et le corps de l’enfant n’avait pas encore été retrouvé. M. Meunier donna instruction à plusieurs des personnes présentes de venir immédiatement l’informer, aussitôt que l’enfant ou sa mère aurait été trouvé. Après être restés plus d’une heure sur les lieux nous retournâmes chez lui. Ce pauvre M. Meunier, je n’oublierai jamais l’état dans lequel il rentra à la maison ; il avait le cœur navré ; il ne pleura pas, son œil était sec, il avait les yeux fixes ! Dieu ! quelle expression dans ses yeux ! j’imagine encore le voir là devant moi, quand il s’assit dans son fauteuil. Sa figure était d’une pâleur livide, une sueur froide suintait de son front. Il demeura près d’une demie-heure dans la même position, sans remuer un muscle, toujours le même regard fixe ! Je m’étais assis près de lui attendant dans la plus grande inquiétude le résultat de cette crise. Au bout d’une demie-heure environ, il se leva, s’essuya le visage de son mouchoir, fit trois à quatre tours dans la salle, puis s’arrêtant en face de moi, il me dit ces mots, que je n’oublierai jamais : « Dieu me punit dans mon enfant des fautes que j’ai commises dans ma jeunesse, et des infortunes que j’ai laissées au Canada ! »

M. Meunier fit dire des messes pour son enfant, ainsi qu’il en avait fait dire pour sa femme. Depuis ce temps il n’entendit plus parler ni de la femme… j’oublie toujours son nom…

— Coco-Letard.

— Coco-Letard ; ni de son enfant, son pauvre petit Alphonse, qu’il n’eut jamais le bonheur de presser sur son cœur de père !

Ici le docteur Rivard laissa échapper un profond soupir et s’essuya les yeux, après quoi il continua :

— Ainsi vous voyez, M. le juge, que l’enfant de M. Alphonse Meunier n’est bien que trop malheureusement mort.

— Je ne vois pas ça du tout ! répondit le juge, qui se frotta les mains de plaisir, en voyant que le récit du docteur, si naïvement narré, ne faisait que confirmer l’identité du petit Jérôme avec le petit Alphonse ! je ne vois pas ça du tout !

— Comment ?

— Supposez que le petit Alphonse ne se soit pas noyé, car puisqu’on n’a pas retrouvé son corps dans l’eau, on peut bien supposer cela.

— Que voulez-vous dire ? M. le juge, s’écria le docteur.

— Supposez encore que la Coco-Letard, fatiguée des soins qu’elle donnait, ou du trouble que lui causait ce petit orphelin chétif, dont elle ne connaissait pas le père, ce qui est clair, l’ait conduit à quelqu’hospice d’aliénés !

— Pas possible, M. le juge, pas possible ! Il n’y avait alors à la Nouvelle-Orléans qu’un seul hospice des aliénés, et j’en étais le médecin. Il n’aurait pu y être introduit sans que je l’eusse remarqué !

— Si vous ne l’eussiez pas remarqué !

— Comment aurais-je pu ne pas le remarquer ?

— N’y en a-t-il pas un grand nombre du même âge, et avertit-on toujours le médecin de chaque nouvel arrivant ?

— Oui, c’est vrai ; c’est bien vrai ! et le docteur sembla chercher dans ses souvenirs en affectant la plus grande surprise ; cependant… mais non, continua-t-il, ce n’est pas possible.

— Mais enfin, docteur, si c’était véritablement le cas, si le petit Alphonse Meunier avait été mené à ce même hospice, dont vous êtes le médecin, et s’il y avait été mené par l’identique Coco-Letard qui en avait eu soin à Bâton-Rouge, que diriez-vous ?

— Par pitié, monsieur le juge, s’écria le docteur, ne vous moquez pas de ma douleur, c’est bien assez pour moi, après avoir perdu dans M. Meunier le meilleur des amis, un frère, de perdre encore aujourd’hui le jeune Pierre de St. Luc, que j’aimais comme mon fils, sans que vous veniez encore m’accabler du reproche d’avoir eu sous mes yeux, pendant dix ans, le fils de M. Meunier et de ne pas l’avoir serré contre mon cœur et l’avoir traité comme mon enfant !

Le juge se sentit tout ému à l’accent de la voix tremblante d’émotion du docteur Rivard et de sa figure si profondément empreinte de douleur ; il se reprocha presque d’avoir tenu le docteur en suspens, et continua d’une voix grave et d’un ton solennel :

— Docteur, ce n’est pas pour ajouter à votre affliction que je vous ai prié de venir me voir ici ce soir, j’avais un acte d’ami à faire, maintenant c’est un devoir que j’ai à remplir au nom de la société dont je suis le mandataire en ce moment. Ainsi vous pouvez m’en croire quand je vous dis, en ma qualité de Juge de la Cour des Preuves : « Que le petit Jérôme est le petit Alphonse Meunier ! Que celui vers lequel, sans le connaître, vous appelait votre cœur pour lui servir de père, était le fils de votre meilleur ami ! Que Dieu, au moment où il appelait à lui le père, rendait le fils au monde, donnant ainsi un père selon la providence à celui dont le père selon la nature ne l’avait jamais connu ! »

Le docteur, en entendant les premières paroles du juge, s’était levé debout, sa figure était pâle, la bouche à demi-ouverte il semblait boire les paroles du juge. Quand le juge eut fini, le docteur tomba à genoux, les yeux et les mains levés vers le ciel ! Il fallait toute l’audacieuse effronterie du docteur Rivard, pour jouer cette hypocrite comédie en présence du juge ; mais le docteur avait eu le temps de mesurer l’étendue de sa crédulité ! Il ne resta qu’un instant à genoux, mais cette action avait été si spontanée, si naturelle, que le juge, bien loin d’y trouver rien d’affecté, n’y vit que l’élan sublime d’un noble cœur, qui remercie le ciel de l’avoir choisi pour servir de père au fils de son meilleur ami ; et il ne put retenir une larme qui s’échappa de sa paupière.

— Excusez-moi de m’être laissé aller à cet excès de faiblesse, dit le docteur Rivard en se relevant, je n’ai pu m’empêcher de remercier le Tout-Puissant d’avoir si miraculeusement, je puis le dire, préservé les jours d’un seul rejeton de la famille Meunier.

— Ce n’est point un acte de faiblesse, docteur ; je ne vois dans votre action que l’élan spontané d’un cœur plein de religion et de reconnaissance. Le hasard, que dis-je, la providence, vous a choisi pour être le tuteur d’un orphelin que vous croyiez pauvre, pour être le père d’un enfant que vous croyiez délaissé et jeté, sans soutien et sans guide, au milieu des écueils de ce monde ; et cette même providence vous confie l’administration de la plus brillante fortune et l’éducation de son héritier.

À mesure que le juge parlait, la figure du docteur, qui était tournée vers la lampe, s’assombrissait. Le juge s’en aperçut et lui dit :

— Qu’avez-vous donc, docteur ?

— Vous m’effrayez, M. le juge, répondit celui-ci, je n’avais pas fait la réflexion à l’immense responsabilité, que cette découverte va faire peser sur moi. Il m’est impossible de l’accepter. Il faudra de toute nécessité qu’il y ait un autre tuteur de nommé à l’héritier de M. Meunier !

— Impossible, répondit le juge.

— Impossible ! Et comment ça ?

— D’abord parceque la loi veut que celui qui, en retirant un aliéné de l’hospice, s’est fait nommer son tuteur, le demeure jusqu’à la majorité du pupille, si alors le pupille est jugé en état, sur avis de famille, d’administrer ses biens ; autrement le tuteur conserve ses fonctions jusqu’à sa mort ; en second lieu, parceque quand même vous ne seriez pas déjà irrévocablement le tuteur du jeune Meunier, je vous obligerais de le devenir, car vous êtes la seule personne digne et capable d’avoir soin et d’administrer consciencieusement sa succession.

— Mais, M. le juge, mon âge, mes occupations, mon incapacité dans les affaires !

— Votre âge ? raison de plus ; vos occupations ? vous les abandonnerez, s’il le faut, pour ne vous occuper que de l’administration des biens de votre pupille ; votre incapacité dans les affaires ? vos talents, vos connaissances, votre intégrité, votre ponctualité et votre scrupuleuse attention vous en tiendront lieu !

— Oh ! si j’avais su, je n’aurais jamais accepté la tutelle !

— Si vous n’eussiez pas accepté la tutelle de l’orphelin Jérôme, on n’aurait peut-être jamais découvert le fils et l’héritier de monsieur Meunier. Il y a dans tout ceci le doigt de Dieu ; et si la providence s’est servi de vous, pour faire découvrir le jeune Meunier dans l’orphelin de l’hospice, elle voulait que vous lui servissiez de père. Ce qui, il y a quelques jours, n’était qu’une faveur de votre part est maintenant une obligation. Si vous ne vous sentiez plus au cœur d’attachement pour l’enfant, la religion et le devoir vous forceraient de rester son tuteur, alors même que la loi ne vous y obligerait pas !

— Ah ! monsieur le juge, n’allez pas croire que l’effrayante responsabilité que ma position m’impose, m’ait fait perdre de la tendresse que je porte au fils de mon ami !

— Je le sais bien.

— Non, oh ! non, loin de là, répondit le docteur d’un air résigné, et comme une marque de l’attachement sans bornes que je ressens pour lui, je me soumets à la volonté de Dieu et je consens à administrer les biens du jeune Meunier, sinon avec talents, du moins avec intégrité et exactitude.

— Je savais bien que le devoir l’emporterait sur toutes les objections !…

En ce moment on entendit dans la rue, une voix qui chantait à tue-tête :

« Montre-moi ton petit poisson. »

Le docteur mit involontairement la main dans ses poches, pour voir s’il avait bien ses pistolets.

— Voici, continua le juge en remettant un papier au docteur Rivard, voici un avis que j’ai préparé pour que vous le fassiez imprimer sur les journaux du matin. C’est un avis pour informer le public que « vu la mort du légataire universel de feu Sieur Alphonse Meunier, et la survenance d’un héritier légitime du dit A. Meunier, le Juge de la Cour des Preuves procédera sans délai, sauf opposition, à l’annulation du testament et à la reconnaissance de l’héritier. »

Si vous pouvez faire publier cet avis dans le Bulletin demain matin, nous procéderons à la reconnaissance demain à midi ; s’il est trop tard, comme je crains que le bureau du Bulletin ne soit actuellement fermé, nous attendrons à lundi.

La même voix répéta encore plus fort que la première fois ;

« Montre-moi ton petit poisson. »

Le docteur prit le papier qu’il mit dans son portefeuille, boutonna son paletot jusque sous son menton, s’assura que ses pistolets étaient dans ses poches, souhaita le bonsoir au juge, enfonça sur ses yeux son chapeau à larges bords et sortit, en jetant un coup d’œil rapide de chaque côté de la rue.