Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/13

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 159-174).

CHAPITRE XIII.

le rapport du coroner.


C’était le 30 octobre 1836, à midi, que le Dr. Rivard avait été nommé tuteur de l’orphelin Jérôme : le jour même que Pierre de St. Luc tombait victime du guet-à-pens qui lui avait été tendu à l’habitation des champs. Ce jour là, le docteur ne prit son dîner qu’à quatre heures de l’après-midi, ayant en face de lui à sa table le petit Jérôme, qui, les yeux ébahis et ne comprenant rien à tous ces changements, n’osait manger.

Le docteur avait eu soin de ne pas s’informer à l’Hospice du paquet étiqueté, appartenant à Jérôme, quand il l’alla chercher.

Pendant que le docteur était encore à table, buvant du bon vin et se régalant de viandes savoureuses, en dépit du régime d’abstinence dont il avait édifié le crédule juge de la Cour des Preuves, quelqu’un sonna à la porte d’entrée. La négresse courut ouvrir et peu après introduisit monsieur Pluchon dans la salle à dîner.

— Bonne nouvelle, docteur ! dit Pluchon en entrant.

— Prudence !… Voici mon pupille, M. Pluchon, répondit le docteur en appuyant l’index de sa main droite sur le bout de son nez ; pauvre orphelin dont j’ai accepté la tutelle ce-jourd’hui.

— Ah ! c’est un charmant enfant.

— Oh ! oui, et bien bon, quoiqu’il ait été fort maltraité à l’Hospice des Aliénés, où l’on voulait le faire passer pour fou, quoiqu’il soit loin de l’être, je vous en assure. Je l’ai doté de trois mille dollars aujourd’hui même. — Vous dites que vous avez des nouvelles, tant mieux ! buvons un verre et nous passerons dans mon cabinet.

— Eh bien ! qu’est-ce que c’est, monsieur Pluchon, continua le docteur, quand ils furent entrés dans le cabinet ? Je vous attendais à dix heures ce matin ; n’avez-vous pas reçu ma note hier soir ?

— Je n’ai pas été chez moi depuis hier matin ; j’ai été jusqu’à la balise, et j’arrive à l’instant de l’habitation des champs.

— De l’habitation des champs !

— Oui, et le Zéphyr est arrivé en ce moment au port ; le capitaine est bien, et dûment prisonnier à l’habitation des champs, sous la garde des Coco-Letard. Fameux garçons, que ces Coco ! et la mère Coco donc ! Vraie actrice, dans le drame, celle-là par exemple. Si vous l’eussiez vue toute échevelée, toute débraillée, quand elle est venue demander du secours pour son pauvre Jacob ? Tenez, moi, qui connaissais la farce, sans toutefois savoir le rôle qu’y devait jouer Jacob, je crus un instant que son pauvre fils s’était véritablement blessé. Elle était sublime, la vieille, dans sa maternelle désolation ! Le capitaine, comme de raison, donna dans le panneau et suivit la Coco, qui le conduisit à son habitation des champs, d’où il n’est plus sorti.

— Ont-ils eu bien de la difficulté à l’empoigner ?

— Pas le moins du monde ! Un véritable agneau que ce St. Luc, que vous m’aviez représenté comme un lion ! Il est vrai qu’il tomba d’une hauteur de douze pieds, ce qui l’étourdit un peu ; et puis une couple de coups de pieds sur la tête, que lui appliqua François Coco, avec ses grosses bottes à clous, termina l’affaire. Il est lié, garrotté et sanglé sur un espèce de lit de planches. Le capitaine a cru que c’était une méprise, d’abord ; ensuite il a cru que c’était son argent que l’on voulait ; mais il a bientôt compris qu’il avait la berlue dans ses idées ! — C’était bien pardonnable d’ailleurs dans son état !

— Pluchon, mon ami Pluchon, vous êtes un fin et habile homme, lui dit le docteur, qui, tout rayonnant de satisfaction, lui donna un billet de cent piastres. — Prenez ceci pour vous, portez ces cinquante piastres à la mère Coco dès ce soir. Prenez garde que l’on ne vous remarque trop aux environs de l’habitation des champs ; et dorénavant vous ne viendrez plus me voir ici ; nous nous rencontrerons, tous les soirs à huit heures, sur la levée, au pied de la rue Bienville ; c’est un endroit isolé. Comme on ne sait ce qui peut arriver, prenons nos précautions.

— Et si j’avais quelque chose de pressé ?

— Alors, c’est différent, venez ici tout droit ; mais prenez garde à ceux qui pourraient se trouver dans le voisinage.

— C’est bien ; demain soir, à huit heures, je vous dirai ce qui s’est passé à l’habitation des champs.

— Au pied de la rue Bienville, sur la levée.

— Je connais la place.

— Voici maintenant ce que je veux que vous fassiez pour moi, plus tard je vous dirai pourquoi : si vous apprenez qu’on ait commis quelque assassinat ou trouvé un cadavre, dont les traits ne soient pas reconnaissables, venez me trouver.

— Pourquoi ne m’en diriez-vous pas de suite la raison, ça pourrait peut-être me guider ?

— C’est vrai ; eh bien, voici : s’il y avait moyen de trouver un cadavre méconnaissable, on pourrait peut-être, à l’aide de certaines marques et de certains témoins, vous comprenez, le faire passer pour le capitaine Pierre !

— En voilà une heureuse idée, par exemple ! une vraie bénédiction ! J’ai justement ce qu’il vous faut… arrêtez… non, ça ne fera pas l’affaire.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Hier après-midi, en revenant de la balise, j’ai vu le cadavre d’un noyé, sur le bord du fleuve dans les joncs ; mais il était tout frais encore.

— Flottait-il dans l’eau ?

— Non, il était caché par les joncs, et je ne l’aurais pas vu si ce n’eut été de deux à trois busards[1] qui s’envolèrent à l’approche de notre canot. Je me levai pour regarder par dessus les joncs, et je vis le cadavre d’un homme récemment noyé.

— Ceux qui étaient avec vous le virent-ils aussi ?

— Je ne crois pas ; et comme j’étais pressé, je ne leur fis pas part de ce que j’avais vu. Depuis, la chose m’était complètement partie de l’idée, et, si vous ne m’eussiez parlé de cadavre, je n’y aurais probablement plus pensé. On y est si accoutumé à la Nouvelle-Orléans ; c’est une affaire de tous les jours.

— Ah ! bien : c’est justement notre affaire ; dans deux jours, peut-être demain, les busards l’auront complètement défiguré. Il faudra tâcher de se procurer l’habit du capitaine Pierre, ou quelqu’autre chose de ses effets et les arranger autour du cadavre, de manière à laisser croire que c’est, lui. Et où se trouve le cadavre ?

— Deux à trois lieues plus bas que le couvent des Ursulines.

— À merveille ! Plutôt on pourra faire croire à la mort du capitaine Pierre, le mieux ; car soyez sûr que s’il ne paraît pas demain, on commencera à faire des perquisitions ; et comme il est débarqué près des Ursulines, on pourrait peut-être pousser les recherches jusqu’à l’habitation des champs ! qui sait !

— Vous avez raison. J’en parlerai dès ce soir à la mère Coco ; et demain, si les busards ont fait leur ouvrage, j’avertirai le coronaire et préparerai des témoins, qui se trouveront sur les lieux comme par hasard.

— Et les gens qui ont été chercher le capitaine, en canot, à bord du Zéphyr ?

— Quant à eux, soyez tranquille !

— Prenez bien vos précautions, monsieur Pluchon. Ceci est une affaire sérieuse. Soyez actif et vigilant ; de mon côté j’aurai soin de bien vous récompenser. Dans neuf à dix jours tout sera fini, j’espère ; et alors votre fortune et la mienne seront faites.

— Je vais aller de suite voir la mère Coco, pour savoir ce qu’elle pense du cadavre. Je trouve que c’est une idée admirable que vous avez eue là ; c’est le seul moyen de détourner les soupçons et de dérouter les recherches.

— Allez ; faites pour le mieux. Demain, à huit heures du soir au pied de la rue Bienville.

— Je n’y manquerai pas ; peut-être demain matin.

Pluchon, en quittant le docteur, se rendit au marché aux légumes, où il trouva la mère Coco et sa fille Clémence. L’air mystérieux de Pluchon qui parlait avec animation à la mère Coco, qu’il avait appelée à l’écart, frappa Clémence qui, presque sans le vouloir, prêta l’oreille. Plusieurs fois elle entendit les mots « cadavre, noyé, habitation des champs. » Elle tressaillit involontairement ; sa figure prit une expression de profonde tristesse, et elle sentit instinctivement que quelque crime se préparait, auquel ses frères, et peut-être sa mère, allaient prendre part. Elle n’avait pas vu ses frères à la maison depuis trois jours ; une absence aussi prolongée l’inquiétait vivement. De temps en temps elle jetait un coup d’œil furtif sur sa mère et Pluchon. Celui-ci, après avoir donné rendez-vous à la mère Coco pour six heures au couvent des Ursulines, prit la direction de la troisième municipalité en suivant la levée.

La mère Coco recommanda strictement à sa fille de retourner avant la nuit à la maison, de se coucher en arrivant et de ne pas l’attendre.

— J’ai de pressantes affaires, continua-t-elle, pour ce soir, qui me retiendront une partie de la nuit.

— Ne reviendrez-vous pas coucher à la maison, maman ? demanda Clémence d’un air timide.

— Allons, petite impertinente, pas de questions, et surtout pas de réflexions.

Clémence baissa les yeux sous le regard méchant de la vieille, et commença à faire ses préparatifs de départ. La mère Coco prit par la rue Canal, afin de ne pas donner à Clémence de soupçons sur la route qu’elle se proposait de suivre pour retrouver monsieur Pluchon. Quand la Coco fut parvenue à la rue Canal, elle tourna à droite, se rendit aux remparts, redescendit dans le faubourg Marigny et fut bientôt au rendez-vous au bas du couvent des Ursulines, où l’attendait monsieur Pluchon, sur le bord de l’eau dans une pirogue.

— Embarquez vite, nous avons le temps de descendre avant l’obscurité.

— Combien de lieues avons-nous à faire avant d’arriver ?

— Deux petites lieues. — Allons, prenez garde à vous ; asseyez-vous au fond de la pirogue et nageons comme pour la vie, mère Coco.

La mère Coco se plaça avec précaution pour ne pas perdre son équilibre, au fond de la fragile embarcation ; et Pluchon, armé d’une pagaie légère, guidait la pirogue assis à l’arrière. — Le courant, joint à une légère brise, les eut bientôt fait descendre jusqu’à l’entrée du bayou bleu. Le bruit des avirons sur le bord de la pirogue fit envoler une dizaine de busards.

— Oh ! oh ! dit la mère Coco, en voyant cette nuée d’oiseaux de morts, ça sent la chair morte ! on ne doit pas être loin du noyé, n’est-ce pas, monsieur Pluchon ?

— Vous avez deviné, nous arrivons. C’est justement sur le noyé que ces carancros font festin. Nous allons leur disputer leur pâture pour quelque temps. Regardons bien auparavant pour voir si personne ne peut nous apercevoir.

La vieille Coco, avec ses deux yeux ronds et gris, parcourut d’un regard rapide les deux rives du fleuve.

— Il n’y a pas un chat pour nous voir ; ne perdons pas de temps, en avant et à l’œuvre !

Ils approchèrent avec précaution, écartèrent les joncs, et découvrirent le cadavre d’un noyé. Les carancros avaient arraché les yeux de leurs orbites, et la langue de la bouche ; le nez, les joues et toutes les chairs de la figure avaient été horriblement mutilés par ces voraces et immondes animaux. Il était absolument impossible de reconnaître aucun trait de la figure.

Quand Pluchon et la mère Coco eurent terminé leur examen, celle-ci se retournant vers Pluchon :

— Eh bien ! lui dit-elle, êtes-vous satisfait de votre examen ? reconnaissez-vous ce cadavre ? et que voulez-vous faire maintenant ?

— Oui, mère Coco, oui, je suis satisfait. Je ne sais pas quel est ce noyé, je ne m’en soucie guère. — Tout ce que nous avons à faire maintenant, le voici en deux mots : « Vous prendrez tous les vêtements, papiers et bijoux du monsieur qui est dans votre cachot, et vous habillerez ce cadavre. Quant à son argent, ça vous appartient, comme dépouilles de guerre. Surtout, remarquez bien, il faut que la toilette de ce noyé soit faite cette nuit, afin qu’il soit décemment vêtu, pour comparaître demain matin pardevant son honneur monsieur le coronaire. »

— Mais, monsieur Pluchon, ce n’est pas une petite affaire que vous nous proposez-là.

— Allons donc, mère Coco, est-ce que par hasard vous y trouveriez d’insurmontables difficultés ? tenez voici qui aplanira bien des choses, ceci c’est par-dessus le marché.

Et Pluchon lui glissa dans la main un billet de cinquante dollars.

— À la bonne heure, monsieur Pluchon, voilà ce qui s’appelle faire des affaires. Avant le point du jour tout sera bâclé ; ce qui reste de ce noyé sera habillé comme pour le jour de ses noces ; car après le bain vient la toilette. Le pauvre cher homme n’aura pas besoin de se faire raser, car les carancros ne lui ont pas même laissé la chose sur laquelle lui poussait la barbe !

Et la vieille, en prononçant ces paroles en face de ce cadavre ensanglanté par ces immondes oiseaux de proie qui décrivaient des cercles dans les airs en faisant entendre leurs cris lugubres, comme s’ils eussent voulu exprimer leur indignation de ce qu’on venait les distraire de leur festin, se mit à ricaner.

Pluchon, tout accoutumé qu’il était à ces scènes hideuses, ne put s’empêcher d’éprouver un certain sentiment de répulsion aux obscènes paroles de la vieille Coco, et se hâta de pousser la pirogue au large. La nuit était déjà fort avancée, quand ils arrivèrent au lieu du débarquement. La Coco prit la route de l’habitation des champs, et Pluchon celle de la ville, après avoir bien recommandé à la vieille de lui donner le lendemain matin, à sept heures précises, des nouvelles de ses opérations de la nuit.

Le lendemain, le soleil s’était levé brillant et radieux, il faisait une belle matinée de la fin d’octobre. Il n’était pas encore sept heures, et les rues étaient déjà remplies de personnes occupées de leurs affaires. Sur le bord de la levée, un peu au-dessous du marché aux légumes, un petit homme, portant de larges pantalons de cotonnade bleue, un chapeau rond aux larges rebords, un paletot de velours de coton vert, marchait le long en large, s’arrêtant de temps en temps pour regarder du côté du marché.

Cet homme semblait attendre quelqu’un. Bientôt une vieille femme, une capine sur la tête, un bras en écharpe et un bandeau sur la figure, se dirigea vers le petit homme sur le bord de la levée.

— Ah ! c’est vous, mère Coco !

— Eh ! mon Dieu, oui, vous ne m’aviez pas reconnue, M. Pluchon ?

— Mais non ; je vous ai laissée hier au soir si fraîche, si gentille, si… et aujourd’hui ! bon Dieu, que vous est-il donc arrivé ?

— Ne m’en parlez pas ; et c’est bien un miracle que je n’aie pas été massacrée cette nuit par votre infernal de capitaine ! c’est un démon, un vrai diable ! et mon pauvre Jacob, s’il n’en meurt pas il n’en a pas moins la cuisse cassée. Ah ! le maudit capitaine !

— Le capitaine ! et c’est lui qui vous a équipé de cette manière ?

— Hélas ! oui ; un bras presque cassé, un œil poché et l’épaule démise.

— Vous n’avez donc pas pu réussir à faire ce que nous étions convenu que vous feriez durant la nuit ?

— Si fait, Tout est terminé, Dieu merci, il y a longtemps ; avant deux heures ce matin, tout était fini.

— Tout est fini ! vous avez revêtu le noyé des hardes du capitaine, de son chapeau et de ses bottes ?

— Oui, oui, tout, tout, jusqu’à la chemise et aux caleçons. Le noyé était tellement enflé qu’on a eu bien de la misère allez, mais enfin on a réussi.

— Qu’avez-vous fait des hardes du noyé ?

— On en a fait un paquet, auquel on a attaché une roche et qu’on a jeté au fond de l’eau.

— De manière que le cadavre peut passer pour celui du capitaine, même aux yeux de ses amis ?

— Même aux yeux de ses amis, pourvu qu’ils ne regardent qu’aux habits.

— Comment, pourvu qu’ils ne regardent qu’aux habits ?

— Dame, c’est que le capitaine est d’au moins deux pouces plus long que le noyé ! Mais ça n’y parait pas ; il faut avoir essayé les hardes comme nous avons fait pour s’en apercevoir. D’ailleurs le racourcissement des hardes par l’effet de l’eau, l’enflure du corps et le déchirement des habits et des pantalons ne permettront pas de découvrir la différence.

— Et le capitaine, comment vous a-t-il donc ainsi tapochée ? L’aviez-vous détaché ?

— Non, pas du tout. Voici comment cela est arrivé. Vous savez, quand je vous ai quitté hier soir, que je me suis rendu à l’habitation. Je communiquai à mes petits les projets de la nuit, et je leur montrai les cinquante dollars que vous m’aviez donnés.

« C’est bon, disent les petits, allons de suite ôter les hardes au monsieur. » Jacob et Léon descendent pour faire l’opération. Il paraît que notre homme dormait en ce moment car il ne remua pas un muscle, ne dit pas une parole. J’étais assise sur un des barreaux de l’échelle, tenant une lanterne à la main pour les éclairer, Ils enlevèrent son fichu, ses bottes, ses chaussons et tout ce qu’il avait dans ses poches, sans le réveiller. Mais pour lui ôter ses pantalons, ils lui détachèrent une jambe ; alors le monsieur se réveilla, car de l’endroit où j’étais je vis ses yeux briller dans l’obscurité, comme deux charbons ardents. Il ne dit pas un mot et ses yeux brillaient toujours. J’eus peur et je criai à mes petits de prendre garde ; au même instant Jacob lâche un cri et alla tomber sans connaissance dans le fond du cachot. Le monstre lui avait cassé la cuisse d’un coup de pied ! Je cours au secours de Léon et nous parvînmes à nous emparer de la jambe du capitaine ; mais quelle peine ! bon dieu, il ruait comme un mulet. J’appelai vite François au secours, et François arriva justement à temps, car dans ses efforts le capitaine était parvenu à débarrasser un de ses bras. D’un coup de poing il me bloqua un œil et me fit, voler contre un billot sur lequel je me suis presque cassé le bras et démis l’épaule.

— Je vous l’avais bien dit, que c’était un rude compagnon !

— Rude ! ah oui, rude ! Et si François ne lui eut asséné un coup de bâton sur la tête, je ne sais vraiment si à nous trois, car le pauvre Jacob ne comptait plus, je ne sais, si nous en serions venu à bout, quoiqu’il n’eût qu’un bras et qu’une jambe de libres.

— Et après ?

— Et après, dame, après, nous l’avons attaché. Il saignait comme, un bœuf ; et il nous a fallu découdre la chemise et les autres hardes pour les ôter.

— Et pour le r’habiller ?

— Le r’habiller ! ah ! bien, en voilà une bonne ! allez donc lui détacher les bras pour le r’habiller, vous ! Non, non, nous en avions assez comme ça ; nous lui avons jeté un drap sur le corps, et voilà.

— Comment faites-vous donc pour le faire manger ?

— Le faire manger ? ça c’est plus simple, on ne le fait pas manger.

— Et boire ?

— Non plus.

— Mais il va mourir !

— Mourir ! soyez tranquille, laissez-le affaiblir d’abord, puis après nous verrons.

— Adieu, mère Coco ; je m’en vais maintenant, je vous reverrai bientôt. À propos, dans une couple d’heures d’ici, j’aurais besoin de Léon pour assister à l’enquête du Coronaire. Qu’il se tienne auprès de l’auberge aux contrevents verts, avec deux ou trois de ses amis. Allez l’avertir de suite.

— Faut-il que je retourne à l’habitation ? Je suis si fatiguée, après avoir passé une nuit blanche.

— Allez, allez, vous aurez le reste de la journée pour vous reposer…

— Et mon bras ? ne me donnerez-vous rien pour payer l’Apothicaire, car on n’avait pas compté ça hier soir ?

Pluchon lui donna un billet de dix dollars, traversa la levée, gagna les remparts d’où il se rendit en toute hâte chez le docteur Rivard, auquel il fit part de ce que lui avait appris la mère Coco-Létard.

— Je suis content de vous, mon cher M. Pluchon, lui dit le docteur, qui se frotta les mains en souriant d’un air de suprême satisfaction. Je serai absent toute la journée ; venez ce soir à huit heures sur la levée, au pied de la rue Bienville. J’irai en cabriolet, car j’aurai quelque chose d’important à vous faire faire. En attendant prenons un petit verre de vin, à la santé de M. le coronaire, chez lequel vous feriez bien de vous rendre de suite, de crainte qu’il ne s’absente.

Pluchon, en sortant de chez le docteur Rivard, se rendit chez le coronaire, auquel il fit part du fait que le cadavre d’un noyé avait été trouvé auprès du bayou bleu.

Deux heures après, le coronaire, accompagné d’un médecin et de M. Pluchon, descendait de voiture un peu plus bas que le couvent des Ursulines. Le coronaire, après avoir complété son jury d’enquête parmi les personnes qui se trouvaient là en ce moment, se rendit avec son jury au bayou bleu. De loin on apercevait dans les airs, au-dessus des joncs, de longues spirales de carancros ; quelques-uns s’abattaient, quand d’autres s’envolaient en croassant. Après avoir fait un minutieux examen du crâne et des membres du noyé, le médecin ne trouvant aucun signe de violence, déclara son opinion « que le défunt s’était noyé par accident. » Par les vêtements on reconnut que c’était un capitaine de navire. Une lettre trouvée dans l’une des poches de son gilet était adressée, « Au capitaine Pierre de St. Luc. » Le Coronaire, avant de terminer son enquête, crut qu’il serait à propos d’envoyer chercher quelques-uns des officiers du Zéphyr afin d’identifier le cadavre.

L’odeur infecte qu’exhalait le cadavre, força le coronaire à se retirer à quelque distance avec les personnes du jury, pendant que l’on envoya à la hâte chercher quelques-uns des marins du Zéphyr.

Aussitôt que la fatale nouvelle arriva à bord du navire, toutes les manœuvres furent suspendues et un cri universel de douleur s’échappa de la bouche de ces braves matelots, qui pleurèrent comme s’ils eussent perdu leur père. Le second en commandement à bord, offrit d’aller avec le maître d’équipage examiner le cadavre, et ils partirent sur le champ.

Trim qui, en apprenant la mort de son maître, s’était senti au cœur comme une masse de plomb, était tombé sans connaissance au pied du grand mât. On lui frotta le front, les tempes, et tout le visage avec du vinaigre ; ce ne fut qu’avec la plus grande peine qu’on put le faire revenir à lui, et il se mit à crier en se tordant les mains :

— Mon maître, mon piti maître, mon bon maître, oh ! y n’éti pas mort, oh ! pas possible. Moué veux mouri aussi ! moué pas capable pour vivre, si l’y mort ! moué vouli voir li encore une fois avant mouri !

Tout l’équipage, qui connaissait l’extrême attachement de Trim pour le capitaine, eut pitié de sa désolation.

Le gros Tom s’approcha de lui et chercha à le consoler, mais en vain ; Trim se roulait sur le pont, en criant et sanglottant. Les matelots, muets devant une si grande douleur, pleuraient.

Tout à coup Trim se lève, essuie ses pleurs du revers de sa grosse main calleuse, regarde tout autour de lui d’un air hagard, paraît réfléchir un instant, puis s’élance comme un trait dans la direction qu’ont suivi les officiers qui étaient allés identifier le cadavre.

Cependant le coronaire, après l’arrivée des deux officiers du Zéphyr, eut bientôt terminé son enquête.

La personne du capitaine Pierre de St. Luc avait été parfaitement identifiée dans le cadavre du noyé, et le rapport du coronaire avait en conséquence déclaré : « Que Pierre de St. Lue, Capitaine du Zéphyr, s’était noyé par accident. »

Deux nègres, dans une pirogue, ramenaient le cadavre du noyé, auquel on devait donner une sépulture digne de l’immense richesse du défunt.

  1. Espèce de vautour appelé carancro à la Louisiane.